3

PRÉVENU par un courrier du « Louisiana Express », dont les porteurs montés parcouraient au galop et de relais en relais des centaines de milles, Willy Tampleton arriva assez tôt pour les funérailles de sa sœur. Un officier devant rester digne et droit en toute circonstance, il domina son chagrin, alors que Percy donnait libre cours au sien. Cela fit dire aux gens, venus nombreux aux Myrtes assister à l’enterrement de la benjamine des Tampleton, que « le fils aîné aimait mieux sa petite sœur que le cadet, lequel ne quittait pas Virginie Trégan du regard, même à l’église ! »

La catastrophe du Rayon-d’Or avait fait soixante-deux morts et beaucoup de blessés. Plusieurs familles de planteurs connaissaient le deuil, le bateau ramenant, comme d’autres en cette saison, des gens aisés ayant passé une partie de l’hiver à La Nouvelle-Orléans.

Ce n’est que plusieurs semaines après le drame, au moment où commençaient les semailles, alors que les esclaves courbés sur les poquets enfouissaient les graines de cotonnier, que le marquis de Damvilliers osa faire, sans trop de tact, devant Clarence une allusion à la mort de Corinne.

« L’aimiez-vous un peu, Clarence, cette malheureuse enfant ?

— Si quelqu’un sait à quoi s’en tenir là-dessus, Adrien, c’est bien vous, dit l’intendant un peu sèchement.

— Je voulais plutôt dire, balbutia le marquis, étiez-vous profondément sincère quand vous… lui avez proposé de l’épouser ?

— À cet instant, oui, bien sûr, mais je ne crois pas qu’elle a été dupe, Adrien, et je me demande si ma… déclaration soudaine ne l’a pas persuadée qu’elle allait mourir. Maintenant que j’y réfléchis, je me dis que j’ai joué un jeu sinistre…

— Détrompez-vous, Clarence, intervint Virginie, Corinne vous a cru. Elle pensait fermement que vous alliez, un jour ou l’autre, lui demander de devenir votre femme… Elle me l’avait dit. Elle attendait cet instant. La mort lui a fait ce cadeau. »

L’intendant demeura un long moment silencieux. De la véranda, où se tenait le petit groupe, après le déjeuner, il revoyait, sous les chênes hérissés de bourgeons, le bal de la fête du coton. La jeune vie effacée ne reviendrait pas dans les effluves du printemps. Corinne, toujours un peu précieuse et timide, dans ses toilettes impeccables, sa mémoire pourrait en rappeler l’image, parmi celles d’autres souvenirs, mais la réalité ne réapparaîtrait jamais.

La seule notion d’éternité qu’il soit donné aux hommes d’apprécier, pensait Clarence, tient dans la contemplation du vide laissé par la mort, la sensation d’absence définitive. Ceux que dispersent les hasards de la vie ont toujours une chance, même si les océans ou les continents les séparent, même si l’immensité du monde les laisse dans l’ignorance de leurs destins réciproques, de se rencontrer. La mort les rend inaccessibles. Les êtres s’y dissolvent.

Le marquis et sa filleule respectaient la méditation de l’intendant. Dandrige, sa tasse à la main, se balançait lentement sur son fauteuil à bascule, dont les patins grinçaient sur le parquet grossier de la véranda. Virginie savait que de tous ceux qui avaient aimé Corinne, ses parents, ses frères, ses amies, elle-même, Clarence serait celui qui s’en souviendrait le plus intensément. Le marquis, lui, s’arrêtait aux regrets qu’inspire toute vie trop tôt fauchée. La mise en terre d’un corps était une manifestation concrète et triste, mais sa foi chrétienne lui donnait l’assurance de lointains rendez-vous avec les disparus, dans la fluidité indéfinissable d’un ciel de catéchisme. Au soir de la fête du coton, quand il avait évoqué l’amour de Corinne Tampleton pour son ami incapable d’y répondre, il se souvenait d’avoir dit : « Dieu pourvoira à la solution. » Et Dieu y avait pourvu. D’une façon cruelle et apparemment injuste aux yeux des humains, mais par une voie qu’ils n’auraient pu imaginer.

« Allons, Clarence, finit-il par dire d’un ton presque enjoué, Corinne, grâce à vous, est morte heureuse. Comme une fiancée. Les Tampleton vous en sont reconnaissants et Murphy dit que la pauvre fille a passé sans se rendre compte de rien !

— Mince bonheur, fit Clarence, amer. J’aurais voulu à cet instant échanger ma vie contre la sienne, mais Dieu, n’est-ce pas, votre Dieu, Adrien, n’a jamais admis ces marchandages. Il réserve ses miracles pour des circonstances plus édifiantes !

— Parce que, fit le marquis, se redressant sur son siège, le regard fulgurant comme un Moïse exalté, parce qu’il ne souscrit pas aux penchants égoïstes des hommes, Clarence, et qu’il choisit ceux auxquels il rend la mort aisée et ceux auxquels il laisse une vie difficile. C’est vous, je le crains, qui avez la mauvaise part !

— J’envie votre certitude, Adrien, votre admirable faculté d’acceptation d’une volonté suprahumaine, d’une souveraine et infaillible sagesse. Mon dieu à moi, c’est le Doute, une sorte de Janus gazeux, qui est à la fois Tout et le contraire de Tout et nous regarde jouer à pile ou face, au-dessus du néant !

— Vous blasphémez, Clarence, fit le marquis d’un air chagrin. La mort de Corinne vous révolte, mon ami, parce que vous doutez… même de votre doute !

— Cette mort ne me révolte pas, Adrien, elle me remplit de honte, parce que je l’ai nourrie d’un mensonge.

— Mais non, intervint Virginie avec une vivacité qui étonna Clarence tout autant que le marquis, la mort de Corinne vous remplit de honte… parce qu’elle vous tire d’un dilemme sans vous apporter la paix ! »

Clarence lui lança un regard froid, suprêmement insolent et quitta son fauteuil :

« À chacun sa paix, n’est-ce pas. Les uns la trouvent en suivant leur nature, les autres en s’y opposant… Comme dirait Mignette, c’est une question de dignité ! »

Cette sortie laissa le marquis pantois et Virginie courroucée.

« Vous avez été un peu dure avec Clarence, observa Adrien. Vous ignorez beaucoup de choses qui expliquent le comportement de cet homme, dont je n’ai jamais pris la loyauté en défaut.

— Ce que je sais, par contre, rétorqua Virginie, voulant à tout prix justifier sa maladresse, c’est qu’il est d’un orgueil incommensurable !

— Peut-être, mais dans son cas, croyez-moi, Virginie, l’orgueil est une qualité que votre jeunesse ne vous permet pas d’apprécier. »

Cette scène n’eut aucune influence sur le comportement de Dandrige. Il évita simplement de se trouver, au cours des jours qui suivirent, en tête-à-tête avec la filleule du marquis. Il devinait que celle-ci aurait voulu reprendre la discussion et, peut-être à sa manière, formuler des excuses, mais il tenait à lui éviter une humiliation de convenance. Car il sentait bien que l’interprétation qu’elle avait donnée de sa réaction devant la mort de Corinne était juste.

