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LE Sud connaissait une période de tranquillité. Certes les campagnes abolitionnistes continuaient, agressives et irritantes, mais le coton se vendait facilement et, les affaires étant bonnes, les planteurs n’y attachaient pas une importance capitale. Mme Beecher Stowe, dont l’ouvrage La Case de l’oncle Tom, traduit en plusieurs langues, avait, paraît-il, été vendu à un million d’exemplaires, récidiva avec un autre roman, Dred, dans lequel elle brossait, non sans perfidie, un portrait du planteur sudiste, tout en s’efforçant de démontrer que ce genre d’individu, Hamlet campagnard, reflétait la décadence d’une société condamnée à court terme : « Grand, élancé, avec quelque chose de dégingandé dans l’allure et de négligé dans le vêtement, qui aurait pu le faire paraître gauche, si l’expression raffinée et intellectuelle de la tête et du visage n’était venue corriger cette première impression. Le haut du visage marquait la réflexion et la force avec une teinte de gravité mélancolique et il y avait parfois dans son œil… cette lueur inquiète et farouche qui révèle un tempérament hypocondriaque. »

« Mis à part l’hypocondrie et le négligé du vêtement, c’est à peu de chose près votre portrait, Clarence, dit Virginie après avoir lu ce passage à l’intendant.

— Je ne me vois pas ainsi, mais peut-être avez-vous raison, après tout. Les hommes de toutes les décadences se ressemblent. Ils pensent plus qu’ils n’agissent. »

Au Kansas, esclavagistes et anti-esclavagistes s’affrontaient, parfois violemment. On parlait de guerre civile et le président Franklin Pierce, avant de céder la Maison-Blanche au démocrate James Buchanan, avait mis en garde le Congrès contre « ce conflit de passions » qui déshonorait l’Union.

Parmi les abolitionnistes fanatiques qui se battaient au Kansas figurait un certain John Brown qui, aidé de ses fils et de quelques-uns de ses partisans, avaient massacré à Pottawatomic Creek cinq pro-esclavagistes, le 24 mai 1856. Le 25 août de la même année, ce meneur, à barbe de neige, avait bien failli connaître à son tour le même sort. Attaqué, lui et sa bande de quarante hommes, par trois cents esclavagistes à Osawatomic, il s’était défendu comme un lion. En Utah, des mormons dirigés par un certain John D. Lee, alliés aux Indiens, avaient attaqué un camp d’émigrants à Mountain Meadows, tuant cent trente-trois personnes et ne laissant que dix-sept survivants, pour la plupart des enfants. Le gouvernement fédéral ayant décidé une expédition punitive, Brigham Young, chef des mormons, dictateur impitoyable, nanti de vingt et une épouses, avait levé une armée pour défendre l’Utah. Leur première action, l’attaque d’un convoi de soixante-douze wagons fédéraux et la destruction de plusieurs mois de ravitaillement destiné aux troupes de l’Union, prouvait leur combativité et leur détermination.

