2

UN drame allait survenir, qui eut pour conséquence annexe de ramener le lieutenant d’artillerie du « 15e Kentucky » plus tôt que prévu au sein de sa famille.

Un après-midi de février, alors que le marquis parcourait son domaine, pour contrôler l’avancement des labours, et que Virginie, accompagnée de Mignette, rendait visite aux demoiselles Barrow, un homme aux vêtements maculés de vase, à l’œil hagard, pâle comme un mort et trempé des pieds à la tête, arriva en courant à Bagatelle. Clarence, occupé à graisser ses fusils, dans un atelier derrière la maison, vit soudain ses chiens détaler en aboyant furieusement. Il les suivit par curiosité et entendit l’inconnu, en si piteux état, crier à James venu sur la véranda à l’appel des dalmates :

« Vite, par pitié, préviens tes maîtres, le Rayon-d’Or vient d’exploser à trois milles d’ici, vite, vite, il faut du secours ! »

Ayant parlé, l’homme s’effondra sur les marches du perron, aux pieds du maître d’hôtel, qui se mit à hurler le nom de Dandrige sans même s’apercevoir que l’intendant, ayant rappelé ses chiens, s’approchait à grands pas.

« On voit la fumée, monsieur, lui lança l’homme en désignant, entre les chênes, un panache noir qui s’élevait au loin sur le ciel limpide ; il faut se dépêcher, il y a des gens brûlés, c’est horrible, et d’autres qui se noient ! »

On ne comptait plus les accidents de ce genre, très fréquents sur le fleuve. Deux ans plus tôt, le Saint-Louis avait heurté le Bison-Blanc dans la boucle de Pointe-Coupee et les deux bateaux avaient flambé comme des torches. On avait compté plus de cent morts.

Aussitôt, Clarence, sachant exactement ce qu’il fallait faire, appela Bobo, lui demanda d’atteler le landau et les trois cabriolets et lui intima l’ordre de le suivre avec tous les domestiques qu’il pourrait rassembler. Il envoya aussi un palefrenier prévenir le docteur Murphy et le shérif de Pointe-Coupee, puis il se mit en selle et, tête nue, sans plus s’occuper du rescapé inconnu, auquel Anna apportait déjà un verre d’alcool, il lança sa monture au galop, sous les chênes, en direction du Mississippi.

Dès qu’il atteignit le chemin de la berge, il comprit, en situant plus précisément, grâce à la densité de la fumée, l’emplacement du bateau, que la catastrophe serait d’importance. À l’endroit de l’accident, le fleuve devait avoir au moins quinze mètres de profondeur et une largeur de trois quarts de mille. Si les passagers du vapeur incendié n’avaient pas eu le temps d’enfiler leurs brassières de sauvetage, on déplorerait un grand nombre de noyés. Émergeant ventre à terre d’un boqueteau, il vit à un quart de mille le grand bateau à demi couché par le travers du fleuve. Ses cheminées de tôle noire, inclinées comme des canons menaçant la forêt, disparaissaient, par moments, derrière les volutes de fumée sale. Les flammes montaient, verticales et drues, des ponts superposés, dévorant les cloisons des cabines ou tirant des langues rouges par les ouvertures. Au ras de l’eau roulait une vapeur blanchâtre, indiquant que les chaudières éclatées livraient au Mississippi les eaux bouillantes contenues dans leurs flancs de cuivre.

En approchant de toute la vitesse de son cheval, Clarence perçut les cris des êtres torturés par les flammes ou en proie à la plus extrême frayeur. Sur la berge – car la proue du bateau pointait à moins de cent mètres de celle-ci – gisaient des gens hébétés. D’autres rampaient sur la levée herbeuse, exténués, implorant qu’on les tire de là.

Des femmes échevelées, ressemblant avec leur robe collée au corps à des quenouilles mouillées, couraient inutilement en faisant de grands gestes et en criant des phrases inintelligibles. Des hommes essoufflés, dégoulinant d’eau limoneuse, cassaient les branches basses des saules pour les tendre à ceux qui, ayant pris pied, avançaient en titubant vers la rive. D’innombrables têtes émergeaient de l’eau autour du brasier, d’où tombaient par instants, tels des pantins désarticulés, des hommes et des femmes. Sur le fleuve, des bras s’agitaient d’une façon désordonnée. On s’interpellait, on s’encourageait, on se désespérait aussi. La scène, trop souvent vue, se déroulait dans une odeur âcre de peinture brûlée. Le bateau craquait, comme une grosse bûche jetée sur les braises ; des pans de balustrade, des quartiers de pont s’affalaient sur l’eau, dans des jaillissements d’étincelles, qui relançaient les cris de terreur.

