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LES labours venaient de commencer quand Dandrige apprit, par Bobo, que Mignette avait un amoureux à Pointe-Coupee. Il s’agissait du maréchal-ferrant, Albert Schœler, un Alsacien, ancien marin qui avait déserté pour rester en Louisiane. Le consul de France l’avait fait rechercher un temps, puis il l’avait oublié, comme beaucoup d’autres marins dans le même cas. Schœler gagnait honnêtement sa vie, ne buvait pas et faisait des économies pour s’acheter un domaine. Il était déjà propriétaire de deux esclaves. Sa forge, dans la rue principale du village, retentissait de bruits d’enclume, du matin au soir. L’ancien marin, peu loquace, mais débonnaire, affichait une force tranquille. Ayant cinq années de résidence, il venait d’être fait citoyen américain, ce qui lui donnerait, aux prochaines élections, le droit de voter.

Accompagnant Bobo quand il conduisait les chevaux à ferrer, Mignette s’était éprise du robuste forgeron. Lui, qui n’avait pas de goût pour les femmes noires, s’était découvert un penchant pour la suivante de Mlle Virginie. On avait échangé des sourires et ces phrases banales que les amoureux décryptent comme des messages secrets. Avec simplicité, on en était arrivé aux aveux, puis à un projet d’union, dont on préférait différer l’annonce publique, Albert Schœler n’étant pas certain que le marquis de Damvilliers souscrirait facilement au mariage d’une jeune fille de sa maison.

Mignette avait beau expliquer à Albert qu’elle était libre de ses mouvements, que Mlle Virginie ne ferait pas d’objections et que la situation d’épouse de forgeron lui agréait, le garçon manifestait des doutes.

« Ma maison, à côté de Bagatelle, n’est qu’une masure et vous pourriez regretter le confort auquel vous êtes habituée. Attendons que j’aie gagné assez d’argent pour acheter une terre et me faire planteur ! »

L’ambition paraissait louable, mais les baisers tendres et maladroits dont le forgeron couvrait Mignette quand, le samedi après-midi, les amoureux se rejoignaient dans un petit bois de hêtres à mi-chemin de Bagatelle et de Pointe-Coupee, donnaient à la jeune fille des impatiences nuptiales. Car, respectueux des convenances et bons chrétiens, les jeunes gens n’envisageaient l’amour que dans le mariage. Pour stimuler son amoureux, Mignette lui racontait que M. Mosley lui faisait les yeux doux, que M. Barthew, l’avocat de Bayou Sara, avait tenté de lui prendre la taille et que le meilleur moyen de se protéger de ces assauts serait d’annoncer leurs fiançailles. Un peu jaloux, mais encore plus prudent, Albert comptait sur le hasard bienveillant pour apprendre aux gens de Bagatelle une idylle fort honnête. Bobo, naïf et indiscret, plus observateur que le pensait Mignette, ayant fait des confidences à M. Dandrige, le secret fut éventé. L’intendant se garda de le divulguer, mais il entra un matin dans la forge, le sourire aux lèvres.

« Alors, Albert, on s’apprête à enlever une jeune fille, paraît-il ? »

Le forgeron laissa retomber son marteau sur l’enclume, remit son fer au feu et fit face, vaillamment.

« Ah ! vous savez, monsieur Dandrige… Mais c’est pour le bon motif.

— Je n’en doute pas. Mais pourquoi attendre et vous cacher, comme des fautifs ? M. de Damvilliers et Mlle Virginie seraient peinés d’apprendre cela par… la rumeur publique !

— Et s’ils s’opposent, monsieur Dandrige ? »

Clarence eut un air étonné.

« Et pourquoi s’opposeraient-ils à vos fiançailles, Albert ? Vous êtes tout à fait digne d’épouser Mlle Mignette, elle est tout à fait libre de vous accepter pour mari. Ce n’est ni un membre de la famille Damvilliers ni une esclave blanche ! »

Puis, comme le forgeron, le visage ruisselant de sueur, se taisait :

« Voulez-vous que j’en parle au marquis et à Mlle Virginie ?

— Eh bien, ma foi, fit le forgeron, visiblement soulagé, ça me plairait assez, parce que Mignette, enfin Mlle Mignette, commence à dire que je ne l’aime pas assez, que j’ai honte de sa position de domestique… Vous vous rendez compte, moi, petit maréchal… »

Clarence esquissa un sourire.