Tous ces événements se passaient trop loin de la Louisiane pour que la tranquillité de la plantation en soit troublée. Seuls des gens comme Murphy, Barthew ou Dandrige y voyaient les prémices d’une offensive sérieuse contre le Sud. À La Nouvelle-Orléans, la politique locale donnait lieu à des conflits autrement scandaleux. Le parti des « know-nothing », qui depuis plusieurs années régnait sur la ville par des procédés douteux, dont la violence n’était pas exclue, entendait bien, une fois de plus, gagner les élections municipales. Tandis que le Kansas et l’Utah retrouvaient le calme, la capitale de fait du Sud – car qui se souciait de ce qui se passait à Baton Rouge, capitale officielle ? – vivait des jours difficiles. Les élections ayant été annoncées pour le 7 juin 1858, les citoyens honorables écœurés par les menées des « know-nothing » étaient décidés à leur opposer des candidats indépendants et à protéger les électeurs menacés par la racaille, sur laquelle s’appuyaient leurs adversaires. Assassinats, attaques à main armée avaient conduit à la création d’un comité de vigilance qui, pour prévenir toute action de masse, s’était emparé de l’arsenal fédéral bourré de fusils. Le maire de la ville, M. Waterman, soutenu par une bande de nervis, avait menacé d’attaquer l’arsenal, défendu par les membres du comité de vigilance, dont le major Beauregard était un membre actif. Devant la détermination des occupants, le maire, abandonnant une partie de ses électeurs, avait finalement renoncé à son projet et accepté la présence de cette police spéciale. Celle-ci avait d’ailleurs été amenée à tirer sur une patrouille de « know-nothing », tuant quatre hommes et en blessant douze. Destitué, le maire, réfugié à l’hôtel Saint-Charles, s’était refusé à briguer un autre mandat, laissant la voie libre à un de ses amis du parti « américain ‘» qui, aux côtés des « know-nothing », s’opposait, lui aussi, au comité de vigilance des indépendants. Finalement, les élections municipales s’étaient déroulées dans le calme, mais cinq mille votants seulement sur treize mille inscrits avaient osé se rendre aux urnes. Le parti américain Payant emporté, les gens qui soutenaient le comité redoutaient maintenant des représailles. Le nouveau maire, homme énergique et nettement moins corrompu que le précédent, semblait toutefois capable de maintenir l’ordre et de museler les aventuriers de tous poils qui avaient si bien servi jusque-là l’ancienne municipalité.

Pendant ce temps-là, Bagatelle avait matière à réjouissances. Le colonel de Vigors, qui s’était rendu seul en France au cours du printemps 1858, en était revenu général. Ses relations avec l’empereur et l’amitié que lui portaient certains membres influents de la cour avaient suffi pour qu’il soit promu à ce grade, au demeurant parfaitement honorifique, puisque assorti seulement du titre de conseiller extraordinaire de l’État-Major impérial, ce qui ne voulait rien dire.

« Un jour peut-être, nous ferons appel à votre expérience, lui avait dit Napoléon III. La France peut avoir besoin de vous. » Et le souverain avait aussitôt transformé la rosette d’officier de la Légion d’honneur du nouveau général en cravate de commandeur.

Un grand bal sanctionna cette promotion, si flatteuse pour les Français de Louisiane. L’ambassadeur de France fit le voyage de Washington et se plaignit auprès des deux sénateurs présents du fait que certains Américains tendaient une oreille un peu trop complaisante aux propos des expulsés français qui avaient trouvé refuge aux États-Unis.

Quelques-uns d’entre eux, commémorant à leur manière, à New York et à Boston, le dixième anniversaire de la révolution de 1848, n’avaient-ils pas tenu, au cours de banquets « socialistes », des propos offensants pour le chef de l’État français ? Un certain Caussidière, chargé aux États-Unis du placement des vins de M. de Lamartine, s’était attablé avec Artaud, Chantard, Cognard et Pietri, pour applaudir au toast porté par un horloger italien, nommé Ranchani, aux assassins Orsini et Pietri, qui, le 14 janvier, avaient tenté de tuer l’empereur.

« Leur phraséologie mi-sentimentale, mi-féroce, qui constitue le fond de l’éloquence démagogique, dit l’ambassadeur, ne devrait pas être tolérée par les Américains. Quant au pamphlet rédigé par Caussidière et publié à Boston sous le titre Ultimate objects of Napoléon III, je compte bien qu’on ne le laissera pas traduire en français !

— Heureusement que nous avons ici des compatriotes de votre trempe, avait observé un attaché d’ambassade à l’intention du général, car les exilés donneraient au peuple américain une bien piètre idée de nos mœurs politiques. »

Charles de Vigors et la plupart des convives sourirent. Sur ce point-là tout au moins, les États-Unis valaient largement la France !

Tout en dégustant le gombo d’Anna et une crème glacée particulièrement réussie, les invités de Virginie évoquèrent ce jour-là John Brown qui venait de faire encore parler de lui. Avec douze Blancs abolitionnistes et trente-quatre Noirs, il avait organisé à Chattham, dans l’Ontario, une réunion secrète au cours de laquelle ce chef de bande avait exposé son plan pour une insurrection générale des esclaves.

