12

COMME il l’avait annoncé à Dandrige lors de leur rencontre en mai, à La Nouvelle-Orléans, le jovial Abraham Mosley débarqua à Bagatelle, au moment où l’on achevait la cueillette du coton.

L’Anglais, qui venait d’accomplir une randonnée de plusieurs mois chez les trappeurs du nord des États-Unis et du Canada, afin d’acheter des peaux pour le compte de la Hudson Bay Company, ne cacha pas sa satisfaction de retrouver « la civilisation ». Bagatelle, sous la lumière de fin d’été, au milieu de l’exubérance de la végétation en pleine maturité, lui offrait la douceur de vivre, la cuisine raffinée de Maman Netta, le confort douillet d’une demeure bien organisée, bref, tous les éléments d’une hospitalité parfaite.

« Mon Dieu, Mosley, fit le marquis en accueillant le commissionnaire, vous n’avez pas très bonne mine. Nous allons vous refaire une santé !

— Si vous vous étiez nourri de morue et de viande d’orignal salée, avec des fèves sèches, et si vous aviez dormi dans des cahutes de rondins, en compagnie de gens malodorants, pendant deux mois, marquis, vous auriez la mine que j’ai !… »

L’Anglais apprécia certes la grâce de Virginie, sa vivacité d’esprit et son attention de maîtresse de maison déléguée, mais les petits plats de Maman Netta, qu’il proclamait la meilleure cuisinière du Sud, le réjouirent bien davantage. « La beauté d’une femme, avait-il coutume de dire, ne se mange pas au petit déjeuner ! » En quelques jours, il reprit son teint rose de bébé choyé par sa nourrice et son gilet retrouva les rondeurs perdues. Il raconta qu’il avait séjourné à New York pour ses affaires.

« C’est une ville, dit-il, d’une incroyable saleté. On y parle toutes les langues du monde, mais on y baragouine un anglais que les Londoniens ont du mal à comprendre. Les ordures sont abandonnées dans les rues, ce qui fait le bonheur des porcs et des chiens errants, sur lesquels la municipalité compte pour assurer le nettoyage. Dès qu’il pleut, on patauge dans un véritable cloaque et l’on risque sa vie à traverser Broadway, tant il y a de landaus, de coupés, de phaétons et même d’omnibus, filant à des vitesses folles. Les femmes sont le plus souvent vulgaires, vêtues de robes aux teintes criardes, empanachées de plumes d’autruche, comme des corbillards. Les hommes ont des boutons de cuivre pour fermer leur redingote, comme les cochers. Et dans les meilleures maisons on vous sert des fèves cuites et de la courge en purée, en affirmant que Lucullus n’eût pas trouvé mieux ! Le meilleur plat est une soupe de clams et de légumes, que l’on ne craint pas de vous faire manger dans des assiettes ébréchées !

— Eh bien, quel tableau ! Est-ce là le progrès, Mosley ? fit Adrien pour relancer la verve critique de l’Anglais.

— Quel progrès, marquis ? reprit l’autre. Savez-vous que j’ai vu à l’Astor House Hôtel des gens se moucher dans leurs doigts et cracher partout le jus de leur chique, comme des mineurs gallois ? Ils se gargarisent à table avec le rince-doigts, agitent leur serviette comme un drapeau, parlent fort, mangent goulûment comme s’ils prenaient leur dernier repas et portent leur assiette à potage à la bouche ! Ils se lavent à peine et vont au théâtre en manches de chemise ! Ah ! le beau progrès ! Ah ! la belle civilisation qu’on nous prépare ! Savez-vous que le salariat est un ferment révolutionnaire, que le Parti ouvrier a obtenu un tiers des voix à New York en 1828 et qu’un leader a dit : « La grande richesse devrait être enlevée à « ses possesseurs, comme on arrache à un voleur « une épée ou un pistolet » ? Et partout, poursuivit Mosley avec animation, il y a des femmes de mauvaise vie, fardées comme des marionnettes, qui lorgnent votre chaîne de montre. »

Prenant le relais du marquis pour relancer la fureur de l’Anglais, Dandrige observa :

« Mais, tout de même, Mosley, les gens du Nord sont actifs, entreprenants et, m’a-t-on dit, d’une grande cordialité !