« C’est donc qu’elle est impatiente, Albert. Elle veut que vous vous décidiez promptement ; je m’occupe de votre affaire. »

Dandrige s’en occupa, et fort bien. Le marquis fit quelques plaisanteries à Mignette, qui ne sut que rougir ; Virginie exigea qu’on lui amène le forgeron et que la mère de sa « demoiselle de compagnie » soit mise au courant, par sa fille, de ce soudain désir de convoler avec un inconnu, à trois mille lieues du Morvan !

Quand, fin octobre, Dandrige s’embarqua pour La Nouvelle-Orléans en compagnie de M. Mosley qui, lui, s’apprêtait à regagner l’Angleterre, la date du mariage était fixée au mois de mai suivant. Le marquis, toujours généreux, avait annoncé qu’il doterait Mignette « comme si elle lui appartenait ». Le chemin du bonheur, pour la jeune Morvandelle et son forgeron, s’ouvrait au seuil de l’hiver, lisse et débarrassé de tout obstacle.

« J’en aurais bien fait ma tisanière, de cette petite, plaisanta Abraham Mosley, qui connaissait les mœurs du Sud.

— Elle vaut mieux que ça, Mosley. Cette jeune fille a plus de vertu que beaucoup de dames que nous connaissons.

— Un peu trop de vertu à mon goût, fit l’Anglais en riant, mes approches n’ont pas été bien accueillies et, sans la gentille servante que le marquis m’avait donnée, j’aurais dû pratiquer l’abstinence, ce qui n’est pas bon pour un homme de mon âge. »

Clarence se dit que le commissionnaire avait dû concourir, sans scrupule, à l’augmentation du nombre des esclaves de Bagatelle. Ce qui, bien sûr, ne tirait pas à conséquence !

Sur le quai Saint-Pierre, à La Nouvelle-Orléans, les deux hommes se séparèrent. Le commissionnaire avait retenu les deux prochaines récoltes de coton de Bagatelle, qu’un de ses agents se chargerait d’expédier. On ne le reverrait donc pas avant trois années à la plantation. Dandrige suivit du regard la silhouette boulotte de l’Anglais, qui s’acheminait vers l’embarcadère, suivi d’une demi-douzaine de porteurs. Il ôta son panama pour lui adresser de loin un dernier adieu. Le reverrait-il jamais ?

La ville gisait dans la boue. Les ondées d’automne avaient grossi le Mississippi, qui s’étalait, prenait ses aises jusque dans les faubourgs. Les rues pavées échappaient au cloaque, mais les autres se couvraient d’une fange jaunâtre, où le pied s’enfonçait. Les cabriolets et les landaus, capotes closes, avançaient au pas. Des chevaux rétifs s’abattaient parfois, après une glissade, entre les brancards.

Chez les frères Mertaux, Dandrige apprit que le señor Ramirez, remis de sa blessure, avait été, durant un mois, la risée des dames de petite vertu, auxquelles le coup d’épée de l’intendant avait fait perdre quelques poignées de piastres. L’Espagnol jurait, paraît-il, devant qui voulait l’entendre, qu’il « hacherait menu », à la première occasion, l’homme de confiance du marquis de Damvilliers.

« La prochaine fois, je ne pique pas, je coupe », fit Clarence, que cette menace n’impressionnait pas.

Les avocats jumeaux hochèrent la tête symétriquement et ouvrirent les dossiers qui intéressaient l’intendant.

C’est au cours de son séjour que Dandrige apprit les événements qui avaient secoué la France au mois de juillet. Il lut avec retard la déclaration des députés invitant le duc d’Orléans à prendre la lieutenance générale du royaume et l’intervention du marquis de La Fayette exigeant la promesse de garanties libérales. Le renversement des Bourbon n’était pas pour l’émouvoir, non plus que l’avènement de Louis-Philippe, « le roi des barricades ». Il apprit aussi que c’était à bord du Charles-Caroll, le navire qui avait amené Virginie Trégan à La Nouvelle-Orléans, six mois plus tôt, que le roi Charles X aurait dû s’embarquer pour l’exil. Le souverain déchu avait finalement préféré le Great-Britain, plus luxueux, mais appartenant au même armateur, M. Patterson, ex-beau père de Jérôme Bonaparte. L’intendant de Bagatelle, en bon fils d’Albion, apprécia l’humour d’un hasard qui expédiait un Bourbon sur un vaisseau associé au souvenir de Napoléon !