Prenant prétexte d’une récente décision de la Cour suprême à l’encontre d’un esclave noir du Missouri retrouvé dans le Wisconsin, Brown avait déclaré que les Noirs se trouvaient privés de protection légale et proposé un texte, que les abolitionnistes s’étaient empressés d’adopter, visant à modifier la Constitution. Il ne s’agissait, pensaient les gens du Sud, que de palabres d’exaltés. Le comportement des esclaves en Louisiane était tel que les meneurs du Nord n’avaient aucune chance de les décider à la rébellion.

Quelques semaines plus tard, le 17 juin, en ouvrant la campagne électorale pour le siège de sénateur de l’Illinois qu’il briguait, M. Abraham Lincoln, ancien du parti whig passé au parti républicain, s’en prit brusquement à « l’institution particulière » qu’il avait jusque-là parfaitement tolérée.

Fixé en Illinois depuis 1830, Lincoln, né dans le Kentucky, avait fait à peu près tous les métiers avant de devenir avocat. Grand, robuste, le visage taillé à coups de serpe, toujours mal vêtu, cet homme avait tâté de la politique dès 1834. Ses électeurs le considéraient comme un excellent administrateur. On savait dans le Sud qu’il n’éprouvait aucune sympathie particulière pour les Noirs. « Je ne suis pas et je n’ai jamais été en faveur de l’égalité politique et sociale de la race noire et de la race blanche… Je désire tout autant qu’un autre que la race blanche occupe la position supérieure », disait-il. Mais il considérait cependant que l’esclavage se fondait sur l’égoïsme de la nature humaine et que le Sud devait changer lui-même son organisation sociale.

Cette déclaration, suivie de quelques autres de même acabit, émut les Sudistes qui, jusque-là, s’en étaient toujours tenus à la ligne du parti whig. Quand on apprit en Louisiane que le siège de sénateur de l’Illinois avait été ravi à Lincoln par le démocrate Stephen A. Douglas, qui, lui, ne cachait pas ses sympathies esclavagistes, on fut rassuré. Pas pour longtemps, car les abolitionnistes, harcelant à chaque occasion le Sud, se manifestaient par des pamphlets, des envois d’agents, des articles dans les journaux du Nord. Enfin le « vilain John Brown » allait apparaître comme l’homme du destin, en démontrant que le risque d’une rébellion pouvait survenir à chaque instant.

Après avoir effectué une tournée dans le Nord pour réunir des subsides, le barbu, que l’on présentait aux enfants du Sud comme un croque-mitaine, réapparut brusquement le 16 octobre à Harper’s Ferry, une petite ville de Virginie située près de la frontière du Maryland, où se trouvait un arsenal fédéral. Entré dans la ville avec dix-huit hommes, dont cinq Noirs et ses deux fils, il s’était emparé de l’arsenal après avoir tué quatre personnes et pris des otages, dont le colonel Lewis W. Washington, petit-neveu du premier président des États-Unis.

À Bagatelle, on ne connut cet événement qu’après la capture de Brown, mais avec tous les détails, car, le lieutenant-colonel Tampleton ayant été dépêché avec un peloton à Harper’s Ferry, son témoignage permit à ses amis de savoir exactement ce qui s’était passé.

Brown et ses hommes tinrent l’arsenal pendant deux jours, jusqu’à l’arrivée des forces de l’U.S. Marine, commandées par le colonel Robert E. Lee. Comme les rebelles avaient coupé les voies de chemin de fer et les fils du télégraphe, on avait envoyé de Richmond trois compagnies de volontaires qui, avec leur fusil rouillé et leur air martial, ressemblaient aux vainqueurs de Sébastopol. Fort heureusement, les quatre-vingt-treize soldats de marine du gouvernement des États-Unis étaient à pied d’œuvre avant ces foudres de guerre.