— C’est une fausse cordialité, monsieur Dandrige. À Wall Street, on ne pense qu’à dépouiller l’étranger en lui proposant des affaires mirifiques. La mode vient aux chemins de fer et, depuis que le Baltimore Ohio Railroad est en service, un tas d’individus, qui n’ont pas le premier dollar pour acheter une traverse, vous invitent à devenir actionnaire des compagnies qu’ils ont créées et qui, à les croire, étendront bientôt sur le pays des réseaux dont le commerce et l’industrie ne peuvent pas se passer plus longtemps. Pourrais-je avoir un peu de votre vieux porto, marquis ? » demanda Abraham Mosley, comme s’il avait besoin d’un cordial après cette évocation du monde yankee.

Dandrige le servit royalement.

« Et j’ai oublié de vous dire, ajouta l’Anglais en regardant le vin ambré couler dans son verre, que l’hypocrisie a aussi sa place dans cette nouvelle société. Ainsi, les orateurs de l’American Society for the Promotion of Temperance, que ne gênent pas les activités immorales des péripatéticiennes, promettent l’enfer à qui boira un verre de gin ! Non, croyez-moi, messieurs, ces gens du Nord sont insupportables et, pour tout dire, infréquentables !

— Allons, allons, vous exagérez un peu, monsieur Mosley, tous ne sont pas ainsi…, dit le marquis.

— Oh ! il y a peut-être des exceptions, bien sûr. Quelques vieilles familles d’origine anglaise qui se respectent encore, concéda le commissionnaire, mais, croyez-moi, la majorité est perverse et ne pense qu’à amasser des dollars par tous les moyens, car il faut bien reconnaître que votre sacrée démocratie encourage des mœurs qu’on ne tolérerait pas ailleurs. La liberté conduit à la licence. C’est la pente naturelle des choses humaines. Les lois ne sont que freins dérisoires pour ceux dont l’intérêt commande qu’elles ne soient pas respectées. »

Puis il ajouta, se penchant vers M. de Damvilliers :

« Méfiez-vous de ces gens du Nord, ils ne pensent qu’à s’emparer des richesses nées du travail des autres. Ils ne rêvent que de soumettre l’aristocratie du Sud à l’intérêt du plus grand nombre. C’est-à-dire le leur. Vos façons de vivre les exaspèrent, ils vous traitent de tyranneaux attardés, parce que vous achetez des esclaves comme ils achètent des chapeaux. Mais il faut voir avec quel mépris ils traitent les nègres libres. La liberté est à leurs yeux un salaire suffisant pour ces pauvres bougres, qui dorment dans la boue des rues et gagnent leur nourriture en faisant les besognes jugées indignes des Blancs.

— C’est bien pourquoi, Mosley, nous ne craignons pas les Yankees, qui ne savent rien tirer de la terre. Sans nos cotons, que feraient leurs tisseurs ; sans notre canne à sucre et notre riz, sans les bœufs et les cochons de l’Ohio, sans notre froment et notre maïs, que mangeraient-ils ? Quant aux usines, dont ils se disent si fiers, comment tourneraient-elles si l’Angleterre ne leur fournissait l’acier et le Missouri le plomb ?

— Donnez-leur encore un peu de temps et ils fabriqueront des tas de choses, marquis, car ils savent manipuler l’argent et faire travailler les autres pour eux, rétorqua Mosley. J’ai visité les tissages du Massachusetts. Chez France Lowell, vous savez, cet homme qui a inventé un métier à tisser, il y a plus de cinq mille ouvriers. On commence à tirer du fer et du charbon de la Pennsylvanie et, à Boston, un ouvrier chapelier gagne six dollars par semaine. Un jour, l’Amérique pourra se passer des produits de la vieille Europe, dont on veut rejeter les mœurs et les traditions. C’est pourquoi le Sud, qui, aux yeux des Yankees, n’est pas encore assez américain, sera mis au pas, avec l’aide du gouvernement central !

— Quand viendra cette menace, si elle vient, observa gravement le marquis, nous saurons faire valoir ce que le dixième amendement de la Charte des Droits a stipulé, à savoir que dans certains domaines la souveraineté des États demeure et que l’autorité déléguée par eux au gouvernement fédéral a des limites. Si aucun État isolé ne peut seul résister au gouvernement central, plusieurs États peuvent le faire.