À l’époque de la floraison du coton eut lieu le mariage de Mignette et Albert. Le marquis, avec sa générosité sans exclusive, voulut, pour cette jeune Française amenée à convoler loin de sa famille, que ce soit une vraie noce. Il la conduisit à l’autel, dans l’église de Sainte-Marie, comme autrefois les seigneurs accompagnaient les rosières. Toute la population blanche du village, artisans, contremaîtres, commerçants et petits cultivateurs, assistait à la cérémonie. On vit même arriver à la sacristie quelques riches planteurs qui, pour faire honneur au marquis de Damvilliers, oublièrent les préjugés sociaux de leur caste et vinrent embrasser la jolie mariée et serrer la main du forgeron, un peu emprunté dans sa redingote et ses bottines vernies.

« Tout ce beau monde m’impressionne », confia Albert à Mignette qui, dans sa robe blanche, aurait pu rendre jalouses les demoiselles les plus accomplies.

Le repas de noce eut lieu à la plantation et Anna se surpassa, pour plaire à la jeune femme qui l’avait ramenée à Bagatelle.

Le forgeron, fier et ennuyé de se retrouver à la table du maître de Bagatelle, assis à côté de Mlle Virginie, qui faisait tout pour le mettre à l’aise, utilisa fort convenablement sa fourchette et sa cuillère, quoique ces instruments parussent, dans ses grandes mains calleuses, plus pesants et moins aisés à manier que marteaux et tenailles.

Un bal clôtura la journée, dans la salle d’œuvres paroissiale. M. de Damvilliers, sa filleule et Clarence Dandrige vinrent y passer un moment, ce qui donna à Virginie l’occasion de prouver qu’elle était sans manières et dansait aussi bien le réel que le quadrille.

Mignette versa une larme au moment de se séparer de Virginie. Devenue l’épouse du forgeron, elle devait s’installer dans la maison de celui-ci, au-dessus de la forge. Mais elle promit de venir souvent à Bagatelle, où, déclara-t-elle, elle avait été si heureuse.

Très discrètement, M. de Damvilliers avait glissé à Albert Schœler une bonne enveloppe contenant de quoi aider le jeune couple à monter convenablement son ménage.

Les demoiselles Barrow trouvèrent que le marquis avait un peu dérogé en traitant la suivante de sa filleule comme un membre de la maison. Adèle attribua cette générosité et cet empressement à d’obscures raisons, donnant ainsi à entendre à ses amies que la jeune Mignette avait peut-être eu pour M. de Damvilliers des bontés secrètes, dont ce benêt de forgeron se préparait à assumer en connaissance de cause les conséquences !

Il s’agissait de propos tenus autour d’une tasse de thé entre demoiselles d’âge mûr, laissées-pour-compte de quelques riches familles, héritières trop exigeantes, trop prudes ou franchement laides, qui n’avaient pu pêcher un mari dans leur milieu. Les médisances d’Adèle Barrow ne trouvèrent pas d’écho, la moralité du marquis de Damvilliers demeurant au-dessus de tout soupçon.

Le maître de Bagatelle allait d’ailleurs fournir aux « ragoteuses » un sujet de conversation autrement intéressant.

Willy Tampleton, n’ayant eu que deux jours de permission pour enterrer dignement sa sœur, n’avait pu s’entretenir avec Virginie du seul sujet qui le préoccupait : se faire agréer comme candidat officiel à la main de celle-ci. Les circonstances interdisaient toute démarche de ce genre et, si Virginie avait su trouver les mots convenables pour parler de son amie défunte et apaiser le chagrin de l’officier, elle s’était, par contre, dérobée à toute conversation intime. Le beau Willy avait regagné son régiment plus amoureux que jamais, après avoir déclaré à ses parents que Virginie, au cours de la cruelle épreuve, s’était comportée « comme un membre de la famille ».

Le père et la mère de Corinne, accablés de tristesse, n’avaient pas relevé l’expression qui, dans l’esprit de leur plus jeune fils, voulait indiquer que Virginie Trégan était en tous points digne d’entrer dans le cercle Tampleton. Quant à Percy, qui s’attendait d’un jour à l’autre à être père, il s’était abstenu de tout commentaire, constatant simplement que « les gens de Bagatelle avaient été très bien, dans cette triste affaire ».

Avec le retour des chaleurs printanières, Bagatelle retrouvait ses habitudes de vie en plein air. Ainsi, le breakfast était servi sur la galerie, devant le grand salon, et non plus dans la petite salle à manger, où l’on avait coutume de le prendre pendant la mauvaise saison.

Depuis le mariage de Mignette, Virginie, qui jusque-là se faisait monter un plateau dans sa chambre et grignotait quelques rôties en bavardant avec sa suivante, rejoignait chaque matin Adrien et Clarence pour le petit déjeuner.

« J’ai horreur de prendre mon premier repas seule, avait-elle dit en minaudant un peu. Si vous m’acceptiez au breakfast, cela me ferait plaisir ! »

Le marquis s’était écrié que les hommes ne pouvaient qu’être flattés d’une si matinale présence féminine et chaque jour, vers sept heures trente, la jeune fille se retrouvait, entre Clarence et son parrain, autour de la table dressée par Anna.

Dans le parfum composite et appétissant, né des effluves du pain tiède, du thé fumant, du chocolat au lait, on échangeait des banalités, chaque convive évaluant l’humeur des autres, au début d’une journée qui avait toute chance de ressembler à la précédente.

La théière d’argent, grosse poire à base octogonale et couvercle en dôme, qui appartenait aux Damvilliers depuis l’époque où la reine Anne régnait sur l’Angleterre, trônait à côté de la grande bouilloire assortie à anse mobile reposant sur un support tarabiscoté, sous lequel brûlait une lampe à huile, qui maintenait l’eau à bonne température. Chaque matin, la vue de ces pièces, dues, d’après Abraham Mosley, au grand orfèvre Joseph Ward, et que Virginie avait exhumées, réjouissait le marquis, dont les armes gravées ornaient les flancs polis de ces luxueux récipients, comme ceux de la chocolatière de même style.

« Manger est une nécessité un peu vulgaire, se plaisait à dire Adrien. Seuls les ustensiles et le décor peuvent conférer à nos repas une certaine élégance. »

Aussi, sur une nappe de dentelle, les fines porcelaines de Limoges, l’argenterie et les cristaux composaient un ensemble raffiné, propre à stimuler les appétits et à exorciser les gourmandises.

« Ce sont les dernières confitures faites par Maman Netta, observait parfois Adrien en reprenant de la gelée de groseille, je me demande si Anna les réussira aussi bien que sa mère ! »

À cette cérémonie, Virginie apparaissait d’ordinaire en longue robe de chambre de velours cramoisi, mais un matin, le thermomètre ayant pris quelques degrés, elle se présenta dans un déshabillé en plumetis de coton blanc. Sans qu’elle s’en doutât – mais ne s’en doutait-elle pas ? – la lumière du soleil, franchissant le mince rempart des voiles de coton, révéla au marquis, assis à l’ombre, le dessin d’un corps aux proportions parfaites, libéré à cette heure-là du carcan d’un corset et de l’épaisseur des jupons.

