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CLARENCE DANDRIGE venait de recevoir une lettre du marquis de Damvilliers, par courrier rapide. Il lui en coûta deux dollars, car la compagnie anglaise qui assurait par clippers le transport des messages à travers l’Océan avait pour règle de faire payer une partie du port au destinataire. Par cette missive, d’une brièveté bien dans le style d’Adrien, celui-ci annonçait son retour pour la mi-février. Il avait dû embarquer avec Virginie sur le Borcas, un des bateaux les plus rapides de la ligne Le Havre-New York, qui mettait en moyenne trente-huit jours pour effectuer la traversée. Aussi, quand le capitaine Tampleton se présenta à Bagatelle, sachant les Damvilliers absents, l’intendant put-il lui annoncer que le voyage de noces du planteur touchait à sa fin.

La guerre, même celle fort peu glorieuse que les soldats des États-Unis menaient contre les Indiens, avait sensiblement mûri Willy, très fier de son galon de capitaine, obtenu au cours d’un engagement qui n’avait rien d’héroïque. La blessure reçue au bras par le frère de Corinne était oubliée. Elle lui avait valu, outre un avancement flatteur, une permission de convalescence. L’officier avait su mettre celle-ci à profit pour plastronner dans les réceptions. Quantité de jeunes filles de la bonne société lui avaient tendu leur carnet de bal avec l’espoir d’obtenir plus qu’un quadrille. Cent fois déjà, il avait raconté la charge de sa brigade – sans omettre un détail ni embellir son rôle , car le cadet des Tampleton paraissait toujours aussi dénué d’imagination. Dandrige lui trouva une allure plus virile. Bronzé, musclé, ayant perdu, avec ses joues roses, cet air poupin d’adolescent trop nourri, commun à beaucoup de fils de planteurs, le capitaine affichait une désinvolture un peu surfaite de briscard revenu de tout.

Après le dîner auquel l’intendant l’avait convié, alors qu’un feu de bois crépitait dans la cheminée du salon et que James venait de servir le porto, Willy tira de sa vareuse un médaillon.

« J’aimerais que vous me rendiez le service de restituer ceci à Vir… à Mme de Damvilliers. Avec discrétion, bien sûr. »

Un hochement de tête approbateur incita l’officier à poursuivre :

« Il s’agit de la mèche de cheveux que la marquise perdit au jeu sur le Prince-du-Delta…, vous vous souvenez… Maintenant qu’elle est mariée, et après ma stupide conduite lors du barbecue au cours duquel le marquis annonça ses fiançailles, je ne peux décemment pas conserver un pareil souvenir. »

Clarence glissa le médaillon dans sa poche.

« Ce sera fait avec toute la discrétion souhaitable, encore que ce n’est pas à Mme de Damvilliers que ce… trophée devrait revenir !

— Que voulez-vous dire ?

— Simplement, mon cher Willy, que ces cheveux n’appartiennent pas à Virginie.

— Je vois, fit le capitaine en riant, ils appartiennent maintenant à son mari, comme le reste de sa personne… »

Dandrige regarda l’officier, de l’air affligé d’un maître d’école constatant qu’un élève n’a rien compris au texte qu’il est chargé d’expliquer. « Décidément, pensa-t-il, la guerre fortifie peut-être le corps, mais n’améliore pas l’intelligence. » L’intendant, avec quelque impatience dans le ton, précisa :

« Non, pas au marquis non plus. Ces cheveux appartiennent à une jeune femme nommée Mignette, aujourd’hui Mme Schœler et présentement occupée, avec son époux, à courir les pistes de l’Ouest… »

Un chef indien apparaissant soudain dans le salon, son tomahawk à la main, n’aurait pas causé plus d’étonnement à Tampleton.

« Vous dites, Dandrige, vous dites, en somme, que Virginie s’est moquée de moi et aussi de Barthew.

— C’est une forme féminine de l’humour, Willy. Aujourd’hui, vous ne pouvez lui en vouloir, cette affaire est oubliée. »

L’officier demeura silencieux, les lèvres pincées, boudeur et ne sachant que dire. Cette mèche de cheveux roux qui ne l’avait jamais quitté, qu’il déposait le soir à son chevet avec sa montre, qui lui avait valu à West Point tant de plaisanteries de la part de ses camarades, appartenait à une servante ! À la surprise succédaient la colère et la honte.