— Je connais les théories de M. Calhoun, fit l’Anglais, mais il se pourrait qu’un jour les gens du Nord, sous prétexte d’extirper l’esclavagisme du Sud, aillent jusqu’à employer la force pour faire appliquer des lois qui vous seront imposées par la majorité…

— Il n’y a pas que les intérêts matériels qui comptent, monsieur Mosley, les hommes ont des idées, des souvenirs, des habitudes, des préjugés parfois, qui diffèrent d’un État à l’autre. Le gouvernement central doit en tenir compte. L’Union n’existe que par consentement général. Elle ne peut être gérée par force. »

Puis il ajouta gravement en manière de conclusion, car ce genre de discussion avec un étranger ne lui plaisait guère :

« Si l’on devait un jour en venir à l’affrontement, monsieur Mosley, je crois que le Sud l’emporterait, parce que les hommes d’ici ont le même sens de l’honneur ! »

Toutes ces menaces, évoquées par Abraham Mosley, furent oubliées dans la préparation de la fête du coton.

À Bagatelle, M. de Damvilliers avait récolté mille quatre cents balles de coton d’excellente qualité, blanc, soyeux et sans la moindre tache de rouille. Mosley, sans discuter et avant même que tout le coton soit égrené, acheta la production au prix demandé par son hôte, auquel chaque balle de 478 livres net rapportait un bénéfice de 75 dollars. Plus de 100 000 dollars tomberaient ainsi dans l’escarcelle du marquis. Ce dernier, sans trop penser à la susceptibilité de sa filleule, réussit à faire accepter à la jeune fille une bourse de 5 000 dollars. Il présenta ce don comme un geste de reconnaissance pour la façon dont Virginie dirigeait la maison. Elle protesta pour la forme, fit mine de se fâcher, rougit puis, baissant les yeux, expliqua qu’elle se sentait elle-même redevable au marquis pour toutes les bontés qu’il avait à l’égard d’une orpheline. Finalement, elle accepta, calculant qu’avec le produit des égreneuses qui travaillaient pour elle, plus de 10 000 dollars viendraient grossir son compte d’ici à la fin de l’année.

Dans les plantations, la fête du coton représentait l’apothéose de la saison d’été. Virginie, chargée de son organisation à Bagatelle, décida qu’il fallait faire les choses somptueusement.

Il s’agissait tout d’abord de choisir une date, afin que les réjouissances de Bagatelle ne soient pas concurrencées par d’autres, organisées chez les planteurs voisins. Comme toutes les familles tenaient à participer au plus grand nombre de fêtes, les maîtresses de maison de la paroisse avaient coutume de se réunir, pour établir un calendrier. Elles se retrouvèrent donc chez Mme Tampleton, autour d’un thé, pour mettre au point le cycle des réceptions. Au cours de cette réunion, qui rassemblait les épouses des planteurs les plus riches, Virginie se comporta comme l’eût fait la maîtresse de Bagatelle. Ces dames se déclarèrent enchantées de voir la filleule du marquis souscrire à une tradition que la marquise de Damvilliers avait négligée. On admira son savoir-faire et son autorité, perceptible malgré l’attitude réservée et modeste que la jeune fille savait adopter. En faisant part aux femmes des planteurs de son peu d’expérience, elle obtint même que la fête de Bagatelle clôturât la série, ce qui lui permettrait, dit-elle, d’acquérir ainsi un peu d’expérience, pour organiser sa propre réception.

Tout en affirmant à Corinne qu’elle ne savait pas comment s’y prendre, Virginie avait déjà décidé que le barbecue de Bagatelle serait, de tous, le plus réussi.

