2

C’EST dans le salon de la bonne Mme Drouin, toujours bien achalandé en poètes sans éditeurs et en rentiers désœuvrés, que la marquise de Damvilliers rencontra le colonel Charles de Vigors. Le militaire à la retraite, car il n’avait pas voulu servir la monarchie après une carrière brève mais glorieuse, à la fin de l’Empire, n’était pas un habitué de l’hôtel de la rue du Luxembourg. Il y avait été amené par un cousin aveugle, auquel il servait parfois de guide, car son tempérament le portait au dévouement. À cinquante-quatre ans, Charles de Vigors, issu d’une famille de la petite noblesse périgourdine, représentait ce qu’on appelait alors un bel homme. D’une carrure à peu près identique à celle du défunt marquis de Damvilliers, il portait sur une face colorée et lisse une moustache drue, dont les pointes rejoignaient des favoris fournis et bouclés, où l’on voyait encore plus de poils blonds que de poils blancs. Cette pilosité abondante du visage paraissait vouloir compenser une calvitie totale. Avec son crâne luisant comme un parquet, hélas rayé d’une longue et fine cicatrice – empreinte russe reçu devant Smolensk – le colonel, haut et droit, aurait pu passer pour un condottiere. Un large sourire, traduisant une bonne humeur permanente, et des yeux bleus vifs et malicieux enlevaient à cette physionomie, qui aurait pu être prussienne, toute morgue et toute dureté. Les dames le trouvaient, en général, séduisant.

Hussard et casse-cou, il se flattait d’avoir conquis tous ses grades sur les champs de bataille, à l’époque où Napoléon connaissait plus de revers que de succès. Sa Légion d’honneur lui avait cependant été remise un jour de victoire, à Lützen, après qu’il eut ramassé les restes du maréchal Bessières, tué à son côté.

« Le malheureux a reçu un boulet russe de plein fouet, là, racontait volontiers le colonel en se frappant la poitrine comme un tonnelier frappe un tonneau. Le maréchal a été défoncé comme une porte. J’ai rassemblé ses restes dans son manteau et l’Empereur a dit : « Il est mort de la mort de Turenne. Son sort est digne d’envie. »

Né en 1789, pendant que se jouait la farce patriotique de la Bastille, le colonel ne voulait plus servir maintenant que la République. Après l’ultime boucherie de Waterloo et l’exil de l’Empereur, il avait donc remis son sabre au fourreau.

« En attendant que les rois passent ! avait-il l’habitude de dire.

— Si la police vous entendait, vous auriez des ennuis », roucoulait, admirative, Mme Drouin, qui frémissait toujours à l’évocation des grandes batailles impériales, lesquelles avaient fait encore plus d’orphelins et de veuves que de héros.

Quand, dans le salon de son hôtesse, Charles de Vigors vit entrer Virginie, il se précipita pour lui baiser la main. La veuve du marquis de Damvilliers reconnut du premier coup d’œil le gaillard entreprenant qui, dix ans plus tôt, lui avait conté fleurette à La Nouvelle-Orléans tandis qu’elle ouvrait le bal donné en l’honneur du docteur Antommarchi.

« Mon Dieu, monsieur, comme le monde est petit ! minauda Virginie, qui trouvait que le physique du colonel résistait fort bien au temps.

— Comme l’océan Atlantique paraît étroit de nos jours ! » renchérit l’officier.

On expliqua à Mme Drouin, venue faire les présentations, que l’on se connaissait déjà, puisque le colonel, accompagnant le dernier médecin de l’Empereur en Louisiane, avait eu l’honneur d’être le cavalier de Virginie en 1834.

« Naturellement, votre époux vous accompagne ? interrogea M. de Vigors.

— Hélas ! monsieur, intervint Mme Drouin en prenant un air de circonstance, le mari de ma nièce est mort, il y aura bientôt deux ans. »

Le colonel présenta les condoléances d’usage, puis, en stratège qui sait profiter de l’occasion d’une percée, il invita aussitôt Virginie à dîner. Elle accepta, sans se faire prier, d’où le militaire conclut qu’autrefois, à La Nouvelle-Orléans, seule la fidélité conjugale, ennemie déclarée des célibataires, avait pu faire obstacle à son offensive brusquée. Car ce hussard, ayant investi plus d’alcôves que de places fortes, se croyait toujours irrésistible.