Dandrige était encore à La Nouvelle-Orléans le 1er novembre, pour assister, sur tous les vaisseaux français ancrés sur le Mississippi, au changement de pavillon national. Il vit amener le drapeau à fleurs de lis et monter les trois couleurs, sans émotion particulière. Le soir, il y eut dans les cabarets de la ville beaucoup de marins français ivres.

À la Maison de France, où l’amena une série de formalités pour le compte du marquis, le consul, M. Guillemain, lui montra la lettre, fort opportuniste, que le représentant venait d’adresser à La Fayette.

Dans leur admiration pour l’héroïque population de Paris, écrivait le consul, les citoyens de La Nouvelle-Orléans, constamment attachés de cœur à leur ancienne patrie, se sont empressés d’ouvrir une souscription en faveur des Parisiens blessés, des veuves et des orphelins de ceux qui ont succombé dans les glorieux combats de la fin juillet. Les Gallo-Américains se sont joints à eux. Je saisis avec empressement cette occasion pour offrir à l’ami de l’immense Washington, au héros américain de 76, au généreux Français et au sage patriote de 1830, le tribut de ma sincère admiration, ainsi que l’assurance directe et personnelle de ma haute considération… Ayant lu, Dandrige ne put qu’ajouter son obole. Le nouveau ministre des Affaires étrangères, le comte Molé, ne pourrait qu’être satisfait par le zèle d’un fonctionnaire qui avait servi le gouvernement de Charles X avec la même foi !

L’intendant de Bagatelle rendit visite au cordonnier Mathias, pour prendre livraison des chaussures commandées au printemps, rencontra dans quelques « bars exchange » des planteurs venus conclure les dernières ventes de coton de la saison et commanda chez Perret les provisions de l’hiver. Le bœuf salé valait 7 piastres le baril, le whisky 3 dollars 77 le gallon, le tabac des Natchitoches devenait introuvable, mais les fourreurs payaient 2 piastres la peau de castor.

Sous la pluie battante, il embarqua sur le Zebulon Pike pour rejoindre Pointe-Coupee. Le voyage, comme toujours en cette saison, fut lent et difficile. Les eaux boueuses du fleuve en crue charriaient des troncs d’arbres arrachés aux rives. Ils constituaient pour la navigation un handicap supplémentaire. La coque résonnait de coups sourds, quand les bois, à la dérive, heurtaient le bateau. Le capitaine avait fort à faire pour éviter que ces épaves naturelles ne s’engagent entre les pales de la roue motrice, qui broyait les branches, mais que les troncs pouvaient bloquer et endommager. Les passagers du Zebulon Pike virent avec étonnement, à quelques milles de Baton Rouge, un vapeur posé au milieu des champs devenus marécages. Le Mississippi, gonflé par les pluies, l’avait dérouté, avant de l’abandonner en regagnant son lit. Le grand bateau, hors de son élément, ressemblait à une construction inutile, née de l’esprit d’un architecte fou. Le steamboat qui transportait l’intendant dut offrir son aide à un vapeur échoué sur un banc de sable, d’où il ne pouvait se dégager seul. Le vent de nord-ouest, contrariant la marche du bateau, fit, avec tous les incidents du voyage, que le Zebulon Pike mit quatre jours pour atteindre Pointe-Coupee.

À Bagatelle, Clarence Dandrige retrouva ses habitudes d’hiver. Il aimait cette saison chère aux sédentaires. Un bon feu dans sa cheminée, il passait des journées entières à sa table de travail, au milieu de documents et de dossiers, à rédiger cette « Histoire des Damvilliers » dont le marquis venait parfois lire quelques pages. Mic et Mac, les dalmates, détestant se mouiller les pattes, rechignaient pour accompagner leur maître. Ils préféraient sommeiller devant le feu de bois. Dans la grande maison, Mignette préparait son trousseau de mariage et Virginie achevait une tapisserie représentant le village de Damvilliers-sur-Meuse, fief des ancêtres d’Adrien. Dandrige lui avait fourni le blason de ces marquis exilés, qu’elle voulait broder dans un coin de ciel. Adrien, pestant contre le mauvais temps, qui limitait ses promenades, errait, les jours où les averses interdisaient toute sortie, de la bibliothèque à la véranda. Le soir, il demandait à sa filleule de se mettre au clavecin. Seules les visites et les réceptions venaient rompre la monotonie d’une existence de marmotte.