Tandis que Virginie allait et venait avec l’aisance de Salomé dansant devant Hérode, prenant son temps pour verser le thé, se relevant pour appeler Anna qui oubliait toujours le sucre, le marquis de Damvilliers ne pouvait détacher ses yeux de cette silhouette, appréciant l’innocente indécence de sa filleule, qui lui valait un si joli spectacle. Clarence avait remarqué l’intérêt que portait Adrien à ces transparences imprévues :

« Ne craignez-vous pas de prendre froid ? dit-il à Virginie ; ce n’est pas encore l’été et vous paraissez très légèrement vêtue. »

La jeune fille perçut dans le ton la même ironie discrète qu’elle pouvait lire dans le regard de l’intendant.

« Ce tissu est plus chaud qu’il ne paraît, Clarence, fit-elle du ton le plus naturel, et puis, ce matin, le temps est si beau et je me sens si bien que j’avais envie d’inaugurer cette robe, pour faire plaisir à mon parrain ! »

En disant ces mots, elle ouvrit largement les bras comme une mouette qui va prendre son vol, rejeta la tête en arrière et lança avec la spontanéité d’une petite fille :

« Les jours comme aujourd’hui, je me sens espiègle, prête à courir dans les prés, à jouer au cerceau autour du pigeonnier, à chanter des comptines… »

Son geste exubérant venait de révéler au marquis deux seins dressés, fermes et ronds, dont les aréoles roses se devinaient sous le voile tendre. Ils semblaient s’offrir sans modestie, Virginie ignorant – mais l’ignorait-elle ? – que cette nudité atténuée apparaissait plus suggestive que la nudité vraie !

Le brave Adrien, qui n’avait jamais osé demander à la défunte marquise de retirer sa camisole en pilou au cours des étreintes conjugales, vite espacées, tentait de détourner son regard sans y parvenir. Sa tasse de chocolat fumant à la main, les pommettes empourprées par un afflux de sang, il s’efforçait à l’indifférence avec tant d’application que Clarence comprit que la magicienne le tenait sous le charme. L’inquiétante candeur de Virginie, sa libre beauté de rousse aux yeux turquoise, le mélange de vice dissimulé et de grâce ingénue qui habitait ce corps de déesse, avertie de son pouvoir, lui rappelaient un tableau de Bernardino Luini, aperçu dans un palais de Lugano, représentant la fille d’Hérodiade occupée à séduire son oncle. La vierge équivoque, langoureuse et faussement puérile, torche prompte à allumer le désir, n’avait-elle pas, d’après la légende, obtenu la tête de saint Jean Baptiste ?

Au contraire de la bacchante lydienne, Virginie demeurait immobile, mais un air de flûte eût peut-être suffi à la jeter, frémissante et lascive, dans le tourbillon d’une danse fascinante. Si, à cet instant, Clarence avait entendu le marquis bégayer comme Hérode : « Demande-moi ce que tu voudras et je te le donnerai », il n’eût pas été autrement étonné. Quand Virginie, la dernière tasse de thé avalée, disparut dans un frou-frou au bout de la galerie ensoleillée, poursuivant, par jeu, Mic et Mac venus quêter les reliefs du petit déjeuner et livrant de dos, aux regards des deux hommes, sa silhouette mouvante et sculpturale, dans la fluidité du voile brodé, un bizarre silence s’abattit. Puis Adrien passa vigoureusement sa main dans ses cheveux bouclés et dit d’une voix de fausset que Dandrige ne lui connaissait pas :

« Belle matinée, hein ! Un petit galop dans la campagne nous ferait du bien ! »

La scène se renouvela chaque matin pendant une bonne semaine, Clarence observant son ami qui, de plus en plus, estima-t-il, ressemblait à ces planteurs en goguette que l’on voit seuls, assis au premier rang dans des cabarets de La Nouvelle-Orléans, où les danseuses fardées exhibent leurs jarretières.

Manifestement, Adrien attendait l’heure du spectacle, l’apparition de sa filleule qui, dans les jeux d’ombre et de lumière, passait du rôle de la parfaite jeune fille, vêtue d’une irréprochable robe du matin, à celui de l’odalisque provocante.

Une intervention de Rosa mit fin à ce que Clarence appelait en lui-même la danse de la séduction et au plaisir inavouable du marquis ! Virginie apparut un matin dans une tenue plus commune et d’une décence qu’eût appréciée Adèle Barrow.

« Savez-vous que Rosa m’a fait des observations ? dit-elle en mimant la confusion d’une fillette résolue à avouer qu’elle a mis les doigts dans la boîte à fards de sa maman. Elle estime que ma robe de plumetis ne peut être portée hors de ma chambre…, tout simplement. »

Comme le marquis restait pantois, alors que la révélation de Virginie appelait un commentaire, Clarence vint à son secours :

« C’est bien dommage, cette robe vous allait à ravir, elle mettait en valeur votre beauté… impulsive. Je suis certain qu’Adrien en appréciait comme moi le charme matinal… »

Le ton, légèrement persifleur, indiqua à Virginie, tapie comme une chatte, qu’une fois de plus Dandrige n’avait pas été dupe de son manège.

« N’en parlons plus », dit-elle ; et, se tournant vers le marquis, interloqué comme un voyeur découvert : « Comment est le coton ce matin, parrain ? La récolte s’annonce-t-elle aussi belle que celle de l’an passé ? »

Avec volubilité, car il était toujours intarissable sur ce sujet, M. de Damvilliers s’engagea dans un exposé technique, heureux de s’évader d’un univers charnel qui sentait le soufre.

Quelques jours plus tard, le courrier apporta à Virginie une lettre de Willy Tampleton, calligraphiée comme un acte notarié, dont on a pesé tous les termes. Elle contenait, cette fois, une sollicitation précise, venant après une grande page de déclarations, ne laissant aucun doute sur la force des sentiments du lieutenant. Le texte parut à Virginie niais et sirupeux. Dites-moi, concluait le jeune homme, si vous accepteriez, après un temps convenable de fiançailles, de devenir ma femme et si je peux m’ouvrir de ce projet à mes parents, avant de présenter ma demande à Monsieur de Damvilliers. Je ne veux pas envisager un refus de votre part, qui me jetterait dans le désespoir, car je vous aime depuis le premier jour où je vous ai vue et vous le savez bien !

Virginie réfléchit longuement à la conduite à tenir. Elle passa l’après-midi sur la véranda, dans un fauteuil, feuilletant un livre qu’elle ne lisait pas, suivant d’un air passif le vol des cardinaux, triturant ses anglaises, comme quelqu’un à court d’inspiration.

C’est Dandrige, apparaissant avant le retour du marquis, qui lui fournit l’occasion de se prononcer. Comme il s’asseyait près d’elle, après avoir réclamé à James un verre d’eau fraîche, elle aborda carrément le sujet.