La maison des Damvilliers étant un peu petite pour un grand bal, elle eut l’idée de faire construire un plancher, que les esclaves posèrent devant le perron, au bout de l’allée de chênes. Elle obtint le concours du meilleur orchestre de Natchez. Ainsi, on danserait, en plein air, sous des girandoles suspendues aux branches des arbres. Elle donna à Maman Netta autorité sur une douzaine d’esclaves, mères de famille, sachant se tenir devant un fourneau, pour assister la vieille cuisinière. Deux contremaîtres furent dépêchés à La Nouvelle-Orléans pour acheter des provisions de vin, champagne, whisky et chandelles. Les allées furent ratissées, les pelouses arrosées puis tondues, le portail repeint. Les menuisiers fabriquèrent des bancs, des tabourets et de longues tables qui, recouvertes de draps – car on manquait de nappes – permettraient l’installation des buffets, décorés de pièces d’argenterie et de fleurs. Elle exigea encore que tous les esclaves, sélectionnés par ses soins, pour assurer le service, soient identiquement vêtus de blanc et trois d’entre eux, qui faisaient office de tailleurs au village noir, se virent confier des pièces de cotonnade pour habiller tout le monde. Mignette, promue professeur, fut chargée de leur enseigner l’art de passer les plateaux et de verser le punch. Quand tout fut au point, Virginie annonça à la troupe rassemblée qu’elle donnerait un dollar à chacun si, au lendemain de la fête, elle était satisfaite du service. Un murmure approbateur salua cette innovation et mamselle Virginie ne rencontra plus désormais que des Noirs empressés à lui plaire. Elle eut aussi l’idée de faire confectionner deux cents boutonnières avec les dernières gousses éclatées qui seraient remises aux invités, à leur arrivée, par la petite Rosa qu’on habillerait, pour la circonstance, d’une belle robe de dentelle. Ainsi, tous les hommes porteraient l’insigne du Roi-Coton. Le marquis, ayant donné carte blanche à sa filleule, n’eut pas à s’occuper des préparatifs. Ce qu’il en apprenait flattait son orgueil de planteur. Il n’était pas mécontent de voir Bagatelle renouer avec des fastes que la défunte marquise, trop souvent souffrante, dédaignait.

Quand Virginie lui soumit la liste des invités, il n’y trouva rien à redire. Il s’enquit simplement de savoir qui était ce M. Edward Barthew, avocat.

« C’est le meilleur ami du docteur Murphy, répondit Virginie. Je l’ai rencontré sur le Prince-du-Delta, lors de la dernière étape de mon voyage. Il s’est montré fort aimable envers moi !

— Parfait, dit le marquis. J’aurai donc plaisir à le connaître. »

Pendant que la jeune fille, assistée de Mignette, surveillait les préparatifs de la fête, Abraham Mosley parcourait à cheval, en compagnie de Dandrige, les plantations du voisinage. Le coton de Bagatelle ne suffisait pas, en effet, au commissionnaire pour satisfaire toutes les demandes de ses pratiques, à Manchester et Liverpool. Il s’étonnait de n’en trouver que peu de quantités disponibles, les planteurs ayant déjà pris des engagements avec des facteurs quand leur récolte, par le jeu des prêts, souvent à taux usuraires, n’était pas depuis longtemps la propriété des banquiers. Cette situation tenait au manque d’organisation du marché. Rares étaient les planteurs, comme Adrien de Damvilliers, qui pouvaient vendre directement leur production aux représentants des filateurs européens. La plupart des producteurs de coton, qui ne disposaient même pas des machines nécessaires au conditionnement en balles du produit brut, remettaient leur récolte aux facteurs, qui classaient le coton en trois catégories : beau et fin, beau et bon, beau et moyen, suivant la longueur des fibres, leur blancheur, leur propreté, leur solidité. Le facteur stockait les balles ainsi triées et les vendait aux négociants ou à leurs représentants. Ces grossistes, qui, autrefois, finançaient seuls la production avec tous les risques que cela pouvait comporter, travaillaient maintenant pour payer les planteurs et recevaient directement, par les firmes de Manchester ou de Liverpool, des informations qui, sous forme de lettres privées, leur permettaient de se faire une idée des fluctuations des prix du coton sur le marché mondial.

Ces fluctuations, qui devaient être connues dans les meilleurs délais, permettaient aux financiers de réaliser des opérations fort profitables, dont le contrôle échappait aux planteurs. Ainsi les producteurs, principaux intéressés, se trouvaient de ce fait dans la situation de tous les colonisés. Comme l’Angleterre achetait, bon an, mal an, 70 % de la récolte américaine, dont une partie était réexportée, les hommes d’affaires britanniques jouaient les arbitres et se souciaient peu de voir s’ouvrir à La Nouvelle-Orléans cette bourse du coton réclamée par les planteurs les plus avisés.

