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« POUR qu’un barbecue soit réussi, avait coutume de dire Mme Anna Tampleton, il faut que le buffet soit abondant, que les demoiselles soient jolies et élégantes, un peu moins nombreuses que les jeunes gens, qui doivent ainsi s’occuper un peu des dames, pendant que les maris de celles-ci parlent de leurs affaires. On doit pouvoir s’asseoir sur le gazon sans tacher ses vêtements, mais il faut prévoir dans le parc, un peu loin de la maison, quelques courting yards{31} avec des bancs, à l’abri de bosquets romantiques. Enfin, les messieurs doivent trouver, au pied d’un chêne, quelques bouteilles de whisky, que les dames font semblant de ne pas voir ! »

Quand le marquis de Damvilliers, accompagnant Virginie et suivi de Dandrige, arriva ce jour-là aux Myrtes dans le landau de Bagatelle, magistralement conduit par Bobo en tenue de cérémonie, il vit, tout de suite, que Mme Tampleton avait mis ses principes en application.

Virginie arborait une robe de tulle blanc, à festons mauves, qui rappelait son deuil récent. Un bouquet de pensées mélancoliques ornait l’échancrure du corsage et mettait en valeur l’ivoire pâle du décolleté. Ses cheveux coiffés « à la Sévigné » prenaient dans le soleil des reflets dorés, sous une capeline d’organdi, dont le ruban était assorti aux festons de la robe. Anna Tampleton constata en l’embrassant qu’elle avait la peau douce et qu’elle ne mettait pas de poudre de riz, alors qu’elle-même en faisait grand usage pour dissimuler une couperose naissante.

En voyant arriver la voiture de Bagatelle, Willy avait rejoint sa mère et Percy, qui déjà tenait un verre à la main.

« Vous connaissez l’un de mes fils, je crois, fit Anna Tampleton ; voici l’autre, mon aîné, Percy, et voici ma fille Corinne. Je vous présenterai plus tard M. Tampleton, il doit être par là-bas ! »

Elle fit un geste du côté de la pelouse, qui descendait en pente douce vers le fleuve. Une foule d’invités évoluait dans le parc, admirant sous tous les angles la grande bâtisse posée sur son tertre, comme une grosse meringue décorée. Willy, en redingote gris perle et pantalon à sous-pied, portant cravate croisée, offrit son bras à Virginie sans plus s’occuper des autres.

« Venez, dit-il, je vais vous présenter à tout le monde. Ici se trouve aujourd’hui tout ce qui compte dans le pays ! »

Percy, le teint coloré, aussi solidement campé que les chênes voisins, regarda son frère s’éloigner avec la jeune fille, s’attardant en connaisseur sur la silhouette de Mlle Trégan.

« Comment va votre blessure ? interrogea Virginie à voix basse, tandis qu’ils marchaient vers un groupe.

— Nous n’en parlons plus ; le docteur Murphy m’a très bien soigné… et, naturellement, personne ne sait les raisons du duel qui m’a opposé à Ed Barthew. »

Virginie pressa le bras du jeune homme et lui décocha un sourire triste et doux, ce qui l’encouragea à tirer de la poche de son gilet un petit médaillon qu’il lui montra furtivement. Il contenait, enroulés et soyeux, les cheveux de… Mignette !

« M. Barthew a estimé que ce trophée me revenait de droit, mais j’aurais préféré le recevoir directement de votre main… »

Si Virginie fut surprise, elle n’en laissa rien paraître.

« Ce fut généreux de sa part de vous l’offrir et je suis bien aise que vous y attachiez autant d’importance. »

Un nouveau sourire et une autre pression de la main récompensèrent Willy de son audace.

Le marquis de Damvilliers s’était déjà joint à un groupe de planteurs et Clarence bavardait avec Corinne qui, dans sa robe de dentelle anglaise, avec ses longs cheveux noirs ramenés sur la nuque, semblait fragile et fine comme un saxe.

« Quelle charmante personne, que la filleule du marquis, monsieur Dandrige ! fit-elle d’une voix chaude… Et si européenne d’allure !

— Charmante en effet, Corinne, et douée d’une aisance naturelle qui lui va bien !

— Nous aurons du mal, nous autres filles de la campagne, à retenir nos galants face à cette belle Parisienne… Nous sommes si ignorantes ! »

Clarence entra dans le jeu un peu bête, qui voulait que l’on dise toujours des fadaises aux jeunes filles rencontrées dans les réceptions du genre de celle-ci.