Dans l’arsenal, où Brown se trouvait, il y avait une grosse somme, en or. Les gens de Harper’s Ferry n’auraient pas demandé plus que de voir les bandits s’enfuir avec l’argent. Mais ni Brown ni ses hommes n’étaient des brigands. Ils attendirent de pied ferme les forces chargées de les déloger, ce qui fut rapidement fait. La plupart des occupants illégitimes du bâtiment fédéral furent tués au cours de l’attaque. Parmi eux, on reconnut des meneurs abolitionnistes venus de différents États. Brown reçut deux coups de baïonnette dans l’aine et quatre coups de sabre sur la tête. Ses deux fils tombèrent à son côté. On découvrit que les insurgés, armés de « Sharpe’s Rifle », s’étaient, avant l’attaque, réunis dans une ferme voisine de Harper’s Ferry.

Ce coup de main avait provoqué une grande émotion dans toute la Virginie. Le gouverneur de l’État, M. Wise, se rendit sur les lieux avec une compagnie de la milice de Richmond. Il fit aussitôt transférer Brown à Charleston, pour y être jugé. Arrêtés par les troupes fédérales après s’être emparés de vive force d’un arsenal appartenant au gouvernement, les insurgés auraient dû être jugés par la Cour fédérale. Mais les Virginiens ne tenaient pas à lâcher leurs proies, sachant bien que Brown et ses amis auraient à Washington une chance d’en réchapper. Or ils méritaient la mort et, si les prisonniers avaient été livrés à la population, « des mains calleuses et des mains gantées les auraient étranglés ». Willy Tampleton, qui, en garnison à Charleston, avait plus tard assisté au procès de John Brown, le 10 novembre 1859, expliqua que les débats avaient été rondement menés.

Les journalistes du Nord protestaient dans leurs articles contre le parti pris manifeste du jury. Pour le lieutenant-colonel, Brown n’était pas à proprement parler un bandit ou un assassin, mais plutôt un fanatique insensé d’une extraordinaire témérité. Il savait, en attaquant l’arsenal, qu’il avait peu de chance d’en sortir vivant, mais avait voulu, disait-il, réveiller la conscience morale de ses compatriotes, face à la question de l’esclavage. Doué d’une énergie peu commune, l’homme qui avait sacrifié ses deux fils à la cause anti-esclavagiste eut, pendant le procès, une attitude digne.

Son meilleur défenseur se révéla être David Thoreau, le sage de Concord, Termite de Walden dont Clarence Dandrige appréciait la philosophie. Il ne put faire le voyage de Charleston, mais, quinze jours après l’échauffourée de Harper’s Ferry, il sonna lui-même le tocsin à Concord pour inviter les gens à venir entendre le plaidoyer qu’il avait préparé. Les journaux abolitionnistes en donnèrent de larges extraits, qui furent, on s’en doute, sans influence sur le jury. Dans le Sud, la plupart des gens tenaient Thoreau pour un illuminé. N’avait-il pas soutenu Emerson quand ce dernier avait proposé en 1855 que le gouvernement consacre deux cents millions de dollars pour racheter tous les esclaves à leur propriétaire afin de les émanciper !

Thoreau connaissait bien le rebelle qu’on allait juger. Il l’avait rencontré en 1857, car la mère du philosophe tenait à Concord une pension de Famille accueillante aux abolitionnistes. Dans son plaidoyer, Thoreau commençait par faire le portrait de cet homme, que l’on représentait comme un brigand sanguinaire. Paysan de la Nouvelle-Angleterre, il était à la fois positif et réfléchi. Il considérait que l’esclavage s’opposait à l’esprit de la Constitution qu’il respectait, c’est pourquoi il en était devenu « l’implacable ennemi ». Après avoir été arpenteur puis producteur de laine, Brown avait visité l’Europe. Il disait lui-même avoir fait ses études « à la grande université de l’Ouest » et confessait : « Je ne sais pas plus de grammaire qu’un taurillon. »