« Mais quelle femme est-elle donc, Dandrige, pour se conduire pareillement avec des gentlemen qui ont risqué leur vie pour elle ? C’est une…

— Chut, calmez-vous, Willy, vous êtes ici sous son toit. Ne prononcez pas de mots que vous regretteriez. J’ai hésité à vous livrer ce petit secret, mais je pense, puisque vous vous débarrassez de ce médaillon, que cela n’a plus, pour vous, aucune importance. Il vient toujours un moment dans la vie où il faut rendre à César ce qui lui appartient.

— À César ou à Proserpine… Allons, rendez-moi ce médaillon ! »

La voix était autoritaire, Dandrige obtempéra. Certain de ce qui allait se passer, il étendit les jambes et croisa les mains, comme un spectateur attentif et détendu, attendant l’épilogue prévu d’un mélodrame.

Sa prévision se révéla juste : ayant saisi le bijou, Willy Tampleton le jeta rageusement dans la cheminée, puis d’un trait vida son verre de porto.

« Il arrive qu’on brûle ce qu’on a adoré, murmura l’intendant avec un sourire amical.

— Je vous remercie en tout cas de m’avoir détrompé, Clarence. C’est comme si l’on venait de m’arracher une mauvaise dent… Parlons d’autre chose. »

Quand la bouteille de porto fut vide, l’officier enfila son grand manteau de cavalier et demanda son cabriolet. Un vent froid agitait la mousse espagnole suspendue aux branches des chênes et poussait les nuages vers le sud. Dandrige suivit des yeux la lanterne cahotante puis regagna le salon. Lorsque James se fut retiré, après avoir clos la porte, il saisit un tisonnier, fouilla les cendres, en retira le médaillon d’or, brûlant et noirci. Quand celui-ci fut refroidi, il le nettoya avec son mouchoir, constata que le verre était brisé, mais qu’à l’intérieur la boucle de cheveux, en forme de point d’interrogation, était intacte : il l’empocha et regagna sa chambre. Ayant deviné ce que Barthew avait fait pour Mignette, une semaine plus tôt, il se dit que l’avocat ne serait peut-être pas fâché de recevoir un souvenir qui signifierait enfin quelque chose !

Les Damvilliers regagnèrent Bagatelle une semaine plus tôt que l’avait prévu Clarence Dandrige. Le capitaine du Borcas, marin téméraire et amateur de primes, avait choisi, pour réduire le parcours, la route la plus difficile, qui passait sur le banc du Grand Bahama. Cinq fois, au risque de se perdre corps et biens, le vaisseau avait heurté des récifs. Les passagers européens s’étaient plaints de cette folie, mais les Américains, admirant l’audace du navigateur et enchantés de vivre un exploit qui ferait date, avaient encouragé l’équipage et traité de poules mouillées les geignards. Quand La Balise fut en vue, à l’embouchure du Mississippi, tous, par contre, poussèrent des hourras qui s’entendirent du poste des pilotes : les uns pour remercier Neptune de les avoir conduits à bon port, les autres – Adrien et Virginie en étaient – pour faire ovation au marin qui leur avait donné de si fortes émotions. La future maman, même par gros temps, n’avait laissé voir qu’un symptôme inhérent à son état : un appétit de nurse anglaise, qui soulevait le cœur des ladies victimes du mal de mer.

« Quel bonheur, Dandrige, de retrouver sa maison et de vous revoir ! dit Adrien. L’Europe m’est apparue comme une vieille femme, tourmentée par des vices qui ne sont plus de son âge. Partout on ne parle que de révolutions, de bouleversements, sans même concevoir par quoi remplacer ce que l’on veut détruire. Les Anglais veulent une monarchie fagotée comme une république, et les Français une république gouvernée par un roi. Quant aux Hollandais, aux Polonais, aux Belges, aux Allemands, ils sont prêts à imiter les uns ou les autres…

— Je suis, moi aussi, content de vous revoir, Adrien. Certains soirs d’hiver, dans cette grande maison vide, je me suis surpris à errer comme une âme en peine. »

Quant à Virginie, elle parut si heureuse de distribuer des cadeaux et de se laisser brosser les cheveux, « comme aucune servante ne savait le faire en Europe », par la gentille Rosa, tout émue d’avoir reçu un savon parfumé à la violette, que Dandrige trouva en elle une femme nouvelle, épanouie, heureuse et sincère. Sa maternité future la rendait plus belle encore, plus désirable, aurait pensé un autre que l’intendant. Elle ne paraissait préoccupée que du bonheur des gens et d’abord de celui de son mari. Adrien, euphorique, annonça à la délégation de travailleurs qui vint lui souhaiter la bienvenue qu’il offrait deux jours de repos à tous les esclaves de la plantation.