« Vous n’êtes pas ignorante, vous, Corinne, et permettez-moi de vous dire que je vous trouve diablement séduisante ! »

Le ton s’efforçait d’être chaleureux, mais le regard froid de Clarence révélait une indifférence totale au charme de la demoiselle. Corinne Tampleton n’y prit pas garde. Son sourire découvrit ses dents de nacre que Mme Tampleton appelait « les perles de Cléopâtre ». Elle ferma les yeux pour savourer ce compliment banal, le premier que lui eût jamais fait Dandrige, dont elle était amoureuse depuis longtemps. Ses mains devinrent moites dans ses gants de soie et sa robe lui parut soudain trop serrée. Mais, connaissant sur le bout du doigt The laws of Etiquette et quelques autres ouvrages de même style comme le Manual of Politeness for both Sexes, elle sut dissimuler son émotion.

« Donnez-moi votre bras, s’il vous plaît, et rejoignons les autres ! »

Il s’exécuta, en y mettant la meilleure grâce possible.

« Savez-vous pourquoi Willy s’est battu en duel avec un avocat, sur le Prince, monsieur Dandrige ? demanda Corinne tandis qu’ils avançaient sur l’allée sablée.

— Je l’ignore, Corinne, mais je pense que votre frère avait ses raisons.

— Une affaire de jeu, peut-être ?

— Probable, dit Dandrige.

— Il aurait pu se faire tuer d’une façon ridicule ou tuer un homme qu’il ne connaissait pas !

— C’est le risque du duel, Corinne !

— Oh ! je sais, vous les hommes prenez ça pour une affaire ordinaire. Mais, même si l’on m’insultait, je ne voudrais pas qu’un homme…, que mon frère, par exemple, se reprit-elle, hasardât sa vie dans ces conditions. La loi devrait interdire ce genre de rencontres. M. Bernard de Marigny, que vous prenez tous pour un héros, devrait être en prison{32} !

— C’est une question d’honneur, non un caprice sportif !

— L’honneur et le courage, monsieur Dandrige, c’est aussi de se conserver pour ceux qui vous aiment et de ne pas leur causer de chagrin. Je sais que peu de jeunes filles parleraient comme moi, mais ça m’est égal, c’est ce que je pense ! »

Clarence fut ému par le ton plus que par les mots et tapota doucement la main de Corinne, du geste affectueux que l’on a pour calmer une petite fille. Cet attouchement la bouleversa plus que de raison et Clarence sentit qu’elle se laissait aller contre lui. Fort opportunément, le père Tampleton coupa la route du couple. C’était un homme jovial et sûr de lui.

« Alors, Dandrige, venez un peu par là, avec les hommes, ne vous laissez pas accaparer par Corinne. Nous ne sommes indispensables aux femmes qu’au moment du bal et c’est bien suffisant.

— Je voudrais bien lui montrer la maison, père », dit la jeune fille avec une moue suppliante, pour tenter de conserver encore Dandrige près d’elle.

Mais l’intendant se dégagea.

« Je vous retrouverai dans la foule, Corinne, tout à l’heure ; nous prendrons le lunch ensemble et ce soir je vous ferai danser !

— Oh ! oui, je vous accorde toutes les danses… si vous voulez ? »

Elle regarda s’éloigner les deux hommes qui lui étaient les plus chers au monde. L’un, son père, le savait ; l’autre ne paraissait pas s’en apercevoir. Puis elle se mit à la recherche de sa mère, qui pouvait avoir besoin de ses services.

« Eh bien, Dandrige, ma fille me paraît joyeuse aujourd’hui. Venez plus souvent aux Myrtes, ça lui fera plaisir. Il ne m’étonnerait pas qu’elle ait un petit faible pour l’intendant de Bagatelle… »

C’était rappeler à Clarence qu’il n’appartenait pas à la classe des propriétaires, mais qu’on pouvait se montrer confiant à son égard et accepter qu’il puisse distraire les héritières à court de soupirants. Corinne avait déjà vingt ans et, dans un pays où les jeunes filles se fiançaient à quinze ans, pour se marier à seize, elle n’allait pas tarder à faire figure de laissée-pour-compte. M. Tampleton le savait et si Dandrige, après tout, se décidait, il ne formulerait que des objections de principe. Percy n’étant pas très habile en affaires, il ne serait peut-être pas mauvais qu’un intendant formé à Bagatelle vînt le seconder. Et si celui-ci entrait dans la famille, eh bien, la coïncidence des intérêts garantirait sa loyauté ! Mais on n’en était pas encore rendu à cette extrémité et Corinne, que son père tenait pour une fille un peu mièvre, pouvait encore plaire à un fils de planteur ayant jeté sa gourme et désirant s’unir à une parfaite maîtresse de maison.