« C’est un homme d’élite, avait dit Thoreau de l’accusé, il n’accorde aucune valeur à la vie terrestre comparée à son idéal. Il n’a jamais reconnu les lois iniques, mais leur a résisté conformément à ses principes. Pour une fois, nous voici arrachés à la poussiéreuse vulgarité de la vie politique et transportés dans le royaume de la Vérité et de l’Humanité. » Et l’écrivain avait ajouté devant un public attentif : « John Brown dit ceci : “Vous tous, gens du Sud, vous devriez vous préparer à régler cette question (l’esclavage), car il faudra la régler plus vite que vous n’êtes prêts à le faire. Le plus tôt sera le mieux. Vous pouvez m’éliminer très facilement : c’est presque fait. Mais cette question, il faudra la régler – cette question des Noirs – vous n’en avez pas encore vu la fin.” »

Enfin, Thoreau concluait : « Je vois venir le temps où le peintre s’inspirera de cette scène – la prise d’Harper’s Ferry – et n’aura plus besoin d’aller chercher un sujet à Rome ; le poète la célébrera ; l’historien en fera la relation ; avec l’arrivée des pères pèlerins sur notre sol et la Déclaration de l’indépendance, ce tableau sera l’ornement de quelque galerie à venir, quand l’esclavage, sous la forme que nous connaissons, n’existera plus chez nous. Alors nous serons libres de pleurer le capitaine Brown. Alors et alors seulement, nous nous vengerons ! »

« Cette affaire, dit Clément Barrow qui écoutait avec les gens de Bagatelle le récit de Willy Tampleton et les extraits de presse lus par M. de Vigors, fera peut-être avancer le moment de la sécession de la Virginie, dont on parle beaucoup. Il y a maintenant le germe de la guerre civile dans notre pays. »

Mais le lieutenant-colonel Tampleton, certain d’avoir été témoin, d’un événement historique, tenait à raconter l’exécution de Brown, à laquelle il avait assisté, car toutes les troupes furent mobilisées à cette occasion. On craignait en effet que des abolitionnistes ne tentent de délivrer celui que le jury avait condamné à mort, comme ses complices Stephens, Coop, Green et Coplands.

« Tous les habitants de Charleston étaient armés. Les bruits les plus inattendus couraient, raconta Willy. On disait que cinq mille anti-esclavagistes arrivaient de l’Ohio. Nous étions prêts à les recevoir. M. Fernando Wood, ancien maire de New York, avait écrit au gouverneur de la Virginie pour lui demander si Brown serait gracié. M. Wise avait répondu : « Brown sera certainement pendu le 2 décembre prochain et son corps sera remis aux chirurgiens pour être transporté hors de l’État, afin que sa carcasse ne puisse souiller le sol de la Virginie ! »

« Les gens avaient si peur d’une attaque des Nordistes ou de quelque attentat, que l’on soupçonnait tous les étrangers de nourrir les plus noirs desseins. C’est ainsi qu’un Blanc, homme obscur et citoyen des États-Unis, qui avait, en bavardant avec des amis, montré quelque sympathie pour John Brown fut arrêté sur-le-champ. La haine du Nord devenait telle qu’on obligeait des gens désignés comme suspects à quitter la ville sous vingt-quatre heures. À Savannah, des citoyens énervés roulèrent dans le goudron puis dans la plume un honorable marchand de la ville. Trois jours avant l’exécution, à Harper’s Ferry, des voyageurs de l’Ohio qui se rendaient en chemin de fer dans le Nord, sans aucun désir de s’arrêter en Virginie, furent retenus deux jours, parce qu’ils avaient causé trop librement de l’affaire Brown. Le gouverneur fit retarder la malle des États-Unis pour nous la faire fouiller. On avait, en effet, trouvé à la poste de Richmond un ouvrage abolitionniste : Compendium of the impending crisis at the South, dont l’auteur, Hinton Rowan Helper, fut appelé renégat. La vue de ce livre interdit dans le Sud mit la population en fureur, surtout quand on sut qu’il avait été tiré à cent mille exemplaires grâce à une souscription à laquelle avaient participé le gouvernement de l’État de New York et des membres du Congrès !