« Le bonheur, ça existe, Dandrige, et je me sens une force de taureau pour conduire Bagatelle. Nous allons vers de beaux jours, vers de belles années. Si Virginie me donne, comme je l’espère, un petit marquis, je construirai un hôpital pour les pauvres de Sainte-Marie, car je ne peux être complètement heureux sans rien faire pour ceux qui ont moins de chance que moi ! »

En cette année 1832, le bonheur du marquis semblait être contagieux. Le Sud tout entier vivait ce que plus tard les historiens appelleraient « l’âge d’or ».

La Louisiane et le Mississippi avaient produit, au cours de la saison précédente, 132 363 balles de coton qui s’était fort bien vendu puisque les magasins de La Nouvelle-Orléans n’en contenaient plus que 7 000 balles. Les recettes de l’État de Louisiane avaient atteint un chiffre record : 507 291 dollars, et, malgré des investissements de toutes sortes, le trésorier venait d’annoncer qu’il restait encore 167 235 dollars dans la Caisse publique. On avait construit à La Nouvelle-Orléans un nouvel hôpital de charité qui avait coûté 17 000 dollars et, à travers les paroisses, de nombreuses écoles publiques, valant au total 45 000 dollars. Les licences sur les jeux, versées par les propriétaires de cabarets ou par les armateurs de show-boats, avaient rapporté 41 000 dollars. Il était vrai que, dans le même temps, les poursuites criminelles et l’entretien des prisonniers d’État avaient coûté aux citoyens 35 000 dollars. Le trésorier n’avait versé que 900 dollars pour indemniser les propriétaires d’esclaves exécutés pour crimes.

Les banques de La Nouvelle-Orléans regorgeaient d’argent et, si la ville attirait chaque année davantage de spéculateurs, on y comptait également de plus en plus d’hommes d’affaires sérieux. Si, pendant plusieurs mois chaque été, la peur de la fièvre jaune et du choléra ne l’avait pas emporté sur l’ambition pécuniaire, la capitale du Sud eût grandi encore plus vite.

Tout était donc pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles, pensaient les planteurs et les négociants, dont l’arrogance et les fortunes irritaient les gens du Nord occupés à creuser des mines et à construire des chemins de fer, activités qu’on ne pouvait comparer au plaisir de regarder pousser le coton, la canne à sucre ou le tabac.

Tous les habitants du Sud ne profitaient pas aussi largement d’une prospérité à laquelle le travail des esclaves – on en comptait 4 264 dans la seule paroisse de Pointe-Coupee, contre 622 mulets – contribuait pour une large part. Il y avait les « petits Blancs », pour lesquels Adrien s’était engagé devant Dandrige à construire un hôpital, pour peu que le Seigneur lui octroyât le fils désiré. Exploitant de minuscules concessions dans « le poulailler », zone ceinturée par l’ancien bras du Mississippi, devenu lac et dénommé par les pionniers Fausse-Rivière, ils maniaient, comme les Noirs, la pelle et la pioche. Ces gens, qui avaient tout juste les moyens de louer un ou deux esclaves à vingt ou trente dollars par mois, vivaient avec leurs familles dans des maisons sans confort, fabriquaient eux-mêmes leurs meubles, achetaient à crédit le jambon fumé, ne buvaient que de l’eau, cultivaient comme un luxe un carré de melons et quelques groseilliers, faisaient des manières pour payer leurs impôts et négligeaient d’envoyer leurs enfants à l’école. Chatouilleux comme personne quand il s’agissait de leurs libertés, ils se battaient dans les réunions électorales et posaient aux candidats des questions saugrenues. On ne trouvait guère au-dessous de ces « petits Blancs » que des gens sans foyer ni attaches, coureurs de bois et de bayous, tantôt trappeurs et chasseurs, grands tueurs de rats musqués, de ragondins et d’alligators, quelquefois charbonniers, à l’occasion éleveurs de bétail ou pêcheurs, dont la seule supériorité sur les Noirs tenait à la couleur de leur peau. L’aristocratie des planteurs ignorait cette catégorie d’individus, venus d’Europe dans on ne savait quelles conditions. Quand on faisait allusion à leur existence, c’était en général pour se gausser de leurs mœurs ou s’indigner du mauvais exemple qu’ils donnaient aux esclaves. Ces derniers ne respectaient d’ailleurs que leurs fusils et les désignaient, comme leurs maîtres, de noms peu flatteurs : Red-Neck, ou Pecker-Wood{46}.