Sans même s’arrêter près des blessés, Clarence força son cheval à entrer dans le fleuve. Il saisit de chaque main et au hasard des bras qui se tendaient, ramenant à la berge, sans ménagement, des hommes et des femmes épuisés, claquant des dents, meurtris par l’explosion et vomissant de l’eau. Vingt fois il fit la navette, jusqu’au moment où apparurent les attelages de Bagatelle. Munis de longues cordes, les esclaves dirigés par Bobo, entrèrent dans l’eau, déroulant les lassos auxquels s’agrippèrent aussitôt les mains les plus valides, tandis que des Noirs, bons nageurs, allaient chercher, jusque sous le brasier, ceux et celles qui luttaient contre la noyade.

Quand, un moment plus tard, le squelette à demi consumé du vapeur s’effrita comme une charpente ruinée, une de ses roues à aubes apparut, nue et dressée, pareille à celles de ces loteries de foire, où l’on ne gagne jamais rien.

Des plantations voisines, alertés par la fumée qui courait sur la campagne, des hommes arrivaient. Blancs et Noirs, au coude à coude, ne pensaient qu’à arracher au Mississippi les victimes que le feu lui avait jetées en pâture. Sous les saules, on alignait des corps sans vie, quelques-uns défigurés par d’atroces brûlures. Des blessés gémissaient en remuant doucement la tête, de gauche et de droite, et tournant vers le ciel impavide des regards déjà occupés par la mort.

C’est en marchant d’un groupe à l’autre, au milieu des pleurs, des plaintes, des bavardages sans suite des rescapés hallucinés, que Clarence aperçut Corinne Tampleton.

La jeune fille reposait sur un tertre, où l’avaient déposée des sauveteurs. Immobile, elle paraissait intacte, pareille à une poupée enroulée dans des chiffons mouillés. Quand Clarence se pencha, elle eut un sourire rassurant.

« Où avez-vous mal, Corinne ?

— Je n’ai pas mal, dit-elle en articulant avec peine, d’une voix bizarre, comme étrangère. Je n’ai pas mal, mais je ne peux plus bouger mes… membres ! »

Jamais, Mlle Tampleton n’eût prononcé le mot « jambes », c’eût été indécent comme de dire ventre, ou sein, ou fesse.

« C’est le choc. Je vais chercher Murphy qui doit être par là et je vous emmènerai à Bagatelle. »

Quand il revint, ayant trouvé le médecin en manches de chemise, occupé à la réanimation d’un noyé, Corinne lui parut plus pâle.

« Voyez ce qu’elle a, Murphy, faites vite et dites-moi si je peux la porter jusqu’à Bagatelle. »

En grommelant, mais avec des précautions de vieille nourrice, le médecin s’agenouilla près de la jeune fille. Clarence s’éloigna pour chercher Bobo et lui demander d’approcher le landau, mais aussi pour respecter la pudeur de Corinne. Quand il fut de retour, Murphy était debout.

« Ça ira, dit-il à haute voix, mais il faut la transporter à plat…, rigoureusement à plat. Elle a la colonne vertébrale… endommagée. »

Puis, remontant le tertre, il tira l’intendant par la manche, afin de l’éloigner de la blessée, dont le regard inquiet impressionna Dandrige.

« Elle a le dos cassé, mon vieux. Elle ne peut plus remuer ni bras ni jambes.

— Peut-elle mourir ? » interrogea Clarence.

Le médecin, on le savait, n’avait pas pour habitude de dissimuler la gravité d’un cas, même au malade lui-même.

« Oui, mon vieux, elle va mourir… bientôt. Emmenez-la chez le marquis et faites prévenir aux Myrtes. Je passerai plus tard. J’ai encore à faire ici.

— Est-ce qu’elle souffre ? demanda encore Clarence.

— Non, je ne crois pas… Elle est comme privée de nerfs. »

Bobo réussit à trouver, parmi les objets flottant autour du bateau incendié, un matelas trempé. Avec d’infinies précautions, Clarence y déposa Corinne, puis quatre Noirs chargèrent la blessée et sa civière de fortune dans le landau et l’on se mit en route, sur la berge maintenant encombrée d’attelages, promus au rang d’ambulances.

Clarence, debout sur le marchepied, se tenait près de la jeune fille, recommandant à chaque instant au cocher d’éviter les cahots. L’intendant, anxieux, guettait sur le visage de Corinne des signes de douleur, mais elle souriait, docile, le visage serein, au milieu de ses cheveux étalés qui, en séchant, retrouvaient leurs ondulations naturelles. Jamais elle ne parut à Clarence aussi belle, aussi douce, aussi indépendante de ce monde stupide où, pour satisfaire de vaines ambitions, des hommes fabriquaient des machines capables de tuer les jeunes filles.

En voyant apparaître le grand landau, au pas lent des chevaux, sous l’allée de chênes, Virginie, informée dès son retour de la catastrophe du Rayon-d’Or par Anna et James, courut au-devant de la voiture, ne sachant qui l’on ramenait ainsi.

