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AU commencement de l’année 1831, un événement mit le Sud en effervescence.

Dans son premier numéro, un nouveau journal de Boston, ayant pour titre The Liberator, publia un article de son fondateur, William Lloyd Garrison, qui constituait, d’après les planteurs, une véritable déclaration de guerre contre l’esclavagisme. Le journaliste, un modeste imprimeur de vingt-six ans, s’en prenait avec une vigueur inconnue jusque-là, non seulement aux propriétaires d’esclaves, qu’il traitait de tortionnaires, mais à la Constitution des États-Unis, qualifiée de « contrat avec Satan » parce qu’elle tolérait une pratique jugée par lui déshonorante.

Le texte, que l’on commenta, à Bagatelle comme ailleurs, indiquait nettement la volonté de son auteur de détruire « l’institution particulière » sans laquelle le Sud ne pouvait décemment cultiver ses champs. Garrison, avec passion, exigeait la libération de tous les Noirs et écrivait : Je combattrai avec acharnement pour l’affranchissement immédiat des esclaves ; […] sur ce sujet, je n’ai nullement l’intention de penser, de parler ou d’écrire avec modération […] Je suis de bonne foi […] Je ne reculerai pas d’un pouce et je me ferai écouter !

« Cet homme est sans doute fou, observa le marquis de Damvilliers, et c’est un calomniateur ! Son article est un véritable appel à la révolte des nègres, qui, heureusement, sont plus sensés que lui ! »

Comme les esclaves ne savaient pas lire et que la loi interdisait de leur apprendre, la fureur de M. Garrison fit long feu en Louisiane. S’il avait osé se montrer à La Nouvelle-Orléans pour tenir des meetings, comme il en avait, paraît-il, eu l’intention, un lynchage en règle l’aurait ramené à une plus juste appréciation des convenances. Il se serait même trouvé des gens et une bonne corde, au besoin, pour l’envoyer dans un monde meilleur demander l’opinion de Dieu et des saints sur une institution considérée comme « un bien positif » par les chrétiens raisonnables.

Seule Mignette, à Bagatelle, osa émettre l’opinion que M. Garrison n’avait peut-être pas complètement tort. Un regard acéré de Virginie suffit à faire taire la fiancée du forgeron. Le marquis fit comme s’il n’avait pas entendu cette réflexion incongrue. Clarence, en qui la suivante croyait avoir un allié, n’émit, sur le moment, aucune opinion, mais il profita, plus tard, d’un tête-à-tête avec la jeune fille pour lui donner son point de vue.

« Voyez-vous, Mignette, dit l’intendant, vous jugez avec vos sentiments et votre cœur. Il faut être plus réaliste. L’esclavage serait une position odieuse et insupportable pour des gens comme vous et moi, qui savons nous diriger, qui avons le sens du devoir et auxquels une éducation, dispensée par nos parents et nos maîtres d’école, nous a donné les moyens d’affronter les difficultés de la vie. Les nègres ne sont pas ainsi, les laisser libres d’agir à leur guise, dans notre société, serait les contraindre au suicide. Ils sont insouciants, simples, gais, imprévoyants et ils comptent sur les Blancs pour s’occuper d’eux. En échange, ils travaillent et se soumettent aux volontés de leurs maîtres, qui ne sont pas tous méchants comme le dit M. Garrison. Avez-vous vu un esclave battu à Bagatelle ? Avez-vous vu une négresse malade abandonnée ? Les enfants noirs, qui jouent autour des cases, sont-ils tristes ? Est-ce que Maman Netta, avant de mourir, n’a pas remercié Dieu et le marquis de lui avoir donné une bonne vie ?

— Oui, bien sûr, monsieur, concéda Mignette. Rosa aussi est heureuse depuis qu’elle a retrouvé sa mère, mais tous les maîtres ne valent pas M. de Damvilliers et, si l’on apprenait aux nègres ce qu’il faut savoir pour se diriger seuls dans la vie, ne pensez-vous pas qu’ils pourraient le faire ?