Au mois d’août 1832, par une chaleur insoutenable, qui rendaient floches les feuilles des cotonniers, dont les tiges exténuées se courbaient sous le poids léger des gousses, Virginie fit appeler le docteur Murphy. L’enfant qui remuait dans son ventre ne tarderait pas à naître.

« Ça se passera bien, dit le médecin au marquis. Votre femme a le masque, ce qui est bon signe, et je ne serais pas étonné si vos vœux étaient exaucés. Le bougre est diablement remuant. Ce sera, je pense, pour la fin du mois. »

Depuis plusieurs semaines déjà, Virginie faisait l’objet de toutes les attentions. Le trousseau du futur marquis était prêt et des couturières de la plantation avaient garni de dentelles neuves le grand berceau, en forme de nef, où Adrien avait fait ses premiers rêves. Les domestiques, que régentait avec une autorité héritée de Maman Netta la grosse Anna, avaient un respect religieux de la maternité.

Les mystères de la naissance exprimaient à leurs yeux le meilleur de la volonté divine. Aussi, à chaque instant Rosa, la fille d’Anna, qui se consacrait entièrement au service de la dame de Bagatelle – ce dont cette jolie fille n’était pas peu fière – se précipitait pour glisser un coussin sous les pieds de sa maîtresse, mobilisait une soubrette de rang inférieur pour l’éventer, lui proposait du lait. Elle montait aussi la garde à la porte de la chambre la plus fraîche où Virginie reposait l’après-midi, nue sous une chemise en batiste. Adrien, dont la fébrilité augmentait au fur et à mesure que s’approchait l’heure de l’accouchement, quittait à tout moment les champs pour venir s’enquérir « si tout allait bien ».

Dandrige, entrant à l’improviste dans la bibliothèque, l’avait trouvé, à plusieurs reprises, occupé à feuilleter un traité d’anatomie, comme s’il voulait apprendre par le détail le processus de la naissance.

« Rien n’est plus naturel que la venue au monde d’un enfant, Adrien. Cessez de vous inquiéter.

— Ce doit être tout de même affreusement douloureux et Virginie n’est pas une négresse… Il paraît que plus les femmes sont minces et plus leur accouchement est difficile. Je ne peux m’empêcher de penser aux risques qu’elle va affronter. Heureusement que Murphy sera là… Pourvu qu’il ne soit pas ivre au moment où l’on aura besoin de lui ! Je me demande si je ne devrais pas, dès aujourd’hui, le garder à la maison pour l’avoir sous la main et en état d’agir, si les choses se précipitaient !

— Murphy doit soigner ses malades et la maternité n’est pas une maladie. Ce serait faire preuve d’égoïsme que de le retenir inutilement…

— En ce qui concerne Virginie, je suis égoïste, Clarence, et je veux que nous mettions toutes les chances de notre côté. »

Quand Virginie fut prise des premières douleurs, dans l’après-midi du 15 août, le médecin se révéla introuvable. On sut, par les estafettes envoyées dans toutes les plantations, puis par Bobo qui visita la plupart des maisons de Sainte-Marie, que le praticien devait se trouver à Port Hudson, de l’autre côté du Mississippi, à deux bonnes heures de Bagatelle.

« Trouvez un bateau et allez le chercher, ordonna Adrien à Clarence tandis que Virginie, surveillée par Anna et sa fille, mordait des mouchoirs humectés de vinaigre.

— Si le docteur pas venir, fit Anna avec autorité, on va chercher Planche, c’est elle qui aide toutes les femmes nègres !