« C’est Corinne, dit Clarence en sautant du marchepied. Elle est plus mal qu’il ne paraît. Il faut envoyer quelqu’un aux Myrtes, tout de suite ! »

Virginie se hissa sur la pointe des pieds et passa une main tremblante sur le front de son amie.

« On va la mettre dans ma chambre, dit-elle d’une voix blanche. Allez-vous changer, Clarence, vous grelottez ! Je m’occupe de tout. »

Murphy revint dans la soirée, harassé de fatigue. Il fut aussitôt assailli par Mme Tampleton, en proie à une crise de nerfs.

« Il faut sauver ma petite fille, Murphy, hurlait-elle, il le faut, vous comprenez ! »

M. Tampleton, lui, était abattu, prostré dans un fauteuil du salon comme un homme qui découvre que le malheur existe. Le marquis, ne sachant que faire ni que dire, se tenait debout près du planteur, les mains au dos, raide et crispé. Les domestiques se déplaçaient silencieusement, comme si le moindre bruit eût pu attirer l’attention de la mort sur le reste de vie qui reposait au milieu des oreillers de dentelle, dans une chambre aux rideaux tirés.

Le médecin, assisté de Virginie, fit un nouvel examen. Il confirma son diagnostic :

« Bientôt elle ne parlera plus et n’entendra plus, dit-il tristement à la filleule du marquis. Si quelqu’un doit s’entretenir avec elle, il est encore temps. Elle passera sans même s’en apercevoir. »

Virginie quitta la chambre et, pendant que le médecin préparait les Tampleton à l’inéluctable, elle alla chercher Dandrige qui marchait de long en large sur la véranda.

« Allez la voir, Clarence… Ce sera son dernier bonheur. »

Lentement, Dandrige s’approcha du lit.

« M’entendez-vous, Corinne ? » dit-il en prenant la main sans vie qui reposait sur le drap.

Elle essaya de dire oui, mais aucun son ne suivit le mouvement à peine perceptible de ses lèvres sèches. Alors, lentement, elle ferma et ouvrit les yeux, pour faire comprendre qu’elle entendait.

« Si vous le voulez bien, Corinne, dit Dandrige, la gorge nouée par une émotion jamais ressentie, si vous le voulez bien, nous nous marierons dès que vous serez guérie… »

Cette phrase parut agir comme un stimulant exceptionnel. La jeune fille réussit à proférer un mot vague qui signifiait peut-être « merci », puis son regard devint interrogateur.

« Oui, Corinne, je vous aime, dit l’intendant, je vous aime depuis longtemps… Je veux votre bonheur ! »

À cet instant, les Tampleton firent irruption dans la chambre, Virginie retenant la mère de Corinne pour qu’elle ne se jette pas sur le lit de sa fille. Tous restèrent un moment à regarder le pauvre corps immobile. Seuls les yeux vivaient intensément. Ils allaient de Clarence aux Tampleton, comme si, par ce mouvement du regard, la jeune fille voulait inviter les uns et les autres à une conversation. Seul Clarence comprit.

« Monsieur Tampleton, dit-il d’une voix forte qui fit sursauter l’épouse de l’interpellé, Corinne et moi avons décidé de nous marier… J’aurais dû vous en informer plus tôt, mais, puisque nous sommes tous réunis, dites-moi, monsieur Tampleton, si vous m’accordez sa main.

— Dites oui, murmura Virginie à l’oreille du vieil homme abasourdi par cette demande hors de propos.

— Oui…, bien sûr… », dit-il, se ressaisissant.

Puis, acceptant de tenir son rôle dans cette étonnante comédie jouée devant la mort, il ajouta :

« Dès qu’elle sera sur pied, Dandrige, et nous serons tous… très… heureux…, ajouta-t-il avec un sanglot dans la gorge.

— Tous très heureux, ma chérie, reprit Mme Tampleton en ravalant ses larmes.

— Nous serons heureux, Corinne », fit aussi Clarence avec plus de conviction en fixant la jeune fille.

Il crut voir un grand sourire agrandir son regard, cette même joie qu’il y avait lue, avec un peu de gêne, au soir de la fête du coton, chaque fois qu’il l’avait invitée à danser ou quand, à son bras, elle marchait au milieu de la foule joyeuse.

Un moment s’écoula dans un silence que soulignait comme un battement de cœur le tic-tac de la pendule à balancier. Clarence approcha son visage de celui de la jeune fille et, tendrement, déposa un baiser sur les lèvres entrouvertes. Puis il se redressa. Alors qu’elle le fixait toujours aussi intensément et avec une si totale confiance, une larme apparut qui roula sur sa joue blême.

Un instant plus tard, on s’aperçut que Corinne était morte.