Après avoir bavardé un instant des cours du coton et de la politique locale, Clarence réussit à rejoindre Willy, qui errait d’un groupe à l’autre, son frère Percy lui ayant enlevé Virginie sous le prétexte d’aller la présenter à Isabelle, sa femme. Il y avait de cela un bon quart d’heure et la filleule du marquis n’était pas ressortie de la maison, que Mme Tampleton junior faisait visiter à un groupe de dames.

« Je crois que je suis amoureux de Mlle Trégan, Dandrige, fit le cadet de West Point du ton de quelqu’un annonçant qu’il a la rougeole.

— Ça se voit.

— Et qu’en pensez-vous ?

— Je pense qu’elle est fort séduisante et capable d’inspirer les sentiments que vous ressentez. Mais, ma nature me conduisant à me méfier des engouements rapides, j’attendrais, si j’étais vous, avant de me déclarer ouvertement. Après tout, ajouta l’intendant avec un rien d’aimable perfidie, il faut laisser aux autres le temps de courir leur chance !

— À West Point, on nous apprend à ne pas tergiverser devant un bastion. On l’enlève ou on le contourne !

— Il y a aussi le blocus, Willy, qui donne parfois de bons résultats !

— C’est la tactique de Corinne à votre égard, Dandrige, et jusqu’à présent cela ne donne rien et cette petite dinde en est pour ses frais ! »

Clarence abandonna soudain le ton badin et parla sec :

« Corinne n’est pas une petite dinde, Willy. C’est une jeune fille sensible et modeste, qui a besoin de tendresse et de compréhension.

— Alors pourquoi ne demandez-vous pas sa main, Dandrige ? Elle n’attend que cela.

— Parce que je ne suis pas l’homme qu’il lui faut, Willy.

— Mais elle a vingt ans passés et papa, j’en suis sûr, vous l’accorderait ; elle sera riche, vous savez. Vous n’en avez pas assez, d’être intendant à Bagatelle ?

— La question n’est pas là, Willy. Je ne suis pas l’homme qu’il lui faut. C’est tout. »

Le jeune homme se ressaisit.

« Cette discussion est stupide. Je vous prie de m’excuser, Dandrige. Allons boire un peu de champagne. »

Puis, cette offre faite alors qu’il entraînait Clarence vers un buffet, il s’arrêta soudain et dit tout à trac :

« Êtes-vous amoureux de Virginie ?

— Pas le moins du monde, Willy, répondit l’intendant d’un ton calme qui contrastait avec l’excitation du jeune homme. Je n’ai été amoureux qu’une seule fois dans ma vie, il y a longtemps, et je ne pense pas que cela m’arrive encore !

— Mais pourquoi ? fit l’autre, dont l’étonnement primait la discrétion.

— C’est une longue histoire, que je vous raconterai peut-être un jour, quand vous serez sorti des soucis de l’amour, c’est-à-dire soit comblé, soit guéri !

— Je sais que vous êtes mon ami, reprit Willy, soudain rasséréné. Ne m’en veuillez pas de vous avoir dit tout cela. Aux autres je ne peux rien confier. Mon frère est un viveur, mon père ne pense qu’aux affaires, ma mère irait raconter partout mes états d’âme, elle est encore si romantique !

— Corinne vous comprendrait, j’en suis sûr, mais il vaut mieux lui épargner ce genre de souci ; elle est fragile et d’un naturel inquiet. Vous pourrez toujours vous confier à moi, qui ne suis rien qu’un miroir raisonneur ! »

Ayant aperçu la chevelure blond-roux de Virginie, facilement repérable au milieu de toutes les beautés brunes, Willy Tampleton planta là l’intendant. « Le revoilà parti à l’assaut de la redoute », se dit Dandrige, amusé, en vidant tranquillement son verre. Et mentalement, parce qu’il aimait bien la franchise un peu puérile de Willy, il lui souhaita bonne chance.