— Jamais de la vie, coupa le marquis, excédé. Il faut joindre Murphy et l’amener ici ! »

Clarence avait disparu, sachant où trouver un bateau et des rameurs pour rejoindre Port Hudson. Comme M. de Damvilliers tournait autour du lit de sa femme, se frottant la tête à deux mains, sous les regards craintifs d’Anna, Virginie étendit le bras, lui prit le poignet au passage et dit d’un ton qui n’admettait pas de réplique :

« Qu’on aille chercher Planche et sortez d’ici, Adrien, vous me donnez le vertige ! »

Et, comme le marquis se préparait à élever une objection :

« Je ne suis pas faite différemment des autres femmes, mon ami. »

Planche, ainsi nommée à cause d’une maigreur squelettique et d’une peau grise, comme les pièces de bois longtemps exposées aux intempéries, remplissait au village des esclaves les fonctions de sage-femme. Un peu sorcière, connaissant les herbes qui guérissent, elle était tenue par certains pour jeteuse de sorts, ce qui lui valait une considération fondée sur la crainte. C’était une femme avec laquelle il valait mieux être en bon termes. Peu loquace, vivant seule dans une cabane au bord du fleuve, elle excellait à l’égrenage du coton. Ses longs doigts secs, d’une souplesse et d’une adresse rares chez les Noirs, inquiétaient au moins autant que ses yeux clairs, lesquels dénonçaient, comme la couleur de sa peau, quelque lointaine ascendance blanche.

À Rosa, qui courut la prévenir à l’atelier d’égrenage que la maîtresse la réclamait d’urgence, elle dit en redressant fièrement son buste maigre :

« Je savais qu’on aurait besoin de moi… »

Sur les talons de la jeune servante, Planche pénétra furtivement dans la maison. Adrien, qui faisait les cent pas sous la galerie, répondit à son salut sans oser rien ajouter. Posément et avec application, la sage-femme se lava les mains et les bras dans la cuisine, exigeant pour s’essuyer une serviette neuve que la petite Rosa lui tendit sans plaisir.

« Fais bouillir de l’eau, beaucoup, petite, et porte des serviettes dans la chambre de la maîtresse. »

Puis elle tira d’un sachet de cuir qu’elle portait suspendu au cou un mince lien d’herbes tressées, qu’elle mit à tremper dans un verre de vin qui lui fut servi à sa demande. Toutes ces opérations quasi rituelles furent exécutées lentement, comme si rien ne pressait. Enfin, Planche se fit conduire à la chambre de la marquise, après avoir encore exigé une pièce de cinq dollars en or et une paire de ciseaux d’argent, qu’elle trempa dans le verre de vin et essuya avec soin. Rosa, les yeux écarquillés, avait suivi ces préparatifs en priant Dieu que le docteur Murphy apparaisse, le maître n’ayant pas caché la méfiance que lui inspirait la femme grise. Quand cette dernière eut clos la porte de la chambre, après avoir expédié d’un geste la grosse Anna, qui transpirait au moins autant que sa maîtresse, il n’y eut plus qu’à attendre, en guettant les bruits de la maison, devenue silencieuse comme un sépulcre.

À plusieurs reprises, Adrien vint rôder au salon, puis dans la cuisine.

« Mais, enfin, que se passe-t-il ? J’aimerais savoir tout de même… Je vais aller voir…

— Faut pas, maître. Planche veut personne autour d’elle et m’ame Ma’quise non plus ! »

Enfin, la sorcière entrouvrit la porte pour demander la bassine d’eau chaude. Elle la referma et la tension augmenta. Dans l’idée d’Adrien, une femme ne pouvait mettre un enfant au monde sans gémir ni crier. Il guettait donc sur la véranda, à deux pas d’une fenêtre aux rideaux tirés, les plaintes de Virginie qui lui indiqueraient que le travail était commencé. Dieu voudrait peut-être que Murphy arrivât avant ce moment-là, avec sa science rassurante.

Il sursauta quand Planche, venue jusqu’à lui, sans qu’il entendît son pas de félin, dit dans son dos :

« C’est un beau garçon, bien blanc, maître.

— Et la maîtresse ?

— Tout est bien », fit Planche d’un ton professionnel.

Le docteur Murphy arriva trois heures plus tard, sérieusement éméché.