« J’ai reçu ce matin une lettre de Willy Tampleton, Clarence. Il me demande de l’épouser. »

Ayant parlé sans la moindre émotion, sur le ton dont elle aurait annoncé que la jument baie avait mis bas ou que le chanoine de Pointe-Coupee venait dîner, elle attendit, embusquée dans un soudain silence, le résultat de cette déclaration.

« Eh bien, toutes mes félicitations, Virginie. C’est un beau parti que le jeune Tampleton, il finira par être général ! »

Et il enchaîna :

« Nouvelle pour nouvelle, Percy Tampleton est depuis hier papa d’une grosse fille !

— Sa femme souhaitait un garçon, observa Virginie, mais le père Tampleton sera satisfait. Depuis la mort de Corinne, il n’y avait plus de fille dans la famille… Quant à la proposition que me fait Willy, je ne suis pas disposée à l’accepter. »

Clarence, son panama sur les genoux, haussa les sourcils, jouant l’étonnement. Il tira sur son gilet de nankin, croisa ses longues jambes et, fixant Virginie de son regard net :

« Vous avez sans doute vos raisons !

— Je le trouve trop jeune, un peu benêt et je n’ai pas envie d’épouser un militaire. J’ai le sang végétal d’une terrienne. Willy est charmant, parfait Cavalier, riche et sérieux, mais non, vraiment, il ne m’attire pas comme mari. Je vais donc devoir lui faire de la peine, je le crains. »

Puis, concentrée, un peu narquoise, ses sens vigilants de fauve en alerte, elle attendit.

« En somme, vous ne l’aimez pas, tout simplement, fit Clarence, fataliste. C’est loyal à vous de le reconnaître. Mais peut-être, insinua l’intendant, s’est-il mépris sur votre gentillesse et l’intérêt que vous sembliez lui porter. Les garçons d’ici se trompent parfois sur les sentiments qu’ils inspirent. Ils sont à la fois timides et trop sûrs d’eux-mêmes… et les jeunes filles sont si réservées !

— Willy est un romantique, assurément, mais le mariage constitue un engagement définitif. Je ne veux pas être ainsi encagée. Ma nature me pousse plutôt vers des hommes mûrs, ayant l’esprit de décision et, pour tout dire, plus d’autorité morale que Willy.

— Évidemment, fit Clarence avec malignité, son frère Percy est d’un tempérament tout différent, mais il est marié et, maintenant, le voilà père de famille. »

Virginie sursauta :

« Pourquoi me dites-vous cela, Clarence ? »

L’intendant hésita un instant, observant cette femme qui ne dérobait pas devant l’obstacle. Mais l’occasion était trop belle de lui prouver qu’il ne pouvait y avoir de naïveté dans leurs rapports.

« Parce que j’ai assisté à votre retour, la nuit où vous avez regagné Bagatelle, peu avant Noël, et que j’en ai déduit certaines choses !

— Vous pensez que j’ai eu une aventure avec Percy Tampleton ?

— Oui… Est-ce que je me trompe ?

— Cela ne regarde que moi… Croyez-vous qu’il n’y ait que les hommes qui recherchent le plaisir sans suite ? J’ai appris dans ce domaine à me comporter comme un garçon. Je n’ai de comptes à rendre à personne… »

Clarence devina que cette irritation était feinte.

« Ne vous fâchez pas. Je ne suis pas un moraliste, mais, voyez-vous, dans le Sud les mœurs sont moins libres qu’à Paris. Dans notre société de plantation, les gens ont peu d’occasions de se distraire, ils passent leur temps à s’observer les uns les autres ; la moindre imprudence suffit à ternir la réputation d’une femme.

— C’est de l’hypocrisie, car il est admis que les hommes, célibataires ou non, aient des négresses pour maîtresses…

— C’est de l’hypocrisie, j’en conviens, mais manquer à l’hypocrisie est aussi un péché social, Virginie. »

Elle eut un geste de la main, signifiant qu’elle faisait fi de telles considérations. Son regard magnétique, son visage isocèle, encadré par les torsades élastiques de ses cheveux, sa bouche à demi ouverte, découvrant des dents luisantes, lui conféraient à cet instant une beauté sauvage. Clarence se fit amical, compréhensif, complice.

« Je pense qu’il y a en vous, Virginie, l’étoffe d’une grande dame, une force qui fait défaut à beaucoup de femmes de ce pays, un appétit de vivre intensément au mépris des préjugés. Or, dans le Sud, les femmes ne vivent pas intensément. Leur destin est tracé. Il suit une voie immuable, comme le fleuve. Les entorses aux règles, aussitôt connues, sont condamnées sans nuances. C’est votre imprudence, plus que votre aventure avec Percy Tampleton, qui m’a inquiété. J’ai eu peur pour vous, Virginie, comme autrefois sur le Prince-du-Delta… »

Elle comprit tout de suite que s’obstiner à la ruse avec Dandrige n’aboutirait qu’à éloigner d’elle cet homme étrange qui pouvait la comprendre.

« Avez-vous de l’affection pour moi, Clarence, ou me prenez-vous pour une gourgandine ou une évaporée ? »

Clarence se pencha, fit basculer son fauteuil et posa sa main sèche sur le bras de Virginie.

« J’ai une grande affection pour vous. Qui d’ailleurs résisterait à votre charme ? C’est pourquoi je ne voudrais pas que vous ratiez votre but, par provocation, par maladresse, ou par… précipitation. »

Virginie observa un moment Dandrige, évaluant la portée de ses propos. Son regard limpide se fit soudain voltigeur, sous celui de l’intendant, inévitablement clair et froid, un regard de logicien tolérant et sceptique.

« Je vibre, je ne raisonne pas, moi, Clarence. Je désire tout posséder, non seulement goûter, mais saisir, pas uniquement ce que la vie peut donner, mais ce qu’on peut lui arracher. Je n’ai pas envie du petit bonheur tranquille que m’offre Willy Tampleton. Je veux trouver ma place et faire que mes jours soient tous des éclosions. Vous n’auriez pas voulu non plus du bonheur que rêvait de vous apporter la pauvre Corinne… Je crois que nous nous ressemblons assez, non ?…

— Autrefois, je vous ressemblais, Virginie, et c’est bien pourquoi il peut exister entre nous une certaine connivence, pourquoi je comprends votre comportement, vos audaces… et tout le reste !

— Et vous avez abdiqué ?

— Oui, par la force des choses… Mais c’est une pénible histoire que je vous conterai peut-être un jour… Quand nous serons vieux !

— J’aime que vous me parliez ainsi, Clarence, dit la jeune fille avec un authentique mouvement d’abandon ; je suis comme un joueur qui, ayant un beau jeu, ne sait quel pion avancer pour l’emporter le plus totalement.

— Et quel pion avez-vous envie de jouer présentement, mademoiselle Trégan ? fit Dandrige d’un air badin, presque gai.

— Le marquis de Damvilliers, souffla-t-elle avec, dans le regard, une radieuse convoitise.