Certains bars de la ville parmi les plus sélects, ajoutant à leur enseigne un panonceau : « Exchange » – appellation un peu surfaite – tenaient lieu de bureau d’informations. Les planteurs, les commissionnaires étrangers, les facteurs, les agents des filateurs du Nord s’y rencontraient. Des capitaines de bateaux marchands y venaient quelquefois, pour confirmer ou infirmer les cours du coton relevés en Angleterre ou en France par les correspondants des banquiers de La Nouvelle-Orléans. Souvent, on constatait que les informateurs des financiers locaux devaient avoir une mauvaise vue ou une oreille paresseuse, car les prix qu’ils indiquaient, par lettre privée, étaient généralement inférieurs à ceux annoncés par les marins désintéressés, dont on payait les services d’un verre de porto ou de gin !

Mais, de quelque côté qu’on s’informât, c’était bien de la demande anglaise que dépendait, dans une large mesure, et sous réserve des irrégularités de la récolte, le prix du coton américain. Grâce à ce système, des spéculateurs audacieux avaient, en peu de temps, édifié des fortunes considérables. On citait le cas de Vincent Otto Nolte, un Hambourgeois qui passait pour le plus grand « joueur au coton » que l’on ait connu. Installé en 1811 à New York, ce financier avait, dès 1818, fait imprimer la première mercuriale donnant les prix du coton dans le monde. Très vite, il avait acquis dans les milieux d’affaires la notoriété d’un spécialiste, capable de prévoir l’évolution du marché.

« Ce type, dit Mosley, avait fait une vraie fortune en peu d’années. On ne lui connaissait que des amis !

— C’est exact, observa Dandrige, mais il s’est montré trop gourmand et il a fini par perdre tout ce qu’il avait gagné !

— Et comment cela ? interrogea l’Anglais.

— Le plus simplement du monde, fit Dandrige. Un jour, cet intuitif s’est trompé… Il y a six ans, quand la récolte dans le Sud fut si mauvaise parce que le charançon avait détruit plus de la moitié des capsules, M. Nolte, avec deux firmes de Liverpool appartenant à des quakers et deux maisons de New York gérées, elles aussi, par des quakers, dont, vous le voyez, la morale n’interdit pas de gagner de l’argent par la spéculation, réussit à accaparer tous les stocks de coton.

— Je m’en souviens, ces gens-là firent monter les prix au cours de l’hiver 1824, de onze cents à vingt et un cents la livre. Nolte et ses amis firent de beaux bénéfices ! .

— Pendant quelques semaines seulement, monsieur Mosley. Car nos spéculateurs n’avaient pas prévu que la hausse, qu’ils venaient de susciter artificiellement, inciterait les filateurs à suspendre leurs achats, en attendant des jours meilleurs. Loin de s’affoler devant une raréfaction de la matière première, indispensable au fonctionnement de leurs entreprises, les industriels préfèrent quelquefois mettre leurs ouvriers en chômage, plutôt que de payer le coton à des prix prohibitifs. Et ils eurent raison, car nos récoltes de 1825 furent abondantes et, cette année-là, les Brésiliens lancèrent sur le marché de grandes quantités de coton, ce qui fit tomber les cours !

— De ça aussi je me souviens, on payait alors le coton dix cents la livre !

— Et Nolte et ses amis, poursuivit Dandrige, n’eurent plus qu’à s’aligner, ce qui leur causa de grandes pertes. Souvenez-vous des faillites qui atteignirent des maisons solides et de la banqueroute, à La Nouvelle-Orléans, des associés de Nolte : Hollander et Parker. Je crois même que le directeur de cette dernière firme fut emprisonné à Londres, jusqu’à liquidation de l’affaire… Quant à Nolte, il réussit à quitter les États-Unis et nul ne sait ce qu’il est devenu !

— Oh ! je puis vous le dire, lança Mosley. Il est en France, où il fait, paraît-il, une nouvelle fortune dans le commerce des armes. Ce n’est pas un homme qui a les deux pieds dans le même sabot !