Il trouva Adrien penché sur le berceau où reposait un bébé rougeaud, à la peau fripée, aussi laid que tous les autres, mais déjà pourvu de quelques cheveux bruns. Virginie, les bras sous la nuque, ses anglaises bien coiffées par Rosa, souriait en entendant son mari répéter avec un rien d’inquiétude :

« Comme il est petit !… comme il est petit !… »

Le médecin examina la mère et l’enfant. Il trouva la première en parfait état et le second propre comme un sou neuf. Planche avait coupé le cordon ombilical après la ligature effectuée au moyen de ses herbes tressées. Puis elle avait appliqué, entre deux bandes, sur le nombril du nouveau-né une pièce de cinq dollars, destinée à maintenir le cordon coupé « pour que le petit marquis ait un joli petit ventre ».

« Tout de même, fit Adrien, vous auriez pu être là, Murphy ; confier Virginie à cette négresse m’a donné des sueurs froides.

— Je n’aurais pas fait mieux et même j’aurais fait moins bien, certainement. J’ai vu opérer Planche plus d’une fois et, si un jour j’avais une femme prête à faire un enfant, c’est elle que j’irais chercher. Je suis sûr que Virginie n’a pas souffert, cette sorcière a ses secrets…

— Elle m’a donné à mâcher une boule d’herbe et je dois dire que je n’ai plus pensé à rien. C’était comme si une autre avait souffert à ma place !

— Et, quand le cordon a été coupé, ne vous a-t-elle rien dit ? fit le médecin.

— Si, elle m’a dit : « Le petit marquis a le signe du feu ! »

— Qu’est-ce que ça veut dire ? intervint le marquis, bourru ; encore une histoire de sorcière…

— Ça veut dire, je pense, que votre fils aura un tempérament de feu, comme son père ! N’est-ce pas, Murphy ?

— C’est probablement ça, oui », fit le médecin, pensif, l’œil vague et attribuant peut-être à la déclaration de Planche un sens différent.

Il eut assez de bon sens, malgré les vapeurs de whisky, qui l’auraient facilement rendu bavard, pour tenir sa langue. La dernière fois que Planche avait dit à une esclave accouchée que son bébé avait le signe du serpent, l’enfant était mort piqué dans son berceau par un reptile vert. Planche, il l’eût volontiers reconnu, possédait une science particulière bien différente de celle qu’on enseigne aux apprentis médecins dans les universités du Nord.

Le futur marquis de Damvilliers, quatrième du nom en Louisiane, reçut au baptême les prénoms accolés de Marie-Adrien, puisque né le jour de la fête de la Vierge. Plus tard, quand il hériterait le titre, qui déjà n’était plus qu’un titre, il abandonnerait son premier prénom pour devenir Adrien de Damvilliers, comme tous les autres Damvilliers qui l’avaient précédé sur cette terre. En attendant, il se révélait vorace, braillard, gesticulant, débordant d’une vitalité qui réjouissait son père, mais donnait à sa nourrice, une esclave nommée Imilie, plus d’occupation que les six enfants qu’elle avait eus elle-même d’un contremaître allemand.

L’année de la naissance de Marie-Adrien fut marquée en Louisiane par une récolte de coton relativement médiocre. L’État produisit 97 000 balles de moins qu’en 1831, ce qui eut pour effet de faire monter les cours et de fournir aux spéculateurs de bons bénéfices. Les planteurs, qui purent ainsi écouler leurs stocks de deuxième choix, se passionnaient davantage cependant pour ce qui se passait à Washington, où l’on devait discuter le Nouveau Tarif, ensemble de taxes et de droits que percevait le Trésor fédéral sur les produits manufacturés en provenance d’Europe et dont le Sud faisait une grosse consommation. En 1828, les protectionnistes du Nord avaient obtenu du gouvernement fédéral un tarif que les partisans du libre-échange, pour la plupart sudistes, trouvaient scandaleux. Il s’agissait donc pour les représentants des États du Sud d’arracher, sinon la suppression des droits de douane, du moins une réduction substantielle du montant de ceux-ci.

Les planteurs de Louisiane, comme les hommes d’affaires de La Nouvelle-Orléans, comptaient pour cela sur l’autorité dû président des États-Unis, le général Andrew Jackson. Militaire valeureux, il avait empêché les Anglais de prendre La Nouvelle-Orléans, au cours de ce qu’on appelait la seconde guerre d’indépendance, et leur avait infligé, le 8 janvier 1815, une défaite dont on commémorait chaque année le glorieux souvenir. Le président possédait aussi, dans le Tennessee, une plantation de coton où il faisait travailler des esclaves, ce qui rassurait les électeurs des États esclavagistes, toujours en butte aux abolitionnistes. Enfin, le général Jackson restait le condottiere audacieux qui, en 1818 – en outrepassant un peu les droits octroyés par le président Monroe – avait mis les Séminoles à la raison, annexé les Florides et exécuté deux Anglais soupçonnés d’intelligence avec les Indiens.