— Votre robe de plumetis si… légère, chère Salomé, répliqua Clarence, émoustillé par ce jeu de la vérité auquel il prenait avec bonne conscience un plaisir un peu pervers, vous a permis de marquer beaucoup de points. Vous pouvez gagner un titre de marquise et Bagatelle…, mais, s’il vous plaît, épargnez Jean Baptiste ! »

Ils riaient fort librement quand survint Adrien. Fatigué et couvert de poussière, le marquis se laissa tomber plus qu’il ne s’assit dans un fauteuil qui gémit et craqua sous le choc de ce corps lourd.

« À boire, par pitié, lança-t-il. Pendant que vous riez, jeunes gens, les charançons attaquent les capsules. Il va falloir arracher des plants, quelle plaie ! Comme je vous envie, Virginie, de ne pas connaître ces soucis !

— Mais, parrain, vos soucis sont les miens. Que puis-je faire pour vous distraire ?

— Jouez-moi le rigaudon que j’aime entendre, petite. La musique me fera peut-être oublier la bêtise des contremaîtres et la paresse des nègres… »

Virginie disparut dans la maison, et un instant plus tard le chant aigrelet du clavecin leur parvint par les portes-fenêtres du salon largement ouvertes. Le marquis poussa un soupir de satisfaction, s’étira, se fit retirer ses bottes par James, vida, coup sur coup, deux grands verres d’eau fraîche, coupée de jus de citron, et se frictionna vigoureusement la tête avec le sans-gêne d’un animal qui s’ébroue.

« Bon Dieu, Dandrige, qu’il est bon de rentrer chez soi et de retrouver ceux qu’on aime ! J’ai une faim de loup et je boirais le Mississippi… »

Pendant les jours qui suivirent, ni Clarence ni Virginie ne firent allusion à la conversation de ce tranquille après-midi. Désormais, leurs pensées cheminaient à l’unisson, comme celles de deux partenaires habitués à jouer ensemble, qui comprennent leurs appels réciproques et savent amener l’atout.

L’intendant, sachant à quoi s’en tenir sur les ambitions de la jeune fille, les approuvait. Le risque était pour Adrien, son ami, mais il souhaitait le voir heureux, avec une belle femme dans son lit, douée pour l’art de vivre, et qui avait déjà donné maintes preuves de ses capacités de maîtresse de maison. Il savait que la robustesse morale du marquis, alliée à une tendresse rugueuse, suffirait à maintenir cette cavale dans les limites des pâturages autorisés. Il croyait être certain que, son but atteint et sa place trouvée, Virginie saurait se comporter exactement comme il conviendrait et cela d’autant plus aisément que, sachant la valeur des choses, elle ne dérogerait pas d’un pouce, afin d’en jouir au mieux.

Les semaines passèrent sans événement notable. La vie de la grande maison, où la nature entrait, portant jusque dans les salons l’ambiance salubre du printemps, suivait le rythme immuable des travaux. Virginie, ayant terminé la tapisserie commencée l’année précédente, l’offrit à Adrien au jour de son quarante et unième anniversaire. Elle représentait le bourg de Damvilliers, tel le modèle fourni par une ancienne gravure. Dans un angle, les armoiries des seigneurs meusiens « de fucule, à la bande d’or, accompagnée en chef d’une demi-fleur de lis du même, boutonnée d’argent, de trois phéons aussi d’argent, posés en orle » avaient été brodées avec soin au-dessus de la devise Passer outre.

Le marquis ne cacha pas sa satisfaction. Il embrassa à plusieurs reprises sa filleule, avec, parut-il à Clarence, un peu plus d’insistance qu’il ne convenait. Elle, câline, lui caressa la joue. Le contact de cette peau satinée rendit Adrien fort guilleret et au cours du dîner, puis de la soirée qui suivit, il ne quitta pas des yeux la « petite », si bonne pourvoyeuse de joie.

Virginie se retira tôt ce soir-là et les deux hommes se retrouvèrent, comme souvent à la belle saison, seuls sur la galerie, une bouteille de vin de Porto à portée de la main, sur un plateau d’argent. Les cigares allumés, ils appréciaient la tiédeur de la nuit, qu’emplissaient les chants râpeux des grenouilles.

« Je me demande, fit le marquis, ce qui empêche encore le petit Tampleton de demander la main de Virginie. Le respect du deuil familial, peut-être ? Qu’en pensez-vous, Clarence ?

— Il n’y aura pas de demande de ce genre, Adrien.

— Comment ça ? J’avais cru comprendre…

— Vous aviez mal compris, Virginie n’en a pas voulu. »

Le marquis se redressa si vivement qu’il faillit être vidé de son fauteuil à bascule.

« Elle ne veut pas se marier ?

— Pas avec Willy Tampleton, en tout cas !

— Il n’y a pas de meilleur parti actuellement, Clarence, je ne comprends pas. Aime-t-elle ailleurs ?

— Probable, Adrien.

— Mais qui ? Elle ne fréquente assidûment que les Tampleton… C’est peut-être vous, Clarence, qui plaisez… encore une fois !

— Oh ! non, Adrien, s’esclaffa l’intendant, ce n’est pas moi. C’est vous…, parrain, qui plaisez, comme vous dites. »

S’il avait fait moins sombre, Dandrige eût vu les joues du marquis, déjà rosies par le repas et les libations, virer au rouge vermillon.

« Qu’est-ce que vous me chantez là ? Voyons, je l’ai connue haute comme ça. Pour elle, je suis presque un vieux monsieur !

— Vous abordez tout juste la quarantaine, Adrien, vous êtes dans la force de l’âge. Virginie aime qu’un homme soit fort et raisonnable. Vous lui plaisez, vous dis-je, mais comment diable voulez-vous qu’elle vous le fasse savoir…

— Elle vous a fait des confidences…

— Oui et non, enfin j’ai cru comprendre que si vous cessiez de jouer les parrains affectueux et que vous la considériez comme une femme, et non comme une petite fille, elle serait heureuse !

— C’est cocasse, bon Dieu, que c’est cocasse, Clarence ! Je plairais, moi, à cette belle fille, à cette princesse qui nous est tombée du ciel ! »

Adrien paraissait prodigieusement excité. Il se versa une grande rasade de porto.

« Elle ferait une jolie marquise, bien sûr, mais que diraient les gens, à me voir épouser une jeunesse de vingt ans, moi le veuf, le paysan du Mississippi ?… Nous rêvons, Clarence, nous rêvons…

— Je pense qu’il ne tient qu’à vous de lui donner la place et le bonheur qu’elle mérite.

— Eh bien, si j’avais cru ça, Clarence ! C’est cocasse, vraiment cocasse. Les jeunes filles ont de drôles de penchants ! »

Le marquis devint soudain sérieux, presque grave. Il s’adossa confortablement, vida son verre, sans même s’en rendre compte, et reprit :

« Et puis, en admettant même que je souhaite la prendre pour femme, on ne manquerait pas de dire qu’elle a cédé par reconnaissance pour ce que j’ai fait pour sa famille, qu’elle est pauvre et qu’en somme elle se donne pour payer les vieilles dettes de Trégan.