Willy Tampleton, ayant obtenu l’autorisation d’écrire à Virginie, envoya, en décembre, une longue lettre pleine de soupirs, dans laquelle il décrivait sa vie au 15e régiment d’artillerie du Kentucky. Il participait, semble-t-il, à plus de bals que de manœuvres et regrettait les Myrtes où Corinne et Percy avaient la chance d’accueillir fréquemment la filleule du marquis de Damvilliers.

C’est à peu près à la même époque que Maman Netta tomba malade. La vieille femme, qui logeait dans une case proche de la grande maison, souffrait d’une fièvre froide que le docteur Murphy se déclara incapable de combattre. Elle ne s’alimentait plus et dépérissait à vue d’œil. Adrien et Virginie lui rendaient visite et le marquis, malgré son optimisme naturel, s’inquiétait. Il était attaché à sa nourrice comme tous les planteurs, qui avaient passé le plus clair de leur enfance dans les jupes de ces esclaves dévouées. Avec elle, pendant des années, il avait récité ses prières du matin et du soir, et souvent elle avait dissimulé ses espiègleries pour lui éviter la correction paternelle.

« Alors, Murphy, il faut la remettre sur pied, elle gémit de ne pouvoir recuire les confitures de groseilles !

— Elle est usée jusqu’à la corde, répondit le médecin. Elle s’éteint comme une lampe sans huile. Il n’y a rien à faire. Les saignées ne font que l’affaiblir davantage et les emplâtres sont sans effet. Il faut vous résigner, marquis, à la voir s’en aller ! »

Les enfants et les petits-enfants de Maman Netta savaient déjà, d’instinct, que la mort guettait la vieille femme. Hors de leur présence, la cuisinière pleurait doucement. Rosa expliqua à Mignette que son chagrin venait de ne pas voir à son chevet sa fille préférée, mère de la petite esclave qui faisait cette confidence. Mignette ne dit mot, mais elle fit part à Albert Schœler d’une idée qui lui était venue. Il fallait retrouver Anna, que le marquis avait vendue en 1824, et la ramener près de sa mère mourante. Le forgeron, qui ne s’apitoyait pas facilement sur le sort des Noirs, aurait volontiers dit à sa fiancée de réserver son émotion pour d’autres circonstances, mais il était très amoureux de Mignette, et il se mit à interroger les contremaîtres et les palefreniers des plantations qui lui amenaient les chevaux à ferrer.

Il apprit ainsi qu’une esclave nommée Anna appartenait au maître de Barrow House, Clément Barrow, cet unijambiste chez qui M. Dandrige allait, au moins une fois par semaine, jouer au billard. Mignette, avec l’assurance tranquille d’une femme certaine du bien-fondé de sa démarche, fit part à l’intendant de son projet. Ne pouvait-il l’aider à savoir si l’esclave des Barrow était bien la fille de Maman Netta ?

Dandrige accepta en faisant observer que les Barrow étaient de braves gens, qui ne refuseraient pas d’accorder une permission à une esclave pour se rendre au chevet de sa mère mourante. Il proposa même à Mignette de l’accompagner à Barrow House, à l’occasion d’une éclaircie. Clément Barrow et ses sœurs confirmèrent qu’une certaine Anna figurait au nombre de leurs lingères. On la fit venir.

« Je suis sûre que c’est elle ! s’exclama Mignette en voyant une forte femme gravir le perron.

— Comment cela, vous êtes sûre ? interrogea Adèle Barrow, qui hésitait encore à proposer une tasse de thé à une demoiselle qui devait à la générosité – et peut-être à la faiblesse – du marquis de Damvilliers de ne plus figurer au rang de domestique.

— Ben, elle ressemble à sa mère ! fit Mignette.