Duelliste redoutable, il ne déplaisait pas aux Cavaliers du Sud. Politicien réaliste, il inspirait confiance aux démocrates nordistes. Quand la modernisation du vieux parti de Jefferson s’était imposée, le sénateur Martin Van Buren, de New York, avait su flatter sa vanité patriotique et convaincre le héros national de poser sa candidature à la présidence des États-Unis. Tout le monde avait oublié que le candidat des démocrates avait été autrefois l’ami de cet Aaron Burr, accusé de haute trahison en 1807 par le président Jefferson. Élu, Andrew Jackson s’était déclaré, comme le souhaitaient ses partisans, hostile aux monopoles et à la bourgeoisie, industrielle et commerciale, dont l’influence ne cessait de grandir dans le nord-est de l’Union.

D’un tel homme, né sur la frontière des deux Carolines, les Sudistes n’espéraient que compréhension et appui. Ils furent un peu déçus. D’abord parce que le « Vieux Noyer », comme on l’appelait familièrement, avait inauguré dès sa prise de fonction, en 1829, le système dit « des dépouilles », qui consistait à distribuer toutes les fonctions publiques fédérales de quelque importance aux membres du parti qui avait facilité son élévation. Ensuite, parce qu’on avait compris, à son attitude, qu’il subordonnerait tout au renforcement de l’Union. Le système des « dépouilles » avait eu pour première conséquence de promouvoir une nouvelle catégorie de citoyens : les politiciens professionnels dont les Sudistes ne pensaient pas grand bien. Quant à la volonté, maintes fois exprimée, de ne pas tolérer la moindre atteinte à l’autorité fédérale, elle faisait présager une politique de compromis où les considérations électorales pèseraient le même poids que les intérêts économiques des États.

Dans son message annuel au Congrès en 1832, Andrew Jackson avait demandé la réduction du Tarif, pensant ainsi satisfaire les Sudistes, dont le porte-parole le plus intransigeant était le vice-président de l’Union, John C. Calhoun. Ce dernier jouissait parmi les planteurs et les négociants du Sud d’un prestige certain. Comprenant que Jackson tenait à ménager son électorat du Nord, en acceptant un nouveau Tarif qui ne pouvait contenter le Sud, John C. Calhoun démissionna, se fit élire sénateur et s’engagea à fond contre le gouvernement fédéral. Décidé à défendre le droit souverain des États à la sécession, tout en affirmant que la nullification était un moyen d’éviter la dissolution de l’Union, en permettant à un État de rejeter une législation contraire à ses intérêts, il sema le germe d’un mal dont personne n’entrevit immédiatement les effets.

Une convention se tint en Caroline du Sud. Elle eut pour résultat de faire admettre la nullification. On vota une série de mesures tout à fait contraires à l’esprit des lois fédérales. Le Nord considéra qu’il s’agissait d’un acte de rébellion contre l’autorité souveraine de l’Union ; Jackson menaça – ce qui était bien dans son tempérament – d’envoyer les troupes fédérales contre les Caroliniens. Les autres États du Sud ne suivirent pas la Caroline. Leurs représentants préférèrent la voie du compromis et obtinrent finalement une réduction progressive des droits de douane, étalée sur dix années.

Les gens raisonnables, ayant à cœur de maintenir, même au prix de quelques sacrifices, les chances d’une cohésion américaine ne pouvant exister que dans le cadre d’une alliance fédérale, adoptèrent le point de vue de Jackson, sans condamner aussi sévèrement que lui l’attitude des Caroliniens du Sud.

Le marquis de Damvilliers appartenait à cette catégorie de citoyens. Sans se mêler de politique, il influençait par son exemple bon nombre de grands planteurs qui, eux, militaient en période électorale. Le fait que les Damvilliers soient installés depuis 1720 sur la même terre et que le père d’Adrien avait choisi la nationalité américaine, au contraire d’autres planteurs qui avaient tenu à conserver leur nationalité d’origine, conférait au marquis un prestige et une autorité dont lui-même appréciait mal l’ampleur.