— Qui oserait dire cela, Adrien ?

— Les sœurs Barrow, d’abord, et quelques autres demoiselles rances que je n’ai pas envie d’épouser !

— Vous êtes le maître de Bagatelle et j’imagine que cela suffit, d’autant plus que Virginie n’est pas de celles qui se sacrifient pour honorer des dettes qu’elles n’ont pas contractées.

— C’est cocasse, vraiment trop cocasse, moi et Virginie, Virginie et moi, quel attelage, hein, ami, quel attelage !

— Pas un attelage, Adrien, et ce n’est pas parce que vous jouez le bœuf solard que vous n’êtes pas un homme capable de faire avec Virginie un couple fort présentable.

— Vous croyez ? C’est cocasse tout de même, ce que vous me dites là. Vous avez dû boire trop de porto. Allons nous coucher. J’ai là de quoi faire de curieux rêves. »

Comme ils traversaient le salon, leur candélabre à la main, Adrien se retourna vers Dandrige. La lueur frémissante des chandelles avivait les yeux couleur de café du marquis de Damvilliers, son nez puissant faisait une ombre sur son visage massif, il ressemblait à un grand lion sous sa crinière épaisse et frisée.

« Si elle ne trouve pas mieux, Clarence, je la prendrais bien, moi, cette petite, mais, tout de même, j’ai bien du mal à vous croire ! »

Et de son pas lourd, qui faisait tressauter les bibelots sur les étagères et gémir sous les tapis les vieux parquets gorgés de cire, Adrien s’en fut, la tête pleine d’images inavouables.

Quant à Dandrige, il décida qu’il s’en irait dès le lendemain matin à La Nouvelle-Orléans, où il devait se rendre depuis un certain temps déjà.

Il rédigea un billet pour Adrien, s’excusant de ne pas l’avoir prévenu plus tôt de ce voyage, et il secoua James, qui somnolait en attendant de fermer la maison, afin qu’il prévienne Bobo de tenir le cabriolet prêt pour le conduire, à l’aube, à Pointe-Coupee, où il prendrait le premier bateau. Ce déplacement, dicté comme chaque printemps par les affaires de la plantation, n’avait aucun caractère d’urgence, mais l’intendant ne tenait pas à se trouver entre Adrien et Virginie à un moment où parrain et filleule auraient sans doute des choses à se dire ou, ce qui serait encore plus gênant, n’oseraient rien se dire.

Tandis que le vapeur descendait le fleuve, il aperçut dans une anse les débris du Rayon-d’Or. La coque calcinée avait été tirée près de la rive et tout le bois récupérable s’en était allé sur le dos des esclaves, vers les foyers domestiques. Les dépouilles du grand bateau servaient ainsi à cuire le porc et le maïs. Bientôt il ne resterait plus que des déchets promus souvenirs : boutons de porte, chromos épargnés par l’incendie, fourchettes et couteaux repêchés par les bateliers fouinards, plats d’étain, grosses vis rouillées, poulies fendues, que l’on reconnaîtrait dans les cases des Noirs, innocents pilleurs d’une épave que personne n’aurait réclamée.

Accoudé au bastingage, Clarence regardait ce tertre vert où Corinne avait reposé, ne soupçonnant pas sa fin si proche. Il ferma les yeux, s’efforçant de rappeler à sa mémoire l’image de ce visage aux contours doux, aux yeux candides. Il essaya d’imaginer le timbre de sa voix, son accent chantant de fille du Sud et le poids de ce corps abandonné dans ses bras, quand il le déposa sur le matelas spongieux. Mais les morts ne sont pas fidèles aux vivants. Ils n’acceptent pas, sur une simple convocation de la mémoire, de présenter un à un, comme des tableaux, les moments de leur vie que les humains souhaitent revoir. Les défunts ont, eux aussi, leurs intermittences et leurs caprices. C’est leur façon d’agacer nos remords ou de vivifier nos regrets, quand dans le silence ils refusent de paraître derrière nos yeux clos aux rendez-vous secrets de l’esprit. C’est leur manière aussi de nous troubler, de nous confondre, peut-être de se venger quand ils surgissent, ombres portées importunes, dans un bruit de pas, un mot prononcé par un étranger, un site où l’on passe, ou dans le sillage parfumé d’une inconnue.

Une main se posa sur l’épaule de Dandrige, alors qu’il perdait de vue la berge frangée de saules noircis. C’était Murphy, qui s’en allait à Baton Rouge. Le vieux médecin, ivrogne sans malice, avait attendu que le bateau se soit éloigné des lieux de l’accident.

« Vous pensiez à la petite Tampleton, Dandrige, dit-il, le chapeau sur la nuque et la cravate de travers, moi aussi. De tous les morts de ce jour-là, c’est à elle que je pensais… et pourtant jamais je ne souhaite revoir ceux que j’ai vus mourir, ça me prendrait tout mon temps !

— C’est bizarre, fit Clarence, j’essayais de me la rappeler telle que je l’ai trouvée sur la rive, telle que vous l’avez vue aussi, et je n’y parvenais pas.

— C’est trop récent. Il faut laisser aux morts le temps de s’épanouir, de s’y reconnaître dans leur foutu domaine. Son image vous reviendra un jour, quiète et fraîche, quand le temps aura dissous votre chagrin…

— Si nous allions prendre un verre au bar ? suggéra Clarence, pour couper court à ces tristes considérations.

— Bonne idée, Dandrige, il commence à faire chaud ! »

À La Nouvelle-Orléans, l’intendant descendit, comme d’habitude, au Saint-Charles, rendit visite aux frères Mertaux, au cordonnier Mathias, flâna dans quelques « bars exchange » pour se faire une opinion sur les promesses de la récolte et le prix des cotons en stock, dont les acheteurs retardataires discutaient les prix cent à cent.

La ville s’était encore agrandie de constructions neuves, surtout dans le quartier des Américains, qui se peuplait rapidement de gens venus du Nord. Le développement de la cité donnait lieu à des spéculations sur les terrains à bâtir. Les maisons, qui valaient en 1830 5 000 ou 6 000 piastres, s’enlevaient à 30 000 ou 40 000 et les immigrants ne trouvaient pas à se loger. Les banques regorgeaient de capitaux et l’on obtenait facilement du crédit, quand un endosseur connu acceptait de donner sa garantie. Les hommes d’affaires, à l’affût de « bons coups », se cautionnaient réciproquement, sans exiger de commissions, et l’on pouvait fonder une banque avec dix millions de francs. La fièvre jaune et le choléra étant oubliés jusqu’à l’été, la ville connaissait une animation prodigieuse et, comme chaque année en cette saison, des fortunes dont il ne resterait peut-être rien à l’automne s’édifiaient en quelques semaines.

Les bons esclaves, qui coûtaient avant l’épidémie de fièvre jaune de 6 000 à 8 000 francs, se vendaient un tiers plus cher. On louait des mulâtres « sans talent et pleins de vices », comme disait Mme d’Arcy, de 100 à 160 francs par mois, une femme de chambre de 65 à 80 francs.