« Demain se lèvera le soleil d’Austerlitz », pensait-il en regagnant son appartement, quai aux Fleurs, après avoir raccompagné le cousin aveugle, auquel il s’estimait redevable d’une rencontre aussi agréable qu’imprévue.

Deux jours plus tard, il emmenait Virginie chez Véry, au Palais-Royal. Il commandait un suprême de volailles aux truffes, accompagné d’un volnay. La marquise de Damvilliers, en pénétrant dans le restaurant fameux, fit se retourner toutes les têtes. Elle portait une robe vert d’eau, à manches gigot, comme l’exigeait la mode, et un chapeau de velours assorti. Les lourdes anglaises qui encadraient son visage nacré parurent aux femmes un peu désuètes, car on leur préférait maintenant une coiffure dégageant les oreilles, mais les hommes lui trouvèrent un charme romantique et envièrent le colonel.

Parmi les dîneurs connus figuraient ce soir-là le baron Alexandre Von Humboldt, naturaliste et explorateur qui, avec Gay-Lussac, avait calculé la vitesse du son ; le prince de Joinville, qu’on avait vainement attendu à La Nouvelle-Orléans en 1838 et qui se préparait à partir pour le Maroc ; l’écrivain Sainte-Beuve et quantité d’autres célébrités. Quand on servit la charlotte aux pommes que le colonel souhaita voir arrosée d’un sauternes, Virginie connaissait tout de la vie et de la carrière de son commensal. Elle lui avait, de son côté, raconté Bagatelle, la vie de plantation. Quand l’officier sut que cette femme ravissante était mère de quatre enfants, il lui fit compliment de sa taille et de sa fraîcheur de jeune fille. Virginie se défendit mollement.

« Vous êtes un flatteur, colonel, et je me demande combien de fois vous avez ainsi parlé à une femme. »

Cette demi-question banale donnait l’occasion au militaire de jouer une de ses scènes favorites, celle de l’homme solitaire et incompris.

« Un homme trouve toujours des femmes, bien sûr, pour l’écouter et le distraire, mais ce qu’il cherche, s’il place les sentiments au-dessus du plaisir, c’est une femme. Eh bien, madame, je n’en ai jamais rencontré une à qui j’aie eu envie de donner mon nom, à laquelle je puisse m’attacher pour la vie. J’ai une existence agréable, certes, assez de fortune pour dépenser quand il me chante, pour voyager ou courir les antiquaires – car j’ai une passion pour les petits bronzes – j’ai de bons amis, je chasse avec les meilleurs fusils, je passe trois soirées au théâtre chaque semaine, mais… mais il me manque quelqu’un avec qui je puisse partager les menues joies quotidiennes… et la descendance des Vigors, dont je suis le dernier représentant, n’est pas assurée ! »

Le marivaudage se poursuivit assez tard. Quand le colonel déposa Mme de Damvilliers chez sa tante, minuit sonnait à Saint-Sulpice. Le colonel était amoureux et Virginie assez satisfaite de le constater. Il fut convenu qu’on irait ensemble le lendemain voir au Louvre trois toiles de Jean-Antoine Gros, que le hussard tenait pour le meilleur peintre de l’Empire : « Bonaparte au pont d’Arcole », « Les pestiférés de Jaffa », « Napoléon sur le champ de bataille d’Eylau ».

Au cours de cette visite, Mme de Damvilliers, qui savait plaire, voulut revoir « Le cuirassier blessé » de Géricault.

« Mon Dieu, colonel, je vous imagine ainsi, attendant sous les boulets un secours qui ne vient pas, et j’en ai des frissons, la guerre est vraiment une chose affreuse ! »

Le colonel, gagné par l’émotion, se voyait comme le beau cavalier peint par l’artiste, mais un peu moins coquet peut-être, après un engagement meurtrier. Il prit la main de Virginie, qu’il baisa avec effusion. Virginie le laissa faire, posa sur lui le doux regard triste qui convenait à une dame penchée sur un héros blessé.