— Je connais quelques planteurs de par ici qui lui passeraient volontiers une corde au cou !

— Ils auraient tort, monsieur Dandrige, ils auraient tort ; car ce diable d’homme leur a enseigné la méfiance et, si tous les planteurs géraient leurs affaires comme le marquis de Damvilliers, refusaient les avances des facteurs et des banquiers, pour traiter directement avec les commissionnaires, ils priveraient les spéculateurs des moyens de… spéculer !

— Vous savez bien, Mosley, que beaucoup de planteurs sont contraints de vivre d’avance, que les armateurs, assureurs et industriels du Nord, protégés par les tarifs douaniers, nous vendent à crédit leurs marchandises ou leurs services, avec des taux d’intérêt élevés et après avoir majoré leurs prix. Le Sud, qui fournit les trois quarts de ce qu’exporte l’Union, enrichit le Nord, dont les hommes d’affaires se sont assuré le contrôle des exportations et des importations. Grâce à des gens comme vous, M. de Damvilliers expédie directement son coton en Europe, mais vous savez bien que quatre-vingts pour cent de nos produits passent par New York, comme tous ceux qui, expédiés d’Europe, nous sont destinés.

— Souvenez-vous de ce que je disais il y a quelques jours au marquis, fit Mosley, vous êtes dans un état de sujétion économique dont vous ne savez pas sortir. »

Puis, après un silence :

« Si vous ne méprisiez pas autant le commerce et l’industrie, si vous vous mettiez aux tâches qui ne rebutent pas les Yankees, si vous cessiez de considérer qu’il n’est de travaux nobles que ceux de la terre, si vous abandonniez vos attitudes arrogantes de seigneurs de droit divin, vous tireriez les justes profits de vos richesses, au lieu d’en abandonner la plus grosse part aux « jongleurs » de New York, de Boston ou de Philadelphie ! L’ordre nouveau, monsieur Dandrige, qui va régir le monde, c’est l’ordre industriel. Que cela vous déplaise, je le comprends, mais c’est une évolution qui nous dépasse. Les hommes sont avides et ceux qui sauront leur fournir de quoi satisfaire leur appétit seront les maîtres. La terre nourricière elle-même sera soumise à la machine et la science nous donnera peut-être un jour le pouvoir de commander à la pluie… »

Clarence Dandrige ne répondit pas tout de suite. Les chevaux allaient au pas, sur un chemin poussiéreux, bordé de cyprès chauves. À gauche s’étendaient les champs de coton maintenant abandonnés et roussis par le grand soleil. À droite, le Mississippi glissait, large et plat, reptile flâneur entre les saules obséquieux, dont les chevelures vert-jaune caressaient, au passage, l’eau dolente. Loin sur l’autre rive, on voyait, par-delà des boqueteaux de micocouliers ou de sassafras, les cases blanches d’un village d’esclaves engourdi par la chaleur. Dans une prairie, des vaches hébétées, vautrées à l’ombre de chênes, chassaient de leur queue molle les insectes accrochés à leurs flancs. Après l’effort et la sueur des récoltes, la nature semblait s’abandonner à la paresse. Le vol des oiseaux paraissait plus lent et une sorte d’apathie végétale gagnait les frondaisons, figées dans la lumière stagnante de l’après-midi. Le décor trop calme, plaqué comme une toile peinte sur la transparence de l’air, n’évoquait qu’indolence et irrésolution. L’été finissait.

Le cheval de Mosley s’arrêta pour happer une touffe de graminées. Dandrige retint le sien et, profitant de l’ombre d’un arbre, souleva un instant son panama pour se rafraîchir le front. Puis il posa ses mains croisées sur le pommeau de la selle et dit d’une voix lasse :

« Voyez-vous, Mosley, nous sommes comme ce pays, apparemment nonchalant et serein. Ces grands espaces que nous habitons nous habitent aussi. Nos dimensions de référence sont celles de ces paysages où le regard se perd, celles de ce fleuve lent et sinueux, qu’on ne peut détourner de son cours. Comme aux bêtes sauvages, il faut à chacun de nous, pour subsister, un territoire autour de sa maison où il puisse chasser, galoper, humer les vents, s’abandonner aux exaltations soudaines de son être, isoler sa mélancolie. Nous ne pourrons jamais nous plaire dans un monde construit par les hommes, des usines et des bureaux, fondant une solidarité factice sur l’acceptation de toutes les promiscuités. »

Abraham Mosley, s’épongeant le cou avec un mouchoir de batiste, dit :

« On dirait que vous n’êtes pas faits comme les autres, dans le Sud.