Ce fut un bel après-midi. La soupe aux huîtres était excellente ; la dinde rôtie accompagnée de compotes de fruits, grasse à point, et l’indian pudding, juste assez pâteux pour inciter à boire un bordeaux doux, mis à rafraîchir, dans des seaux, sous une toile humide. Des jeunes filles roses et blanches jouaient au volant, sous l’œil des garçons peu diserts, qui refusaient de s’asseoir pour ne pas gâter le pli de leur pantalon. Dans le mouvement des robes légères apparaissaient parfois la dentelle d’un bas de pantalon de batiste, une cheville, un pied fin, la rondeur d’une épaule émergeant incongrûment d’une emmanchure déplacée. Les joueuses, le feu aux joues, faisaient mine de dissimuler hâtivement ces indécences excusables, mais ne manquaient pas de jeter un regard de biais, afin de s’assurer de l’effet produit sur leurs cavaliers. Les rires se répondaient, les bras souples s’arrondissaient comme des cols de cygne, les bustes, quand les nymphes guettaient l’arrivée du volant la tête relevée, tendaient la soie des corsages, révélant des contours fermes que les garçons évaluaient, sans qu’on puisse leur en faire grief. Et, quand ils applaudissaient, personne n’aurait pu dire si c’était pour souligner un coup réussi ou prouver une admiration à laquelle se mêlait un peu d’inconsciente concupiscence. Les poulains qui folâtraient derrière les barrières de bois venaient parfois quêter une croûte de pâté, tandis que les mères de famille, assises en rond sous les ormes et les cèdres, papotaient en croquant des biscuits aux noix.

Les hommes mûrs, réfugiés sur la véranda, se passaient boissons et victuailles sans faire de manières et Tampleton racontait, pour la centième fois, la visite du marquis de La Fayette en 1824.

L’ami de Washington était venu à bord du Natchez, jusqu’à Baton Rouge, pour se faire acclamer par des fermiers qui voyaient en lui le héros français de l’indépendance américaine.

« À La Nouvelle-Orléans, disait Tampleton, on lui avait construit des arcs de triomphe, flanqués de statues de la Liberté et de la Justice, mais ce fut à Baton Rouge qu’il reçut le plus de cadeaux. Son fils et l’Écossaise un peu folle, Frances Wright, alors âgée de vingt-neuf ans, qui l’accompagnaient pleurèrent d’émotion. Tous les Français d’ici voulaient embrasser cet homme qui avait passé soixante ans et qui répétait de temps à autre, à ceux qui pouvaient l’approcher : « Ah ! que serait aujourd’hui la France si notre Révolution de 1789 avait conservé son impulsion primitive ! »

— Eh oui, fit quelqu’un. Et, quand il rentra chez lui, il trouva sur le trône un nouveau roi, ce Charles X qui a l’air de mener le pays à de nouvelles aventures, quoiqu’il soit, d’après ce qu’on dit, un brave homme. Notre La Fayette est dans l’opposition, ce qui est courageux quand on a son âge et sa réputation.

— La France viendra fatalement à la démocratie, encore que les Français soient bien légers en politique et peu persévérants, dit un autre. Mais M. de La Fayette ferait, à mon avis, un bon président de la République. Notre Washington a enseigné à cet aristocrate l’art de persuader les hommes que la liberté de tous dépend parfois de la volonté d’un seul !

— Je me suis laissé dire, observa Dandrige qui venait de rejoindre le groupe des planteurs, que l’esclavage lui avait paru une institution surannée, dont il convenait de se débarrasser ! »

Il y eut un silence, les propriétaires du Sud n’aimant pas ouvrir de discussion sur ce sujet. Adrien de Damvilliers vint au secours de son ami.

« M. de La Fayette était passé par le Nord avant de venir chez nous et ses amis avaient certainement influencé son jugement. Il aurait vite compris que dans nos États du Sud les nègres sont plus heureux que les travailleurs libres de New York ou de Boston, auxquels personne ne garantit le pain et le gîte. Ce sont des esclaves sans maîtres. Et c’est bien le pire qui puisse arriver, quand on appartient à une race inférieure. »

Dandrige sourit, appréciant l’argument déjà connu. Tampleton, profitant d’un creux de la conversation, proposa à ses hôtes un whist, dans son grand salon. La mise fut fixée à deux cents le point, les cigares circulèrent et Anna Tampleton, qui, bien qu’adversaire farouche du jeu, avait fait préparer les tables, fit porter des rafraîchissements aux joueurs, mobilisa un esclave pour manœuvrer le panka, car elle prévoyait que la fumée ne tarderait pas à envahir la pièce, dont elle avait particulièrement soigné la décoration.