Le nouveau consul de France, auquel Dandrige fit une visite de courtoisie, se plaignait de « ce pays ruineux ». « Il faut pour chaque service d’une maison conduite avec économie, observait avec amertume le digne diplomate, au moins deux personnes, car un jour un esclave vole et se retrouve en prison et l’on court ainsi le risque de perdre en peu d’heures la moitié de son personnel ! Hier, par exemple, un homme que j’avais loué s’est échappé et un mulâtre qui m’avait été recommandé comme le meilleur sujet de La Nouvelle-Orléans et que j’avais payé 6 000 francs s’est sauvé en emportant pour 500 francs d’effets. »

Les gens aisés, les négociants notamment, avaient au moins cinq serviteurs à demeure, les riches créoles dix à douze, ce qui expliquait les profits des encanteurs, toujours prêts à s’entremettre avec les capitaines de bateaux marchands, capables d’importer des Noirs du Dahomey, les préférés de la colonie française. L’importation d’esclaves était interdite depuis 1807, mais les profits que l’on pouvait tirer du « bois d’ébène » paraissaient si alléchants que des armateurs, bravant la loi, prenaient le risque de voir leur bateau confisqué pour introduire clandestinement la main-d’œuvre servile. Depuis qu’un bâtiment de guerre hollandais avait débarqué, en 1619, à Jamestown (Virginie) les vingt premiers Noirs enlevés en Afrique, la traite était devenue un commerce comme un autre et les colons du Sud pestaient contre les politiciens du Nord qui, méconnaissant les intérêts économiques des planteurs, prônaient l’abolition de l’esclavage.

Mais ces préoccupations chroniques ne tenaient pas une grande place dans les conversations. Dandrige constata que l’on commentait plutôt la déportation des Indiens Choctaws, auxquels on s’efforçait de faire passer le Mississippi pour qu’ils aillent s’installer à l’ouest du fleuve, où, disait-on, des territoires leur étaient réservés. On tentait d’y envoyer aussi les Cherokees, les Chickasaws, les Creeks, les Enchees et les Seminóles. Et cela ne se passait pas sans mal, les Indiens rechignant à quitter leurs terres, riches et fécondes, pour s’établir dans une région déshéritée. La construction de Fort Gibson, en 1824, n’avait pas constitué un attrait suffisant pour les Blancs, qui préféraient mettre en cultures les territoires d’où l’on chassait les Indiens plutôt que d’aller courir l’aventure de la Frontière et des terres vierges.

On venait d’apprendre à La Nouvelle-Orléans qu’un régiment de dragons et des unités d’infanterie allaient être engagés dans la chasse à l’Indien et des bruits couraient la ville, faisant état de massacres dont auraient été victimes des Blancs. Dandrige, qui connaissait les tribus en cause, estimait qu’on exagérait volontiers la « sauvagerie » des Indiens, dont il avait eu personnellement à souffrir en d’autres temps.

À chaque séjour, la ville lui déplaisait davantage. Une population interlope, attirée par le mouvement des affaires, emplissait les bars. Les aventuriers côtoyaient les gens respectables, prêts à leur proposer de mirobolantes combinaisons, afin de leur soutirer de l’argent. Les marins déserteurs, les émigrants faméliques, les prostituées, des gens venus on ne sait d’où et ne parlant aucune langue compréhensible, hantaient les rues et les tripots. On ne comptait plus les vols et les agressions. Chaque nuit, des rixes éclataient entre ivrognes et les juges avaient fort à faire pour évaluer les escroqueries auxquelles se livraient de faux gentlemen verbeux ayant un revolver en guise de carte de visite.

Le shérif raconta à Dandrige que John Murrell, un bandit bien connu qui, avec sa bande, attaquait parfois les chalands sur le Mississippi, pour piller les cargaisons, après avoir tué les bateliers, se promenait impunément à La Nouvelle-Orléans, fréquentant les bordels où il ne comptait que des amis, étant lui-même fils d’une tenancière. Arrogant, bien habillé, hâbleur, le bandit montrait volontiers ses pouces, portant, gravées au fer rouge dans sa chair, les lettres H.F. (Horse Filcher{43}). C’était le souvenir indélébile que lui avait laissé sa comparution pour vols de chevaux devant le juge de Nashville (Tennessee), lequel lui avait fait donner en prime une trentaine de coups de fouet.

« Sûr qu’il mijote des mauvais coups, avait dit le shérif. La loi est trop douce pour des types comme lui. On devrait les pendre sans discussion ! »

C’est donc sans regret que Clarence reprit le bateau pour Pointe-Coupee, emportant une provision de livres achetés chez un libraire de la rue Bourbon, dont trois ouvrages de Walter Scott : Kenilworth, Quentin Durward et Le Talisman ; deux volumes de Keats : Isabelle, La Veille de la Sainte-Agnès, et La Vision du Jugement, de Byron. La remontée du fleuve donnait à Clarence, contraint au farniente, le goût de la méditation. Il passait le plus clair de son temps sur un fauteuil de pont, à l’abri du vent, évitant de se mêler aux conversations des passagers, dont plusieurs le connaissaient comme intendant de Bagatelle.

Il lisait ou regardait se dérouler le paysage, dont la monotonie facilitait le libre jeu de la pensée, occupant le regard sans mobiliser l’esprit.

Il s’interrogeait sur sa propre attitude devant Virginie et se défendait mal d’un curieux sentiment, mélange de confiance raisonnée et de crainte instinctive, à l’égard de cette femme, qui pourrait être une broyeuse d’hommes. À travers la conversation décisive qu’il avait eue avec elle, la veille de son départ, il s’était engagé, sous les apparences d’une duplicité feutrée, dans un duel d’intelligences. Il jouissait par personnes interposées, comme un stratège, du déroulement d’une aventure où il aurait joué deux rôles. L’amitié vraie qu’il portait à Adrien ne l’empêchait pas de concevoir pour Virginie une certaine forme d’amour sans amour, qui le troublait. Il profitait de ces deux êtres pour étayer sa vie affective, comme celui qui, n’ayant aucun goût réel pour la boisson, mais aspirant à la griserie qu’elle procure, se plaît dans la compagnie d’ivrognes fervents.

Clarence classait Virginie dans cette catégorie de femmes qui savent d’instinct reconnaître chez l’homme l’instant de vulnérabilité. Alors que les plus ordinaires sont les instruments dociles de la Fatalité, les femmes exceptionnelles savent tirer parti de la déesse ironique. Celle-ci paie leur complicité active en plaisirs et en pouvoirs, comme le mécène abandonne à l’artiste, qu’il a découvert et soutenu, gloire et argent.