— Mais l’exécution ? intervint Clément Barrow, impatienté par toutes ces considérations.

— Elle se déroula normalement le 2 décembre, reprit Tampleton. On avait reçu l’ordre de renvoyer tous les journalistes des États du Nord aussi bien de Charleston que d’Harper’s Ferry. Mme Brown est venue. Elle a pu passer quatre heures avec son mari et nous l’avons reconduite au ferry pour attendre le corps. Personne ne pouvait approcher de l’échafaud. Brown y fut amené dans une tapissière, à onze heures. Pendant le trajet, il a parlé aux soldats qui l’entouraient et avec le shérif Campbell et le capitaine Avis, son geôlier.

« Autour de la tapissière où Brown se trouvait avec son cercueil marchaient six compagnies d’infanterie. Il y avait des gardes à cheval dans les bois, des sentinelles avancées dans la montagne de Shenondoah et, autour de l’échafaud, deux carrés concentriques de fantassins. On a lié les mains de Brown. Il a refusé toute cérémonie religieuse. Il a dit quelques mots d’adieu au shérif Campbell. Comme j’étais assez près, j’ai entendu quelque chose comme : « Je suis bien tranquille… » On lui a passé la corde au cou et à onze heures et quinze minutes on a ouvert la trappe. Il est mort aisément. On a laissé le corps pendu trente-cinq minutes. Puis on l’a mis dans son cercueil de sapin et on l’a porté au ferry, où sa femme l’attendait. Voilà, on n’a pas vu un seul abolitionniste. S’il s’en était montré un, les gens l’auraient écharpé !

— Et maintenant, que va-t-il se passer, Willy, avec toute cette haine que ce Brown a allumée ? demanda Virginie.

— Je me demande si la mort de Brown n’est pas plus dangereuse que ne le fut sa vie, intervint le général de Vigors.

— À mon avis, il ne se passera rien, reprit Willy. Toute cette agitation va se calmer. Les Nordistes ont compris ce qu’est notre justice. Naturellement, les Virginiens sont très en colère. Ils veulent supprimer toutes les relations commerciales avec le Nord. Ils disent qu’il faut créer des usines, des lignes de bateaux, qu’il faut commercer directement avec l’Europe, ne plus rien acheter de ce qui vient du Nord et construire des chemins de fer. Qu’il faut aussi affamer les Nordistes et désigner un gouvernement pour le Sud. Les jeunes de seize ans et les vieillards veulent se faire soldats et les femmes jurent qu’elles porteront des robes de bure plutôt que de se vêtir d’étoffes fabriquées dans le Nord. Il y a même eu un meeting de dames, pour définir une nouvelle mode propre à la Virginie ! »

Ainsi, l’année finissait sur un drame dont les conséquences n’apparaissaient pas clairement à tous. Mais les gens plus clairvoyants que Willy Tampleton n’étaient pas loin de penser que la rupture entre le Nord et le Sud serait bientôt consommée. Si c’était là ce qu’avait souhaité ce fou courageux de John Brown, il aurait un jour l’occasion de se réjouir dans le monde incertain où les juges de Charles ton venaient de le dépêcher, avec sa barbe de prophète et ses yeux vitreux de pendu.

À quelques jours de là, au moment de la présentation des vœux, le 1er janvier 1860, on reparla encore de ce gaillard qui, décidément, occupait un peu trop les pensées. Le plus grand écrivain français, Victor Hugo, exilé à Guernesey, venait d’adresser une « Lettre aux États-Unis d’Amérique » que tous les journaux du Nord reproduisaient. Quand l’auteur de Bug-Jargal avait envoyé son texte, il croyait qu’un sursis avait été accordé à Brown jusqu’au 16 décembre et il souhaitait influencer la décision du gouverneur Wise, auquel la Constitution donnait le droit de gracier John Brown. Victor Hugo appelait Brown « libérateur » et « combattant du Christ » et concluait : « Oui, que l’Amérique le sache et y songe, il y a quelque chose de plus effrayant que Caïn tuant Abel, c’est Washington tuant Spartacus. » La grandiloquence d’un génie que les Vigors avaient rencontré à Paris pouvait émouvoir, mais la lettre comportait un paragraphe que bien peu d’Américains remarquèrent et qui devait cependant acquérir, avec les événements, valeur de prophétie : « Au point de vue politique, écrivait le proscrit, le meurtre de Brown serait une faute irréparable. Il ferait à l’Union une fissure latente qui finirait par la disloquer. Il serait possible que le supplice de Brown consolidât l’esclavage en Virginie, mais il est certain qu’il ébranlerait toute la démocratie américaine. Vous sauvez votre honte, mais vous tuez votre gloire. »