Dandrige, qui ne touchait pas une carte, s’absorba dans la contemplation des tableaux, parmi lesquels une assez bonne copie de la célèbre Déclaration de l’Indépendance, de John Trumbull, dont l’original se trouvait à Yale University, et des portraits des Tampleton datant de l’époque coloniale, peints par un émule de John Singleton Copley qui avait hérité du maître l’art consommé de rendre les étoffes quasi palpables. Il alla ensuite admirer ce dont la maîtresse de maison tirait peut-être le plus de fierté : les papiers peints du hall. C’était une création de Joseph Dufour, de Paris, imitant la tapisserie, qui représentait un épisode des aventures de Charlemagne, peut-être son mariage, le quatrième, avec Luitgarde l’Alamane. Sous un dais haut comme une cathédrale, la nouvelle reine en robe blanche, assise à côté du « Phare de l’Europe », regardait, dans un paysage bucolique, se dérouler des jeux ou quelque tournoi malheureusement situé au-delà du panneau{33}.

« Quel artiste, ce Dufour, monsieur Dandrige, quelle adresse dans la composition ! Et voyez la barbe de Charlemagne, elle est vraiment… Comment dit-on ?

— Fleurie…, proposa Clarence.

— C’est cela, fleurie comme nos cotonniers. »

La comparaison était audacieuse, mais Anna Tampleton n’avait pas d’autres références à proposer. Petite, dodue, vive, la mère de Corinne, le regard velouté et la lèvre gourmande, passait pour avoir déniaisé fort adroitement un certain nombre de jeunes gens de la bonne société. Parmi les invités se trouvaient à coup sûr quelques maris de trente ans qui lui devaient une éducation dont les principes ne figuraient dans aucun des manuels de savoir-vivre qu’il fallait avoir lus pour connaître les usages. Cette femme, généreuse et gaie, ne manquait ni de grâce ni de distinction. Elle tendit à Clarence une main potelée :

« Avez-vous vu mon boudoir, monsieur Dandrige ?

— Pas encore, madame, mais si ce n’est pas indiscret…

— Nullement, monsieur Dandrige, suivez-moi ! »

La pièce était petite et douillette. Au-dessus d’une cheminée de pierre grise, un miroir de sorcière surmontait une pendule de bronze, soutenue par deux statuettes représentant des Vénus noires. Une ottomane, recouverte de soie bleu nattier, occupait un angle, entre deux fenêtres à petits carreaux, à demi dissimulées par des voilages de tulle. Des doubles rideaux, assortis au tissu de l’ottomane, tombaient en plis souples, retenus écartés par des cordelières de soie argentée. Des cabriolets, autour d’un guéridon en bois doré, complétaient l’ameublement et, sur la cheminée, deux chandeliers de cristal encadraient la pendule. Une grande glace supportée par une console fleurie reflétait un portrait de la Pompadour, accroché au mur d’en face. Les cloisons, tendues de soie bleu pâle, sous une frise d’un bleu plus soutenu, conféraient à l’ensemble une ambiance de bonbonnière. Une belle harpe à colonne sculptée, flanquée d’un tabouret, attira tout particulièrement le regard de Clarence. Il passa un doigt sur les cordes, qui gémirent mélodieusement, puis il décerna les compliments que Mme Tampleton attendait. L’intendant se doutait bien qu’on ne l’avait pas amené là sans raison. La maîtresse de maison s’assit sur l’ottomane, arrangeant les plis de sa robe jaune paille, coula à Clarence un de ces regards qui préparent aux confidences et dit, en minaudant :

« Savez-vous pourquoi, cher Clarence, mon Willy s’est battu en duel sur le Prince ?… Vous y étiez, n’est-ce pas ? »

Dandrige soupira et se mit à détester en bloc tous ces gens qui désiraient toujours savoir le pourquoi des actions des autres. Comme si elle devinait cet agacement, Anna Tampleton reprit aussitôt :

« Je suis sa mère, n’est-ce pas, j’ai le droit de connaître les raisons qui conduisent mon fils à risquer sa vie… Il y avait de la femme là-dessous, j’imagine ?

— Il peut y avoir d’autres motifs, madame, et je crois plutôt à une altercation autour d’un jeu de cartes bien innocent…

— Alors, vous ne savez pas exactement, rétorqua la mère de Willy en mettant dans son sourire toute la force de séduction qu’elle put rassembler, malgré son irritation secrète.

— Pas exactement, non. Je lisais dans ma cabine quand l’incident eut lieu.

— Alors, n’en parlons plus, fit brusquement l’hôtesse. Personne n’a l’air de rien savoir. À croire que mon Willy a risqué sa vie sans raison. »

Clarence se tut un moment, puis considéra le sol.