— Toutes les négresses se ressemblent, mon petit », fit d’un ton dédaigneux la vieille fille.

C’était bien la fille de Maman Netta. La lingère, en apprenant la maladie de sa mère, manifesta bruyamment son chagrin et se jeta incontinent aux pieds de Mignette.

« Emmenez-moi, mamselle, s’il vous plaît, emmenez-moi. »

Adèle Barrow congédia l’esclave d’un geste sec.

« Nous allons voir, Anna, retournez à la lingerie, nous allons réfléchir. »

Clément Barrow, appuyé sur ses béquilles, intervint mollement.

« Je crois qu’il serait bon de l’autoriser à s’en aller quelques jours à Bagatelle, Adèle, puisque M. Dandrige nous le demande et que la fille de cette négresse est au service de Mademoiselle. »

Jusque-là Clarence n’était pas intervenu. Il observait le visage fermé de la suivante de Virginie, qui s’attendait à plus de spontanéité chez ces gens réputés bons maîtres.

« Je vais vous proposer autre chose, Clément, finit-il par dire en se tournant vers l’infirme. Comme nous aurons, à Bagatelle, besoin d’une femme pour remplacer la vieille Netta, je vous achète Anna si vous êtes disposé à la vendre.

— Ce n’est pas une très bonne lingère, intervint Adèle Barrow, elle est paresseuse, geignarde et sale. Je dois vous prévenir. Mais nous pouvons vous la céder, si cela peut faire plaisir au marquis… et à cette demoiselle, conclut-elle en se tournant vers Mignette.

— Très bien. Votre prix, Barrow, sera le mien…

— Oh ! dit l’infirme en regardant sa sœur, je ne sais pas…, il faut voir…, nous pourrions dire…

— Trois mille piastres », trancha Adèle Barrow.

C’était le prix d’un esclave en pleine santé et très actif. Chez un encanteur, la pauvre Anna n’aurait pas trouvé preneur à douze cents piastres. Mignette, qui ignorait tout des tarifs pratiqués, paraissait gênée par cette conversation, dont un être humain, fait de chair et de sang, comme cette vieille fille à guimpe de dentelle et ce pâle infirme, était l’objet.

« C’est bon, fit Clarence, trois mille piastres. Je vous apporterai l’argent dans quelques jours.

— Et nous vous enverrons cette Anna, répliqua Adèle ; elle se mettra en route demain.

— Si vous voulez bien, nous l’emmènerons tout de suite, mademoiselle, intervint Mignette. Sa mère peut passer d’un moment à l’autre.

— Vous remmènerez comment ? Dans votre cabriolet ? interrogea Barrow, surpris.

— Oui, nous nous serrerons un peu », expliqua Dandrige.

Adèle Barrow, que sa sœur venait de rejoindre, souffla entre ses lèvres pincées, marquant par là qu’elle désapprouvait cette façon de faire. Son éducation lui interdisait de voyager au contact d’une esclave noire dans un cabriolet étroit. Les nègres devaient aller à pied.

« Voulez-vous prendre une tasse de thé ? » finit-elle par proposer à ses visiteurs.

Elle venait, après tout, de conclure une bonne affaire. Cette Anna, dont elle se débarrassait, ne valait pas le porc et le maïs dont on la nourrissait.

Ce jour-là, Dandrige trouva aux « buckwheat-cakes » arrosés de vermont-syrup, dont il faisait habituellement ses délices, un goût amer. Mignette, au contraire, s’en régala. « Ce Dandrige, pensait-elle en étalant le sirop d’érable sur les crêpes tièdes, a plus de cœur qu’il ne paraît. Son idée d’acheter l’esclave arrange bien les choses : la petite Rosa, perdant sa grand-mère, retrouvera sa maman. » Elle eût volontiers embrassé l’intendant aux yeux verts, sur les deux joues.

On enterra Maman Netta dans le petit cimetière des esclaves et Anna, lingère médiocre, mais cuisinière de bon lignage, prit la place de sa mère à la direction des fourneaux. La petite Rosa, à la fois heureuse et chagrine, jura à Mignette une reconnaissance éternelle. Adrien de Damvilliers sut gré à la suivante de Virginie d’avoir donné à sa vieille nourrice l’ultime joie de revoir sa fille et à Dandrige de s’être décidé à tenir un engagement que lui-même avait oublié. Avant de rendre calmement son âme à Dieu, la vieille Netta prit le temps de léguer à celle qui allait lui succéder les secrets de quelques recettes. Ce fut sa façon à elle de se perpétuer. On appela désormais à Bagatelle le fameux cake aux noix « gâteau Netta ».