— Nous appartenons à une très vieille race, Mosley, qui comprend encore les signes de la nature. Nous sommes chevillés à nos terres, comme ces chênes. À nous voir passifs et réfléchis, les gens du Nord nous croient paresseux ; parce que nous dépensons notre argent en plaisirs futiles, ils nous disent légers ; parce que nous avons conscience d’être une aristocratie vivant hors des pâtures du veau d’or, nous passons pour méprisants. Ces lieux, ajouta Clarence avec un grand geste du bras, sont parmi les plus heureux du monde et dans un siècle les peuples de l’Union nous seront reconnaissants de les avoir préservés.

— Peut-être bien que vous avez raison, monsieur Dandrige. Peut-être bien que vous avez raison, mais bon nombre de gens du Nord, les politiciens, les banquiers quakers, les gens d’église et les journalistes entre autres, vous considèrent, suivant les cas, comme des pécheurs, des attardés ou des despotes. À leurs yeux, vous êtes les représentants d’une civilisation inférieure, qui nie le progrès. Ils ont l’intention de vous réformer et peut-être de vous châtier !

— Ah, ah ! les beaux missionnaires que voilà, éclata Dandrige en remettant son cheval au pas, ils nous prennent pour des Séminoles ! »

La conversation fut interrompue par un bruit de galop. Les deux hommes se retournèrent sur leur selle et virent arriver, dans la poussière ocre du chemin, deux silhouettes familières, Virginie et Mignette. Ils se découvrirent pour les accueillir.

« Bravo, Mignette, lança Dandrige, quand les deux amazones les eurent rejoints, vous êtes maintenant une parfaite cavalière ! »

La jeune fille remercia d’un sourire en rétablissant l’équilibre de son petit chapeau d’écuyère, retenu par une mousseline blanche nouée sous le menton. La chevauchée rapide, imposée par sa maîtresse, lui avait mis le feu aux joues. Le regard de Mosley s’attarda sur la petite poitrine frémissante, dont les rondeurs fermes tendaient le tissu de la tunique.

« Vous ressemblez, mademoiselle, fit l’Anglais en arrondissant la bouche, à une gravure de Carie Vernet. »

À côté d’elle, Virginie faisait grande dame. La course n’avait même pas dérangé l’ordonnance de ses anglaises, strictement coiffées sous un tricorne classique et sévère. Le jabot de dentelle, un peu masculin, qui emplissait l’échancrure de sa jaquette de velours noir ne portait pas un faux pli. Ses gants de daim gris conservaient la fraîcheur du neuf. Le buste droit, le regard net et froid, le teint à peine coloré, la filleule du marquis de Damvilliers avait ce que Mosley appelait de la classe.

« Belle journée, fit Dandrige, nous n’en aurons plus beaucoup comme celle-ci.

— Un peu chaude à mon goût, ajouta Mosley en s’éventant de son chapeau.

— Vraiment, monsieur Mosley, vous souffrez de la chaleur ? Pour ma part, je trouve ce temps idéal ! »

Cela voulait dire – Dandrige, qui avait appris à tenir compte des intonations de la jeune fille, traduisit mentalement : « Il n’y a que les gens vulgaires qui transpirent ! »

La petite troupe se remit en marche vers la plantation, où l’on souhaitait arriver pour l’heure du thé. Mignette et Mosley allaient devant en devisant gaiement. Dandrige avait réglé le pas de son cheval sur celui de la jument de Virginie.

« Tout est prêt, monsieur Dandrige, pour la fête de dimanche, mais il me vient subitement une crainte… Et s’il se mettait à pleuvoir ? Les invités ne tiendraient pas tous dans la maison !