« La guerre est comme l’amour, madame, l’état naturel des mâles, murmura le hussard ; l’une et l’autre exigent le don du corps et l’engagement de l’âme ! »

En quittant le musée du Louvre, M. de Vigors portait, comme le cuirassier de Géricault, une blessure invisible, qui lui procurait une vive sensation de plaisir. Il comptait bien faire de la veuve du marquis une infirmière habile à le panser ! Les choses allèrent ensuite promptement. « Ne pas oser, c’est ne rien faire au bon moment, et on n’ose jamais sans être convaincu de la bonne fortune », pensait Charles de Vigors, qui appliquait à la conquête amoureuse les principes guerriers édictés par Napoléon. Étant convaincu de sa bonne fortune, il osa. Il fit porter rue du Luxembourg des brassées de roses, multiplia les invitations, offrit à Virginie un dessin du grenadier Pils représentant l’Empereur adossé à l’affût d’un canon et auquel il tenait beaucoup. Finalement, un après-midi où la pluie d’automne avait contraint les promeneurs à chercher un abri au Café Riche, sur le boulevard, il se déclara devant une tasse de chocolat fumant.

« J’ai une demande à formuler, madame, dit soudain le colonel, une demande délicate qui peut engager le reste de ma vie. Je vous prie d’en excuser la brutalité : voulez-vous m’épouser ? »

Virginie ne fut pas surprise et, très simplement, elle le dit au colonel, estimant inutile de jouer la scène conventionnelle de l’étonnement. Cet homme lui plaisait. Vigoureux, direct, sain, bien différent des banquiers libidineux, des polygraphes acnéiques et des viveurs fatigués qu’elle rencontrait chez sa tante.

« Où puis-je vous donner une réponse, disons, dans quarante-huit heures, colonel ? »

Le hussard, interloqué par ce ton de femme d’affaires, mais bouleversé par le sourire et le regard affectueux de Mme de Damvilliers, bredouilla :

« Au Jockey-Club…, par un billet… Je vais m’y enfermer en attendant votre décision. Chez moi, je tournerais comme un fauve encagé ! »

« Puis-je espérer ? » interrogea-t-il plus tard, alors qu’il déposait Virginie devant une boutique où Mme Drouin devait la rejoindre.

La jeune femme tendit sa main à baiser.

« L’espérance n’est-elle pas déjà un plaisir, monsieur ? »

Ainsi qu’il l’avait dit, Charles de Vigors finit la journée au Club, rentra chez lui, sérieusement éméché, ayant gagné au jeu de quoi faire à Virginie, si sa réponse devait être positive, un beau cadeau de fiançailles. Comme tous les amoureux dans l’expectative, le colonel eut un sommeil agité. Au réveil, il connut en prenant son petit déjeuner des alternances. Tantôt il pensait avoir enlevé la place, tantôt il se voyait refusé. Agréé, il commencerait une nouvelle vie ; éconduit, il continuerait à recevoir de « petites dames » sans manières, car il se connaissait assez pour savoir que sa déception « ne lui couperait ni le boire ni le manger ».

Revenu au Jockey-Club, il se remit au jeu et gagna avec une chance insolente, ce qui l’incita au pessimisme. Quand, à la fin de l’après-midi, un valet vint lui annoncer qu’on le demandait, il était persuadé d’un refus auquel, par anticipation, il se résignait.

« Une dame vous attend dans sa voiture, mon colonel », dit le domestique.

Charles dévala quatre à quatre l’escalier monumental. Si Virginie venait elle-même apporter sa réponse, c’est que celle-ci devait être favorable. Dans le cabriolet parfumé, Mme de Damvilliers ressemblait à un saxe dans son écrin. Le colonel, légèrement essoufflé par la précipitation et muet comme un plaideur à l’instant du verdict, prit la main qu’on lui tendait.

« Montez et asseyez-vous », dit Virginie.

Elle jouissait de l’inquiétude manifeste du militaire et, par jeu, souhaitait la prolonger un peu. Quand le cabriolet capitonné de soie jaune s’ébranla, elle se décida à parler.

« Je compte retourner chez moi, en Louisiane, début mars, colonel ; c’est là-bas une merveilleuse saison. Le soleil est déjà chaud, les magnolias sont couverts d’énormes bourgeons et l’on sème le coton. Bagatelle n’est jamais aussi belle qu’au printemps. On peut faire de longues promenades à cheval au bord du Mississippi et l’on prépare de grands barbecues qui se terminent toujours par des bals… »

Décontenancé par ce préambule, qui ressemblait fort à une diversion, Charles caressait le pommeau de sa canne pour masquer son impatience. Il attendait une réponse capitale et on lui faisait un exposé touristique. Devant sa mine, Virginie se mit à rire franchement.