Virginie étonna Mignette en lui adressant des reproches pour avoir agi sans son consentement et mêlé M. Dandrige à une affaire qu’elle aurait aussi bien pu régler elle-même. Elle tenta de savoir combien avait coûté à l’intendant l’acquisition d’Anna, mais Mignette, devinant que la dépense risquait de paraître exagérée, n’en dit rien. La filleule du marquis se promit d’interroger Dandrige à la première occasion, mais elle accepta l’invitation de Corinne Tampleton d’aller passer une semaine aux Myrtes, avant les fêtes de Noël, et sa curiosité se dilua dans le flux des événements.

Si Clarence appréciait le spectacle de l’hiver, les grands arbres mouillés et nus, le fleuve grondant, le silence mélancolique de Bagatelle, le marquis ne savait que faire de ses soirées. Le clavecin muet, le trictrac abandonné, le grand salon vide lui faisaient regretter de ne pas posséder, comme beaucoup de planteurs, une maison à La Nouvelle-Orléans où le théâtre, les concerts et les réceptions proposaient des loisirs agréables.

« Si je vous disais que notre Virginie me manque, Clarence, me croiriez-vous ? dit un soir Adrien.

— Le fait est que la maison paraît déserte sans elle. Elle n’est jamais à court d’idées pour nous distraire et Mignette est si occupée de son mariage qu’elle ne sait que parler chiffon avec les lingères. « Le soleil et la femme semblent s’être partagé l’empire du monde, l’un nous donne les jours, l’autre les embellit{42} ! » cita Clarence.

— C’est bien vrai, fit le marquis, pensif. Si nous débouchions une bouteille de vieux porto, Clarence, peut-être verrions-nous les choses autrement ? »

Le vin capiteux rendit Adrien plus loquace.

« J’ai l’intention d’offrir un cadeau à Virginie pour Noël. Un sautoir d’or qui appartenait à ma mère, par exemple. Pensez-vous que ça lui plaira ?

— Connaissez-vous une femme, Adrien, qui n’apprécie pas les bijoux ?

— Mais ce n’est pas une femme ordinaire et j’avoue ne pas connaître très bien ses goûts. Depuis qu’elle est à Bagatelle, elle s’est surtout appliquée à satisfaire les miens. Son père était un homme curieux, doux et têtu, mais ne livrant que rarement ses sentiments. Virginie a hérité ce caractère, semble-t-il.

— Avec en plus, compléta Dandrige, de la lucidité et la volonté de réaliser ce qu’elle entreprend, qualité que ne possédait pas le père Trégan.

— Ne croyez-vous pas aussi, Clarence, qu’il faudra un jour ou l’autre que je m’occupe de son avenir ?… Willy Tampleton ferait-il un bon mari pour elle ? J’ai cru comprendre qu’il en est fortement épris.

— Willy ferait certainement un bon mari pour n’importe quelle jeune fille de notre société, Adrien, mais, si vous voulez mon sentiment, je pense qu’il faut à Virginie plus qu’un bon mari, au sens un peu mièvre où nous entendons l’expression. Il faut à Virginie un homme…

— Ah ? fit Adrien, surpris par un distinguo dont la subtilité lui échappait. Et Willy, n’est-il pas un homme, Clarence ?

— Disons que la personnalité du jeune Tampleton me paraît un peu fade à côté de celle de Virginie. Il lui faudrait quelqu’un de moins aimable, de moins foncièrement aimable et de plus dominateur !

— Ah ! se contenta de dire le marquis, sur le ton de la constatation étonnée.