« Vous avez là un beau tapis, madame Tampleton. D’où vient-il ?

— De l’Inde, monsieur Dandrige, c’est un officier de marine anglais qui l’avait offert à Corinne, mais le dessin ne lui à pas plu… Elle a son caractère, vous savez, Corinne ! »

« Allons bon, pensa Clarence, voici le deuxième sujet d’inquiétude de Mme Tampleton. » Il ne se trompait pas.

« Au fait, que pensez-vous de Corinne, monsieur Dandrige ? Elle paraît avoir de l’affection pour vous… et savez-vous qu’elle a refusé plusieurs partis sans donner d’explication !

— J’ai moi aussi beaucoup d’amitié pour elle, madame Tampleton. Corinne est à la fois gracieuse et raisonnable. J’imagine qu’elle ne se décidera au mariage que le jour où elle sera certaine de ses sentiments… et puis n’est-elle pas heureuse dans une famille comme la vôtre ? »

Anna Tampleton prit un air mélancolique :

« Non, monsieur Dandrige, Corinne n’est pas heureuse. Une fille de vingt ans qui n’a pas d’amoureux ne peut pas l’être. Elle est, comment dit-on…

— Frustrée ?… Je ne crois pas ! »

Mme Tampleton poursuivit sans approuver le terme :

« Je crains qu’elle n’aime en secret quelqu’un qui ne s’en doute pas, quelqu’un d’aveugle ou auquel elle ne plaît pas, monsieur Dandrige. »

« Aïe », se dit Clarence, comprenant fort bien qu’il était mis en cause d’une façon que Mme Tampleton croyait subtile. Assez lâchement, il répliqua :

« Il existe des hommes timides et même pusillanimes et, dans ce domaine, il ne faut jamais brusquer les choses !

— Mais elle a vingt ans, monsieur Dandrige, vingt ans passés – Mme Tampleton, elle, s’était mariée à quinze ans – on va croire qu’elle a une tare ! »

Clarence se mit à rire franchement.

« Vous vous tourmentez inutilement. Il ne manque pas de jeunes gens en Louisiane qui…

— Mais elle n’aime pas les jeunes gens. Elle les trouve superficiels et bavards. Seul un homme d’âge mûr peut lui plaire… Quelqu’un dans votre genre, peut-être ! »

Redevenue tout sourire, la mère de Corinne fixait Clarence de ses grands yeux sombres, sans doute pour encourager des confidences espérées. L’intendant comprit qu’il convenait de faire cesser cette conversation devenue embarrassante. Il quitta le cabriolet qu’il occupait, vint pincer les cordes de la harpe, tira deux accords et déclama d’un ton faussement dramatique :

Cependant ai-je pris quelque soin de lui plaire ?

Et ne dirait-on pas, en voyant au contraire

Vos charmes tout-puissants et les siens dédaignés,

Qu’elle est ici captive et que vous y régnez{34}.

Mme Tampleton, fort impressionnée par une citation dont elle ignorait l’origine, en déduisit ex abrupto que M. Dandrige venait de lui faire une déclaration en vers. Elle en conçut un plaisir double : celui que ressent une femme de plus de quarante ans découvrant qu’elle peut encore plaire et celui d’imaginer soudain une situation divinement romanesque.

« Oh ! monsieur Dandrige, fit-elle en arrangeant les plis de sa robe avec une confusion feinte, comment pouvez-vous dire une chose pareille… »

Puis elle se leva et vint à lui, les mains tendues. Clarence ne put faire autrement que de les prendre, tout en jugeant cette posture ridicule.

« Nous devons descendre maintenant, la nuit arrive, fit-elle. Le bal va commencer… »

Et rose, épanouie, palpitante, elle inclina la tête, attendant peut-être un baiser qui ne lui fut pas donné…

« Vous me ferez danser, n’est-ce pas ? »

Il acquiesça sans dire un mot, quitta le boudoir bleu, laissant à la mère de Corinne le temps de se remettre d’une émotion qu’il avait malencontreusement provoquée.