— Je ne suis pas certain qu’on y parviendrait, Mignette, car les facultés des nègres sont comme atrophiées et il faudra peut-être des centaines d’années de vie au contact des Blancs pour qu’elles se développent. Livrés à eux-mêmes, les nègres reviennent à leurs superstitions, à leur paresse, aux mœurs sauvages. Seuls leurs instincts les gouvernent. On dit même qu’ils sont capables de renouer avec le cannibalisme. Alors ?

— Alors, il fallait les laisser chez eux, pardi !

— Mais dites-moi, Mignette, quels sont ceux qui sont allés les capturer et les enlever en Afrique sans même qu’ils pensent à résister ? Ce sont nos donneurs de leçons d’aujourd’hui ! Les armateurs nantais, bordelais ou londoniens et même nos quakers hypocrites de la Pennsylvanie. Ils ont fait des fortunes, en les vendant à ces planteurs du Sud qu’ils dénoncent aujourd’hui comme damnés de Dieu ! Et je doute, voyez-vous, bien sincèrement, moi aussi, que les nègres soient perfectibles !

— Il faudrait peut-être essayer pour savoir et non pas les empêcher d’apprendre à lire, pour dire après qu’ils ne savent même pas l’alphabet ! Et puis on m’a dit que dans le Nord de l’Union ils vivent bien sans maîtres… et puis… et puis…, fit la jeune fille en s’exaltant, c’est une affaire de dignité, là ! »

Clarence, que cette fougue juvénile généreuse attendrissait, sourit amicalement.

« Une affaire de dignité… pour qui ?

— Pour les Noirs et pour les Blancs, tiens ! »

L’intendant se tut, un peu interloqué. C’était drôle d’entendre cette petite bonne femme rieuse parler de dignité, un mot que jamais personne n’avait prononcé dans un tel débat. En philosophe, Clarence se promit d’y réfléchir tranquillement.

« Voyez-vous, finit-il par dire à la jeune fille, personne, en Louisiane, n’est devenu propriétaire d’esclaves de gaieté de cœur. Mais la terre ne peut être cultivée sans eux. Un jour viendra, sans doute, où l’on trouvera à cette nécessité naturelle de faire pousser le maïs, le coton et la canne à sucre une autre solution que celle de l’esclavage. En attendant, il faut nous acquitter, tant bien que mal, de nos tâches, en admettant le paradoxe que les lois sont toujours mieux défendues par ceux qui n’ont pas à les appliquer. Et dites-vous bien, jeune fille, qu’entre la servitude volontaire de l’ouvrier noir de Boston et la servitude involontaire de l’esclave de plantation, il n’y a qu’une différence : c’est l’idée abstraite que les penseurs se font de la liberté. »

Avec le retour des jours secs, quand le Mississippi eut regagné son lit, on se mit à réparer les levées, que le fleuve en crue avait parfois submergées. Dans les plantations, des esclaves furent employés à la réparation des dégâts causés par l’hiver, d’autres commencèrent à préparer la terre, qui devrait bientôt accueillir les graines de cotonnier. Désormais, les journées parurent courtes, le renouveau de la nature, annoncé par des signes qui ne trompent pas, exigeant des hommes qu’ils sortent de l’engourdissement frileux où les avait plongés la période des pluies froides.