— Mais je crois aussi, Adrien, que vous ne devez pas vous tourmenter pour l’avenir de votre filleule, elle saura bien en décider elle-même. »

Cette conversation laissa les deux hommes pensifs. M. de Damvilliers, à travers les remarques de Dandrige, entrevoyait Virginie comme une femme inconnue, paraissant soudain difficile à conduire, moins souple qu’il croyait jusqu’alors. Le marquis acceptait les êtres comme ils se montraient, sans imaginer aux esprits des rouages compliqués. L’intendant, de son côté, s’étonnait de voir le maître de Bagatelle faire état de préoccupations qui dissimulaient peut-être inconsciemment des sentiments mal définis. Virginie demeurait une question, pouvant donner lieu à des réponses diverses, voire contradictoires. Ce dont il était certain, c’est qu’on ne devait attendre d’elle que l’inattendu !

Deux jours avant Noël, il en eut la preuve. Virginie avait annoncé son retour pour la veille de la fête ; or elle regagna la plantation avec vingt-quatre heures d’avance. Il faisait nuit noire, la pluie avait cessé et un vent froid soufflait en bourrasques. Clarence venait d’éteindre sa lampe, la dernière lumière de Bagatelle, après une longue veillée passée à lire dans sa chambre, quand Mic et Mac dressèrent l’oreille et se mirent à grogner. Il les fit taire, entrouvrit sa porte et s’avança sur la passerelle de bois qui reliait son appartement à la véranda de la grande maison. Dans la pénombre, car une lune pâle roulait au-dessus des chênes, dans la ouate mouvante des nuages, il distingua vaguement un buggy arrêté sous les arbres, puis une robe claire, gonflée par le vent comme le suaire d’un fantôme, et enfin une silhouette sombre. Ces deux dernières apparitions, un instant, se confondirent en une seule masse floue, celle de deux corps enlacés, puis la femme s’avança vers l’escalier, tandis que l’homme retournait au buggy. C’est alors que Clarence entendit distinctement la voix de Virginie :

« Adieu, dit-elle, et souvenez-vous que ces jours n’ont jamais existé. »

Puis, sans doute en réponse à une phrase confuse, prononcée par une voix grave et qu’il ne comprit pas :

« Jamais plus ! Jamais plus ! »

La robe blanche gravit l’escalier et disparut à la vue de Dandrige, tandis que le buggy, évitant l’allée au gravier sonore, contournait la maison, roulant silencieusement sur la pelouse. Cette manœuvre obligea l’attelage à passer au pied du balcon où se tenait l’intendant. Il reconnut l’homme conduisant le cheval par le mors. C’était Percy Tampleton.

Clarence referma sa porte sans bruit, calma d’une caresse les deux dalmates qui, oreilles dressées, guettaient dans l’entrée et se mit au lit, la tête pleine de points d’interrogation. Il venait de découvrir une nouvelle Virginie, non moins inquiétante que celle du Prince-du-Delta.

Tôt le lendemain, tandis que la maison s’éveillait, la nièce du marquis apparut, avant l’heure du breakfast. Dandrige, qu’un soleil incertain avait incité à sortir avec ses chiens, fut le premier à la rencontrer.

« Quelle surprise, on ne vous attendait qu’en fin d’après-midi !

— J’ai avancé mon retour, simplement pour préparer la veillée de Noël. Percy Tampleton, qui s’en allait prendre le bateau à Pointe-Coupee, m’a ramenée à l’aube. N’avez-vous pas entendu la voiture ?

— Mes chiens ont grogné, en effet, fit l’intendant d’un ton indifférent, mais il m’avait semblé que le jour n’était pas encore levé. Il est vrai que, volets clos et rideaux tirés, on perd facilement la notion de l’heure. »

Le regard bleu de Virginie se déroba, elle se pencha pour passer une main fine sur la tête de Mac, qui flairait sa robe, et murmura d’une voix douce :

« Il paraît que les chiens rêvent parfois, comme les humains. Mais, hélas ! ils ne peuvent raconter leurs songes !

— C’est dommage, fit Dandrige en s’avançant vers le breakfast-room, ils seraient peut-être riches d’enseignement ! »

Le marquis ne cacha pas sa joie de revoir sa filleule. Il ne se posa pas même la question de savoir quand et comment elle avait regagné la plantation.

« La fée du logis est revenue, s’écria-t-il, et nous aurons le soleil pour Noël. Alléluia ! Alléluia ! »

Puis il passa à plusieurs reprises et vivement sa grande main velue dans sa tignasse bouclée, tic que sa mère avait toujours combattu.