— Quand on veut s’assurer la bienveillance du ciel et obtenir le beau temps pour un mariage ou une cérémonie, mademoiselle, il faut, disent les nègres, enterrer une pièce d’or, au moment où le soleil se couche, la veille du jour où l’on veut absolument convoquer le beau temps.

— Superstition, remarqua Virginie, un peu méprisante.

— Certes, car nos esclaves croient que l’or est la matière constitutive du soleil. Ils expliquent que ce dernier est attiré par la présence du métal jaune, qui lui aurait été dérobé par je ne sais quel dieu cupide. En enterrant une pièce en présence de l’astre, au moment précis où celui-ci est contraint de disparaître, on éveille son attention et l’on est sûr qu’il reviendra le lendemain, pour chercher l’or caché.

— C’est une jolie légende, monsieur Dandrige, mais je doute de l’efficacité d’une telle pratique.

— Comme toujours, mademoiselle, c’est une question de foi. Si l’on admet que celle-ci peut déplacer les montagnes, on peut croire qu’un « dixie{40} » fait venir le soleil !

— J’ai foi… en ma chance, monsieur Dandrige », fit brusquement la filleule du marquis en se retournant vers l’intendant.

Son regard avait, quand elle dit cela, une intensité particulière.

« Moi aussi, j’ai foi en votre chance, rétorqua Clarence avec un sourire ambigu, que la jeune fille remarqua, et ma foi est d’autant plus solide dans ce domaine que vous savez fort bien aider la chance ! »

Virginie ne releva pas l’impertinence, pour elle chargée de sens. Son regard se fit soudainement affectueux, presque tendre. Comme le cheval de Dandrige manifestait quelque velléité de se rapprocher de la jument, les deux promeneurs se trouvèrent un instant très près l’un de l’autre.

« J’aimerais, monsieur Dandrige, que vous cessiez de me donner du mademoiselle. Je préférerais que vous m’appeliez Virginie, tout simplement. »

L’intendant fut un peu surpris de ce pas si vite franchi. C’était là une familiarité, flatteuse certes, qu’on lui proposait, mais il devinait confusément qu’elle pourrait, à l’avenir, soulever quelques difficultés de protocole. Comme il eût été discourtois de s’en offusquer, il acquiesça.

« Merci, Clarence, dit doucement la jeune fille, usant immédiatement du même droit qu’elle venait d’accorder ; nous sommes, je crois, assez proches l’un de l’autre, par les goûts et les aspirations, pour devenir de vrais amis…

— Bien sûr, vous pouvez compter sur mon affection… respectueuse !

— C’est un beau jour, Clarence, que celui-là, car j’ai pour vous une grande estime et, si je me suis conduite sottement sur le Prince-du-Delta, je sais que vous avez compris qu’il s’agissait là d’un moment d’égarement et d’orgueil. Votre discrétion me l’a prouvé. »

Ces mots prononcés avec gravité avaient été accompagnés d’un sourire, qui eût comblé d’aise Willy Tampleton. Clarence Dandrige, lui, l’accepta comme un mouvement de gratitude et, avec toute la spontanéité dont il était capable, il tendit à Virginie une main qu’elle effleura en battant des cils. Et, comme chaque fois qu’il ne savait que dire, l’intendant s’en tira par une citation de circonstance :

— « La vertu d’une jeune fille qui s’est oubliée un instant est plus difficile à vaincre que celle d’une femme qui n’a jamais éprouvé de séduction. » C’est un sage chinois qui, paraît-il, a dit cela… »

Cela convainquit Virginie qu’elle venait de triompher de la seule méfiance rencontrée à Bagatelle depuis son arrivée.

L’étroitesse du chemin obligea bientôt les cavaliers à prendre la file indienne. Clarence fermant la marche, le regard fixé sur la mince silhouette de Virginie, imaginait les ambitions de la jeune fille. « Quels que soient les moyens qu’elle osera employer, pensa-t-il, il sera intéressant de suivre son élévation. » Et il se dit encore que, même si elle y mettait quelques ruses et perfidies, il la soutiendrait dans les limites de l’honneur, parce qu’il ne pouvait, à ses yeux, y avoir de meilleure maîtresse pour Bagatelle, surtout si les orages qu’annonçait Mosley fondaient un jour sur le Sud.