Chez les Tampleton, comme dans la plupart des familles de planteurs, on dansait exclusivement le quadrille, qui n’était autre que l’ancienne contredanse française, sur la musique de laquelle les couples évoluaient. La tradition américaine voulait qu’il soit composé de cinq figures : la promenade, les moulinets, les chevaux de bois, la corbeille, la farandole finale. Quatre par quatre, les couples entraînés par des violons accompagnant un piano – celui des Tampleton venait bien sûr de chez Chickering, à Boston – et quelques instruments à vent, s’appliquaient à des manœuvres symétriques. Si, depuis longtemps, on ne dissimulait plus les pieds des pianos sous des jupettes, les corps des danseurs et des danseuses ne devaient cependant, en aucun cas, avoir d’autres contacts que celui d’une main posée sur un avant-bras. Saisir une taille en public eût fait scandale, même chez les Tampleton.

« En place pour le quadrille ! » fit M. Tampleton de sa voix sonore, tandis que les musiciens, perchés sur une estrade d’angle, dans le grand salon débarrassé de ses meubles, accordaient leurs instruments.

Pour l’ouverture, le maître de maison invita, comme le prescrivait l’étiquette, l’épouse du sénateur CaIvy, doyenne de l’assemblée. Le marquis de Damvilliers se retrouva avec Corinne, Willy avec Virginie et Mme Tampleton avec le vieux Fontaine, un des plus riches planteurs de la région. Face à Willy Tampleton, la filleule du marquis déployait des grâces de gazelle. Ses pas avaient la souplesse et la précision des danseuses entraînées, son sourire de convenance disait assez qu’elle connaissait parfaitement les usages. Willy s’appliquait à mettre en valeur les évolutions de sa cavalière. Les jeunes gens formaient un beau couple. Tout le monde le remarqua.

Plus tard, après avoir conduit Mme Tampleton qui exagérait tous les mouvements, Dandrige, fort économe des siens, rejoignit Corinne. La jeune fille n’attendait que cet instant et, trois fois au cours de la soirée, alors que seule la jeunesse occupait la piste, elle fut invitée par l’intendant. C’était, de la part de ce dernier, qui dansait rarement, un effort méritoire. Corinne l’apprécia :

« Je sais, monsieur Dandrige, que vous n’aimez pas beaucoup ce genre de distraction, fit-elle entre deux figures, mais ne vous croyez pas obligé de m’inviter encore. »

Elle avait dit cela doucement, du ton d’une femme qui sait faire passer son plaisir après le bien-être de l’homme qu’elle aime. Clarence, pour la première fois, la considéra avec une sorte de tendresse. Elle baissa les yeux, confuse et ravie. Il se promit alors d’éviter désormais de rencontrer trop souvent Corinne. Il avait conscience d’entretenir en elle de fausses espérances qui, inévitablement déçues, la feraient souffrir. Car la beauté délicate de la jeune fille n’éveillait en lui qu’une sorte de bienveillance affectueuse, la même émotion qu’il avait ressentie devant La Perdita de Thomas Gainsborough. Cette absence d’écho décevait les femmes qu’il intéressait et conduisait les autres à s’interroger. Les unes avaient mis cela au compte d’un orgueil démesuré ; les autres avaient un moment suggéré qu’il devait vouer un amour éternel et désespéré à quelque dame lointaine ou inaccessible ; quelques-unes, plus perverses, l’imaginaient encore accaparé par de troubles liaisons homosexuelles. Prenant son impavidité pour de la misogynie, les hommes qui le connaissaient le mieux avaient finalement accepté de voir en Dandrige un homme sans femmes. Sa culture, son intelligence, son sens de l’honneur et sa courtoisie faisaient d’autant plus facilement oublier cette particularité de caractère, qu’il se conduisait avec les dames et demoiselles en parfait Cavalier. Plus d’une belle langoureuse, rêvant par les chauds après-midi, sous l’éventail de l’esclave, en respirant une fleur de jasmin, soupirait pour le bel indifférent.

Au cours du barbecue des Tampleton, les plus audacieuses de ces Dianes primesautières aux bras d’albâtre, à la taille aussi fine que leur cou, baignées à l’eau de rose et parfumées à la bergamote, s’étaient arrangées pour rencontrer fortuitement M. Dandrige. Battant des cils comme des Andalouses, tirant sur leurs gants pour mettre en valeur leurs doigts fuselés, faisant mine de se tordre la cheville sur le gazon afin qu’on leur tende un bras secourable, elles étaient allées jusqu’aux limites admises de la provocation. Dandrige, qui connaissait ce manège, inspiré du vol de séduction des colombes, avait distribué à chacune le compliment qu’elle attendait, allant parfois jusqu’à proposer une danse, quand Corinne avait un cavalier. Ces demoiselles, dont les mères surveillaient discrètement les évolutions stratégiques, avaient deviné avant tout le monde que Mlle Tampleton paraissait la mieux placée. D’une réception à l’autre, à Virginia, à Barrow House, à Hickory Hills, elles avaient vu Corinne, dont elles raillaient la timidité, obtenir plus qu’une autre l’attention de Clarence. Quand elles papotaient, en rapprochant leurs têtes brunes, les pronostics allaient bon train. Naïves et imaginatives, elles voyaient le sort de l’intendant déjà réglé. Elles dirigeaient alors vers d’autres leurs offensives et obtenaient enfin des succès mérités. Bon nombre de ces jeunes filles deviendraient ainsi, au printemps suivant, de « perfect ladies » ayant épousé de « parfaits Cavaliers ».