« Virginie, pensait Clarence, peut obtenir plus de la fille du Hasard que le commun des mortelles. » Il la croyait même capable de ravir à la Fatalité une part de sa force occulte. Il la voyait tantôt corrosive comme un acide, tantôt mousseuse et melliflue comme un nectar, mais toujours identique à elle-même. Elle ne se déguisait pas. Une et multiple, elle pouvait devenir autre sans changer, comme ces décors de théâtre qu’un éclairage suffit à transformer. De cette faculté particulière la jeune fille avait donné des preuves évidentes. Elle pourrait rendre Adrien heureux, mais ce n’est qu’en elle-même qu’elle trouverait son propre bonheur. Clarence devinait confusément qu’elle recherchait, à travers les simples jouissances humaines, l’accès à une certaine paix, n’excluant ni les passions brûlantes ni les satisfactions de l’esprit. Elle était prodigieusement vivante.

Cette perspective rassurait l’intendant, conscient de la responsabilité qu’il endossait en poussant le maître de Bagatelle sur une voie où l’attendait une embuscade préparée de longue main.

À l’escale de Baton Rouge, Clarence fit dépêcher un courrier à la plantation pour que Bobo soit au débarcadère quand il arriverait à Pointe-Coupee. Puis il chassa Virginie de ses pensées, ouvrit son Byron, relut ce passage du « Pèlerinage de Childe Harold » où il croyait se reconnaître : Il se contentait de regarder sans se mêler à la foule. Pourtant il ne voyait pas les hommes avec la haine d’un misanthrope. Il eût désiré parfois prendre part à la danse et aux chants. Mais comment sourire, quand on succombe sous le poids de sa destinée ?

Au contraire de Childe Harold, Clarence acceptait de vivre sans exiger le bonheur et c’est avec la curiosité d’un entomologiste qu’il observait l’agitation des autres, lancés dans la quête commune.

Bobo était au rendez-vous.

« Alors, quelles nouvelles ?

— Ben, m’sieur Dand’ige, le coton va bien. Un peu sec à ce que l’on dit. Mais y a une aut’e nouvelle, m’sieur Dand’ige, m’selle Virginie et le maît’e vont s’mayer bientôt ! C’est Anna qui dit ça ! »

Le cocher semblait avoir vocation pour dévoiler les idylles et trahissait naïvement les secrets qu’on ne lui avait pas expressément demandé de garder.

« Ça, c’est une nouvelle, Bobo, une bonne nouvelle », fit l’intendant en montant dans la voiture.

Décidément, pensa-t-il, Virginie n’avait pas perdu de temps. Il avait hâte de savoir comment Adrien s’y prendrait pour lui annoncer l’événement.

Il avait à peine mis pied à terre derrière la grande maison et s’apprêtait à monter chez lui, quand le marquis, qui devait guetter son arrivée, apparut sur la galerie.

« Bon voyage, ami ? interrogea-t-il joyeusement comme s’il lui importait de connaître, toutes affaires cessantes, les potins de la ville.

— Le temps de me rafraîchir et j’arrive, Adrien », fit l’intendant en gravissant l’escalier de son appartement tandis que Mic et Mac se trémoussaient en miaulant, comme des fauves amoureux.

Mais Adrien n’eut pas la patience d’attendre. Il franchit en quelques enjambées, pesantes et sonores, la passerelle de bois qui séparait la grande maison du logement de Clarence et apparut sur le seuil avant même que ce dernier l’ait franchi.

« J’ai hâte de vous dire, Clarence, que je suis diablement heureux. Vous ne vous étiez pas trompé, Virginie veut bien m’accepter comme époux !… Et moi, bien sûr, je veux bien d’elle pour femme. C’est incroyable, non, ce qui arrive… »

Adrien était tellement excité qu’il posa le pied sur la patte de Mac, tirant au dalmate une plainte aiguë.

« Eh bien, félicitations, Adrien. Vous savez tout le bien que je vous souhaite. »

Mais le marquis, emporté par son enthousiasme, ne prit même pas garde à ce que pouvait dire Dandrige.

« Et savez-vous ce qu’elle m’a dit ?… Que si je ne m’étais pas décidé avant l’été, elle serait retournée en France, chez sa tante Drouin…

— Heureux homme, fit Dandrige, auquel la joie du marquis, rajeuni de dix ans par son exaltation, faisait sincèrement plaisir.

— C’est à vous que je dois d’avoir ouvert les yeux, ami. Sans vous, je n’aurais jamais osé… parler de ça à Virginie.

— N’y aviez-vous pas pensé quelquefois, en secret, Adrien ? »

Le marquis parut troublé comme un collégien par cette insinuation :

« Ah ! c’est que… c’est qu’on peut toujours penser à des choses agréables, sans être certain qu’on les désire vraiment, pas vrai ! J’étais un peu devant Virginie comme le renard du père La Fontaine devant les raisins… Vous m’avez, si j’ose dire, Clarence, fait la courte échelle ! »

Les deux hommes rirent franchement, car à cet instant le bonheur simple du marquis emportait Dandrige dans son tourbillon.

« On a mis le champagne à rafraîchir pour ce soir. Anna a préparé un dîner… spécial. Virginie ne voulait pas fêter l’événement sans vous, car elle vous aime bien, Dandrige.

— Mais lui avez-vous fait part de notre conversation d’il y a deux semaines ? fit Dandrige, un peu inquiet sur la façon dont le marquis avait pu aborder le sujet avec sa filleule.

— Bien sûr, pardi ! Je lui ai dit comme ça, et ne m’en veuillez pas…, je lui ai dit : « Ce petit malin de Dandrige m’a laissé entendre que vous ne vouliez pas de Willy Tampleton et que c’est un homme dans mon genre qu’il vous faudrait pour mari », et j’ai ajouté en me moquant un peu : « Dandrige a de drôles d’idées, c’est « cocasse ! »

Adrien avait pris son air matois de paysan pour rappeler cette scène.

« Et alors ?

— Alors, elle n’a rien répondu, rien… Je ne savais plus quoi faire… Je me sentais bête comme un gaffeur… et, là-dessus, elle s’est mise à pleurer, comme une madeleine, en me regardant par en dessous. Finalement, elle s’est levée toute droite et m’a jeté d’un air pas content du tout : « On ne « plaisante pas avec ces choses-là…, Adrien ! » Oui, elle m’a appelé Adrien ! .

— Et alors ?…

— Alors… je l’ai embrassée… et puis on a parlé… et j’ai pas fermé l’œil de la nuit… Le lendemain matin, c’est elle qui m’a embrassé. Je m’étais dit qu’elle aurait changé d’avis. Pas du tout. Et ce soir on se fiance, comme ça, entre nous. Ça fait une semaine que j’ai la tête à l’envers, Clarence. Peut-être bien que c’est de l’amour, conclut timidement le marquis. J’avais oublié que ça fait tant d’effet !

— Quand comptez-vous vous marier ?

— Eh bien, il y a plus d’un an que Dorothée est morte, les délais convenables sont donc écoulés. Je voulais attendre la cueillette, mais Virginie est impatiente, oui, mon vieux, impatiente… Le plus tôt sera le mieux… C’est pas la peine de faire attendre le bonheur !

— Vous avez raison, Adrien, le bonheur ne doit pas attendre… »