« Je compte bien, dit-elle, que Bagatelle vous plaira, car, étant alors mon mari, vous devrez y vivre ! »

Le colonel lâcha sa canne, se tourna prestement vers cette femme, qui venait de le faire plus souffrir en deux minutes que toutes les blessures de guerre réunies, écarta la fourrure de renard qui dissimulait ce visage dont l’image depuis trois semaines ne l’avait pas quitté et embrassa Virginie avec une fougue dont elle ne le croyait pas capable. Elle sentit les grosses moustaches plus douces qu’il n’y paraissait sur sa joue, puis, sur sa bouche, des lèvres charnues et tièdes. Elle s’abandonna comme une grisette à ce premier baiser, devinant tout de suite qu’elle n’aurait rien à apprendre à son second mari. Les Autrichiennes, les Allemandes, les Italiennes et les Françaises avaient fait des officiers de l’Empereur des amants éclectiques. « C’est l’avantage, pensa-t-elle en essayant de retenir son chapeau déséquilibré par l’assaut de M. de Vigors, que de choisir un homme qui a vécu ! »

« Allons dîner, s’il vous plaît, dit-elle ; je meurs de faim !

— Et moi donc, je n’ai pratiquement rien avalé depuis ce chocolat de l’autre après-midi ! »

Leur conversation, entrecoupée de déclarations et de mouvements de tendresse de la part du colonel, de gestes aimables et de rires de la part de Virginie, permit de régler les détails d’un accord que l’on arrosa de champagne rose.

« Quand nous marions-nous, Virginie ? finit par dire le colonel. Le plus tôt sera le mieux, je suis impatient !

— Quand vous voudrez, Charles, le notaire de ma tante s’occupera de tout… Mais, ajouta-t-elle, l’impatience n’est pas de mise puisque tout est décidé ! »

En disant ces mots, Mme de Damvilliers avait eu un regard que le colonel ne lui connaissait pas, mais qui lui fit battre le cœur plus vite. Il confirmait une sensation fort agréable qu’il avait eue dans le cabriolet en l’embrassant. La veuve du marquis n’était pas de ces mijaurées pudibondes qui font des manières devant un lit. À la fois réjoui et gêné, il se tut, lui baisa les doigts pour la centième fois, sans se soucier de la présence du maître d’hôtel. Mme de Damvilliers étant de ces femmes ardentes qui ont des impulsions d’après-dîner, elle tira l’officier d’embarras.

« S’il n’est pas trop tard, colonel, j’aimerais connaître votre appartement du quai aux Fleurs. On le dit meublé avec un goût exquis et, avant que vous n’emballiez vos bronzes, je serais ravie de les voir dans leur décor… »

Cette fois, le doute n’était plus possible. Le soleil d’Austerlitz serait là, le lendemain à l’heure des toasts et des œufs mollets. M. de Vigors régla l’addition, réclama le vestiaire et enleva Virginie, aussi vivement qu’il conduisait autrefois une charge de cavalerie. Le cabriolet de Mme Drouin, que l’on renvoya sitôt arrivé quai aux Fleurs, fut le théâtre clos d’un échange de tendresses qui en promettaient d’autres.

Sitôt entrée dans l’appartement, Virginie s’arrêta un instant devant les bronzes prétextes. Tout en dénouant le ruban de son chapeau, elle apprécia d’un index sensible la patine d’un cheval de Falconet, caressa le dos d’un guerrier étrusque et la croupe d’une nymphe un peu scandaleuse. Quand Charles de Vigors lui retira son manteau, elle se retourna vers lui, noua ses bras autour de la nuque de l’officier cramoisi de désir et susurra :

« Pourquoi attendre, Charles ? »

Le lendemain matin, le soleil tamisé par la brume automnale mettait des reflets ocre à la surface de la Seine. Le valet du colonel, ancienne ordonnance, poli par les usages de la vie civile, constata que la dernière conquête de son maître était la plus belle et la plus distinguée de toutes les dames auxquelles il avait jusque-là servi le petit déjeuner.

Le soir même, M. de Vigors informa son fidèle « tampon » qu’il allait enfin se marier.

« Te plairait-il, Mallibert, de venir voir l’Amérique ?

— Pour se battre contre les Indiens, je suis partant, mon colonel.

— Et pour se faire dorloter par des mulâtresses aux seins comme des melons, Mallibert ?

— Je suis déjà parti, mon colonel ! »