Comme toutes les filles de planteurs en âge de se marier, Corinne avait préparé son trousseau. Il reposait, inutile et somptueux, dans la « commode aux espérances », traditionnellement offerte aux adolescentes par des parents prévoyants.

Virginie avait été admise sans difficultés dans le cercle des nymphes. Arrachée à ses admirateurs et au beau Willy, elle s’était retrouvée sous un magnolia, subissant un flot de questions sur Paris, la vie qu’on y menait, les bals, les magasins, la cour. On voulait savoir quels étaient les derniers ukases de la mode et comment se conduisaient les galants, quelle musique on entendait, quels livres on lisait et s’il était exact que les Parisiens traitaient les Américains de Peaux-Rouges à demi civilisés. La filleule de M. de Damvilliers captiva l’attention en racontant la vie nocturne des boulevards, en décrivant les salons. Elle dut montrer ses chaussures fines, faire respirer un flacon d’eau lustrale de Guerlain, expliquer comment les coiffeurs bâtissaient les chignons et promettre d’ouvrir sa garde-robe à ces demoiselles, qu’elle ne manquerait pas d’inviter à Bagatelle. Quand elle proposa de leur apprendre la valse, une danse qu’on qualifiait dans les familles de « vol lascif et circulaire » et que seuls dansaient alors les immigrés allemands, les exclamations fusèrent. Ainsi, la Parisienne apportait dans ses bagages un plaisir défendu.

La soirée fut ponctuée de deux ou trois évanouissements très décents, dus à des corsets trop serrés et au vin de Champagne, puis vers onze heures, à la lueur des lanternes, les voitures se répandirent au long des chemins, ramenant chez elles les familles heureuses. Les pères somnolaient, tandis que les mères recevaient les confidences de leurs filles. Dans toutes les conversations, il fut question de Virginie Trégan, que l’on s’entendit à trouver charmante. Les jeunes hommes essayaient de soutirer à leurs sœurs des commentaires sur la nouvelle beauté du Sud qui, manifestement, ne les laissait pas indifférents. Beaucoup avaient envié la place de Dandrige quand l’intendant était monté avec le marquis et Virginie dans le landau de Bagatelle.

La nuit de mai, douce et tiède, exhalait les parfums sucrés des fleurs nouvelles, la masse sombre des forêts, au-delà des champs de coton, enfermait l’horizon dans ses festons flous au bord d’un ciel rendu plus clair d’un demi-ton par un semis d’étoiles. La lune à son premier quartier ponctuait, comme une virgule d’argent, le message dense et confus des constellations. Virginie, dodelinant de la tête, observa qu’« il n’y avait pas de ciel à Paris ».

« Si nous avons ce temps pendant quelques jours encore, le coton sera là une bonne semaine plus tôt cette année », observa le marquis.

Virginie, sa capeline sur les genoux, enroulée dans son châle, se dit qu’elle connaîtrait désormais ici l’alternance des saisons, car, bien sûr, elle avait déjà choisi de vivre à Bagatelle.

M. Dandrige, les yeux mi-clos, se souvenait d’autres nuits semblables, au bord du Mississippi, quand, jeune Bostonien épris de découvertes, il marchait, plus au nord, vers Prairie-du-Chien, à la rencontre de son étonnant destin.

Quand, au loin, les aboiements des dalmates firent dresser l’oreille aux chevaux, Bobo se raidit sur son siège. Au quartier des esclaves, chez les Tampleton, il avait bu un peu d’alcool dérobé, pour faire comme les autres cochers, et il éprouvait la sensation nouvelle et bizarre d’être une balle de coton mal serrée. Les Blancs, décidément, n’étaient pas faits comme les Noirs. Quel plaisir pouvait donc leur donner un breuvage qui vous mettait dans un tel état !