Ayant lu et commenté la lettre de l’écrivain français, les gens de Bagatelle et leurs invités, nombreux ce soir-là, mangèrent de la dinde, burent quantité de vins de Champagne et dansèrent. L’année qui commençait ne serait-elle pas pour le Sud, comme toutes celles qui l’avaient précédée, une suite harmonieuse de travaux et de plaisirs ? Le coton ne fleurirait-il pas en son temps et, sur le Mississippi, les bateaux blancs ne poursuivraient-ils pas leurs navettes ? Dieu merci, John Brown avait échoué et les esclaves dociles souriaient à leur maître.

Comme souvent dans ces manifestations mondaines, Clarence Dandrige se tenait à l’écart, sirotant un vieux bourbon du Tennessee, admirant la grâce des danseuses. Il sentait intensément que ce bonheur plat, cette fatale splendeur, cette aimable indolence du Sud étaient mortels. Tel le spectateur d’une pièce de théâtre attrayante, il redoutait de voir tomber le rideau qui rendrait chacun à de cruelles réalités. Longtemps, il demeura seul et silencieux à jouir de la musique, du ballet ordonné de ces femmes belles et insouciantes et de ces hommes en frac, racés et forts, de ces jeunes filles cambrées qui tentaient de lire dans les yeux de leurs cavaliers un avenir bleu, de ces serviteurs familiers, empressés et gais, de ces meubles polis et de ces bibelots précieux, rassemblés par trois générations de Damvilliers, dont les lumières aux reflets frisants diluaient les visages dans leurs cadres dorés.

Quand Virginie vint à lui, exigeant qu’il la fasse danser « au moins une valse », il l’accueillit avec toute la chaleur dont il était capable et l’enleva au son des violons.

« Quel couple magnifique ! susurra Adèle Barrow à sa voisine ; il n’y a pas meilleur danseur dans la paroisse que Clarence Dandrige. »

Et de fait, ce soir-là, il dansait bien. Tournoyant avec Virginie dans un crissement de soie balancée par le rythme, il souriait avec ce rien d’ironie dans le regard qu’elle savait être de la pudeur. Leurs pas s’emboîtaient très exactement, comme si la valse était le mouvement naturel et inconscient de leurs corps. Pour la première fois, Dandrige eut le souvenir du désir et Virginie s’avoua que cet homme lui importait plus que tous ceux qu’elle avait aimés charnellement. Les jeunes couples, comme pour offrir plus d’espace à l’évolution des valseurs, s’étaient éloignés du centre de la pièce. Par-dessus l’épaule de leur cavalier, les jeunes filles admiraient l’aisance de l’intendant et l’abandon de Virginie. Il semblait que l’orchestre jouât pour eux seuls.

Quand la fin du morceau les sépara, Dandrige s’inclina profondément, tandis que spontanément les invités applaudissaient. Virginie vit ses cheveux argentés, sa nuque étroite de lévrier, ses épaules larges sous l’habit ajusté et lui abandonna, comme une partenaire de théâtre, sa main à baiser. Il se redressa et la conduisit dans le coin des dames. Alors, tandis qu’une autre danse commençait, elle se décida à lui dire ce qu’elle ressentait au milieu de cette fête.

« J’ai peur… pour demain, Clarence.

— La laisse est tendue, Virginie.

— Que croyez-vous qu’il finira par arriver ?

— Tout et rien, dit-il doucement, la fin d’une splendeur ! »