Clarence avait remarqué, depuis Noël, que Virginie s’était abstenue de se rendre aux Myrtes. Cela tenait, bien sûr, au fait que Corinne Tampleton séjournait, comme chaque année, à La Nouvelle-Orléans, chez son oncle. De nombreuses filles de planteurs allaient ainsi passer l’hiver en ville, pour profiter de la saison d’Opéra et des manifestations mondaines, qui se succédaient pendant les mois de janvier et février. Mais il y avait peut-être une autre raison, pensait l’intendant, au peu d’empressement que la filleule du marquis mettait à rendre des visites ou à lancer des invitations. Il ne faisait aucun doute pour Clarence qu’elle désirait ne plus rencontrer Percy, avec lequel – il connaissait bien l’aîné des Tampleton – la filleule du marquis avait dû vivre une brève et condamnable aventure. Chaque semaine, Corinne écrivait de La Nouvelle-Orléans, commentant pour son amie les bals, les réceptions, les représentations théâtrales et les concerts auxquels elle avait assisté. Virginie recevait aussi des épîtres de Willy Tampleton. Celui-ci venait d’annoncer, Virginie en informa tout le monde, qu’il effectuerait un court séjour dans sa famille au moment de Pâques. Ce qu’elle ne dit pas, sauf à Mignette, sa confidente ordinaire, c’est que l’officier se risquerait à demander au marquis la main de sa filleule, si celle-ci l’y autorisait. Il parut à la fiancée du forgeron de Pointe-Coupee que cette proposition, tout en donnant à réfléchir à sa maîtresse, avait peu de chances d’être aussi vite agréée. Mignette, faisant référence au trouble délicieux qu’éveillait en elle l’homme qui serait bientôt son mari, décida que Mlle Trégan ne paraissait pas le moins du monde éprise du beau militaire. Sans doute Virginie avait-elle ses raisons. Mignette osa même les lui demander.

« Soit dit entre nous, mademoiselle, M. Tampleton est un jeune homme fort plaisant, un vrai prince charmant, beau, riche, parfait homme du monde. Que vous marquiez à son égard autant de froideur ne peut qu’étonner… On pourrait croire que votre cœur est déjà pris !

— N’essayez pas de finasser avec moi, Mignette. Il y a assez peu d’hommes épousables dans la paroisse pour que vous me parliez ainsi, mais sachez que je ne tiens pas au mariage pour le mariage. Bien sûr, j’ai déjà dix-neuf ans, mais rien ne presse cependant. Pour moi, le mariage n’est pas un aboutissement, c’est un départ…

— Et vous n’avez pas envie de partir avec M. Tampleton…

— Non, en effet, je n’ai pas envie de partir !

— Et avec M. Dandrige…, par exemple, vous n’auriez pas envie de rester ?

— Mon Dieu, Mignette, qui peut vous faire croire que M. Clarence Dandrige s’intéresse aux femmes ? Je crois que c’est le type même du futur vieux garçon !

— Tss, tss, tss, fit Mignette, moqueuse. Il a beau avoir le regard glacial, il vous voit, mademoiselle…, et il est rudement bel homme.

— S’il se marie, ce sera avec la petite Tampleton, voyons !

— Oh ! celle-là est bien gentille, mais j’ai plutôt l’impression qu’elle l’agace un peu, avec sa patience d’ange et ses yeux baissés. À mon avis, c’est un autre genre de femme qu’il lui faut…

— Ah ?

— Une femme qui ait plus d’autorité, plus d’ascendant, plus de charme…, quelqu’un de plus compliqué…, je ne sais comment dire, une femme de tête, quoi !

— Eh bien ! Mignette, vous en savez des choses !

— J’en sais assez pour me demander si, M. Dandrige et vous, vous n’êtes pas en train de vous guetter, comme ça, pour jouer à qui abattra une carte le premier !

— Vous déraisonnez, Mignette. M. Dandrige est l’intendant de mon parrain… et ce n’est pas parce que je ne suis pas disposée à épouser M. Tampleton qu’il faut en déduire que mon cœur est déjà pris « par quelqu’un d’autre », comme vous dites.

— D’ici Pâques, qui nous ramènera le lieutenant Tampleton, il coulera pas mal d’eau dans le Mississippi…

— Qu’est-ce à dire, Mignette ?

— Qu’il y a des silencieux qui parleront peut-être et des bavards qui se tairont… et qu’on verra peut-être surgir un mystérieux troisième homme…

— Vous êtes impertinente, Mignette, mais j’aime votre impertinence… Si vous voyez le troisième homme, prévenez-moi… »