Un soir de décembre, à quelques amis rassemblés dans le salon de Bagatelle, alors que les dames papotaient autour de Virginie, il développa son argumentation.

« L’idée de patrie ne peut reposer que sur le respect des lois de l’Union. Les Américains en tant que peuple n’existent pas encore. Il faudra attendre que naissent et meurent plusieurs générations avant que l’on reconnaisse l’existence d’une race américaine ataviquement attachée à son sol. Les étrangers qui nous visitent, je l’ai compris en Europe, sont étonnés de ne pouvoir définir dans l’Union aucune communauté d’intérêts, ni de religions, ni de traditions, ni de mœurs. Ils ne voient que des colons qui cohabitent sur un continent conquis. Ils rencontrent des Anglais en Nouvelle-Angleterre et en Géorgie, des Allemands et des Irlandais à New York, des Espagnols dans les Florides, des Français en Louisiane ; tous se disent américains, comme se disent réformistes à Londres les membres du Reform-Club ! J’ai entendu un Français déclarer très sérieusement que les seuls vrais Américains étaient les Indiens que nous chassons de leurs territoires ! Or, hélas ! nous ne sommes plus des colons exploitant égoïstement une terre exotique, nous sommes des citoyens vivant, de notre travail, sur notre terre, voilà ce que le monde et la vieille Europe doivent comprendre. Les gens de la Caroline du Sud se conduisent encore comme des colons. Je conçois que leurs affaires puissent souffrir de l’application du Tarif. J’en souffre moi-même, en payant mon bordeaux moitié plus cher que je ne devrais. J’en souffrirai encore en versant trente ou quarante dollars à M. le collecteur de la douane, quand on débarquera à La Nouvelle-Orléans le piano de Pleyel que Mme de Damvilliers a acheté à Paris. Mais dois-je pour cela prôner la nullification ? Nous avons certes des intérêts à faire valoir, des règlements injustes à dénoncer, mais il nous faut convaincre de la réalité des uns et des autres ceux qui méconnaissent notre façon de vivre et non pas les combattre comme des ennemis. Car nous sommes tous des Américains ! »

Il était rare que M. de Damvilliers soit aussi loquace et aussi formel. Clarence crut reconnaître, dans son discours, des idées exprimées par Virginie, dont il connaissait l’opinion sur l’attitude des gens de la Caroline du Sud. Elle aussi avait foi dans l’Union et ne croyait pas, au contraire de bon nombre de femmes de planteurs, ignorantes, qu’on devait engager la Louisiane dans la voie de la rébellion économique parce que les plumes d’autruche, les dentelles de Malines et les porcelaines de Limoges doublaient de prix en touchant les quais de La Nouvelle-Orléans.

« Vous feriez un excellent sénateur… dans un État du Nord ! » finit par dire M. Tampleton, après un bref silence pendant lequel l’assemblée tentait d’assimiler la déclaration du marquis.

Le vieil homme s’anima :

« Mon fils Willy risque actuellement sa vie pour l’Union, en combattant les Indiens qui ne respectent pas les traités. Vous parlez de convaincre nos adversaires… Allez donc convaincre des sauvages qui se barbouillent la figure et adorent des morceaux de bois !

— Mais les partisans du Tarif ne sont pas des sauvages, Tampleton, fit un planteur.

— Je me le demande parfois, quand on voit comment on nous insulte dans les feuilles abolitionnistes qu’ils soutiennent avec l’argent qu’ils nous prennent. Eux se conduisent en ennemis jaloux de la prospérité du Sud… et je ne suis pas de ceux qui tendent la joue gauche quand ils ont reçu un soufflet sur la joue droite. Un jour viendra, acheva le vieux Tampleton en agitant une main décharnée, constellée de “marguerites de cimetière”, où il faudra, je vous le dis, nous battre pour survivre, pour défendre les valeurs du Sud. »

Avec sa crinière blanche, son visage maigre, ses yeux noirs profondément enfoncés dans les orbites, sa cravate à l’ancienne mode, M. Tampleton ressemblait à un prophète.

Au doyen des planteurs de Pointe-Coupee on devait le respect. Personne ne pouvait donc le contredire, sauf son hôte, le maître de Bagatelle.

« J’espère que Dieu inspirera à tous assez de sagesse pour que jamais nous n’en arrivions là ! »

Clarence Dandrige sourit. Dans l’esprit d’Adrien, Dieu était sudiste !