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QUELQUES jours plus tard, l’offensive était lancée contre Port Hudson. Tandis que les bateaux de Farragut remontaient le fleuve, les avant-gardes de Banks entraient en contact avec les patrouilles sudistes. On entendait depuis Bagatelle les tirs des batteries confédérées balayant le fleuve et, leur répondant, les canons du Hartford et de l’Albatros. Pendant six semaines, se repliant chaque fois sur Baton Rouge pour débarquer leurs blessés et réparer leurs bateaux, les Nordistes revinrent à la charge. Sur la rive droite du fleuve, près de Fausse-Rivière, des soldats de Banks ayant réussi à prendre pied se trouvaient face à l’infanterie de West Feliciana. Les domestiques de Bagatelle voyaient passer sur la route des berges des cavaliers gris exténués allant soutenir les fantassins et, dans l’autre sens, des chariots emmenant les blessés à Sainte-Marie où l’église avait été transformée en hôpital. La dame de Bagatelle, comme Mignette, Isabelle Tampleton et les sœurs Barrow, était devenue infirmière. Elles assistaient Murphy, qui secondait lui-même les chirurgiens militaires. Ces femmes, comme toutes celles des planteurs, avaient apporté leurs draps, leurs couvertures, sacrifié leurs somptueuses chemises de nuit et leurs jupons de pilou pour fabriquer de la charpie. Pour elles aussi, la guerre était maintenant intensément présente. Il ne s’agissait plus de récits de batailles, racontés par de joyeux permissionnaires dans les salons, ni de fêtes de bienfaisance où l’on mettait des bijoux aux enchères pour acheter des fusils, ni même de rumeurs inquiétantes.

La guerre était là, couchée sous le parvis de l’église avec ses plaies béantes, ses gémissements de moribonds, ses amputés exsangues, ses morts furtifs du petit matin, ses vases dégoûtants qu’il fallait vider, ses pansements souillés, son odeur fade de sang et de sueurs fiévreuses. Les Noirs dévoués, promus brancardiers, regardaient d’un air hébété ces Blancs qui étaient leurs maîtres vaincus.

Murphy les houspillait, les trouvant trop lents, maladroits et indifférents aux nouvelles des combats.

« Laissez-les aller à leur rythme, lui dit un jour Mignette Barthew. Quand deux chiens se battent pour un os, que voulez-vous que fasse l’os ! »

Alors qu’elle regagnait Bagatelle, au crépuscule, après une journée exténuante, ne rêvant que d’un bain tiède et d’un lit frais, Mme de Vigors trouva dans le salon un homme qui l’attendait. Envoyé du consul de France à La Nouvelle-Orléans, il avait mis cinq jours pour parvenir jusqu’à la plantation, évitant les armées qui se cherchaient dans les marécages des cyprières et les forêts des berges.

« Je suis porteur, madame, dit le messager aux vêtements tachés, au menton gris de barbe, d’une nouvelle qui va vous affliger. Il s’agit de votre mari, le général Charles de Vigors. M. le consul m’a chargé de vous remettre ceci. »

Virginie fit sauter les cachets du pli officiel. Avant même d’avoir lu les premières lignes de la dépêche, elle savait qu’on lui annonçait la mort de son mari. En peu de mots, celle-ci était expliquée. Le général avait succombé lors de l’attaque de Puebla, une forteresse des « terres chaudes », sur la route de Mexico.

Son corps pourrait être transporté soit en France, soit en Louisiane, suivant le vœu qu’exprimerait sa veuve. Il reposait en attendant au milieu des cinq cents Français tués pendant le siège de soixante et onze jours.

Devant l’envoyé du consul, Virginie parvint à maîtriser son chagrin. « Charles, pensa-t-elle, a eu la mort qu’il pouvait souhaiter, une mort de soldat. » Et elle l’imagina sous le grand soleil, couché, comme ces héros des batailles napoléoniennes qu’elle avait vus sur les tableaux de Gros, de Géricault, au Louvre.

« A-t-on des nouvelles de son ordonnance, le maréchal des logis Mallibert ?

— Aucune, madame. »

Après avoir présenté les condoléances d’usage, le messager du consulat demanda :

« Souhaitez-vous que le corps du général soit ramené en Louisiane… quand la situation sera stabilisée dans ce pays ? »

Elle eut un geste évasif de la main.

« Je ne peux pour l’instant, monsieur, réfléchir à ces choses. Nous avons un fils à Paris, au collège. J’aimerais que, disposant de moyens de communications que je n’ai pas, vous puissiez le prévenir. Nous déciderons plus tard de la sépulture définitive. »

Le messager admira le sang-froid de cette femme encore belle, malgré ses traits tirés et sa coiffure en désordre. Il fit mine de se retirer.

« Vous allez pouvoir vous reposer ici, un ou deux jours, et vous restaurer. Les soldats de Banks sont partout. Pris pour espion, vous risqueriez votre vie. Anna va vous donner une chambre et du linge. Nous dînerons à neuf heures, si vous le voulez bien ! »

Quand elle eut regagné sa chambre, pris son bain et que Rosa lui eut longuement brossé les cheveux, en pleurant doucement, car elle portait au général une vive affection, Virginie se laissa aller dans un fauteuil.

Ainsi, désormais, elle se retrouvait seule. Ses enfants à Paris, Clarence disparu, Charles mort, que lui restait-il de cet univers qu’elle avait construit et que le temps effritait, comme un temple de plâtre ? Les yeux secs, elle faisait le désastreux bilan de sa vie écoulée, incapable d’imaginer ce que seraient les jours à venir, consciente d’être suspendue dans le vide au bout d’une corde prête à se rompre.

« Peut-être suis-je maudite, pensa-t-elle ; j’apporte le malheur à ceux qui m’aiment. La mort les prend tour à tour quand ils m’ont donné ce que j’en attendais. Adrien, mes fils, Julie et maintenant Charles. » Jamais elle n’avait plus intensément souhaité la présence de Dandrige, éloigné par sa faute. Il ne lui restait que cette vieille maison et ces terres à coton, qui ne produisaient plus rien. Elle avait farouchement désiré autrefois régner sur Bagatelle. Son désir avait été exaucé par un sort ironique qui, en échange de cette ambition satisfaite, lui avait tout repris, l’abandonnant comme ces avares qui succombent, solitaires et méprisés, sur leur trésor inutile.

Son abattement dura peu. Il y avait cet homme qui l’attendait pour dîner et dont elle enviait la jeunesse et les ambitions secrètes, les chances que la vie pourrait lui offrir. Elle choisit une robe de faille noire, se mit de la poudre de riz et le rejoignit à la salle à manger, prête à affronter une conversation banale. La dame de Bagatelle connaissait son devoir.

Les nouvelles de la guerre que lui communiqua le chancelier prouvaient que Tissue du conflit demeurait encore incertaine. Au début du mois de mai, à Chancellorville, Jeb Stuart, Lee et Jackson avaient interdit les approches de Richmond aux troupes fédérales du général Hooker, mais Jackson, qu’on appelait familièrement « Mur de Pierre », l’un des meilleurs généraux du Sud, avait été tué. Le 3 juillet, à Gettysburg, les Nordistes venaient de remporter une grande victoire, au lendemain de laquelle la forteresse de Vicksburg, verrou nord du Mississippi, était tombée. Dans peu de jours, les Fédéraux contrôleraient le fleuve.

À La Nouvelle-Orléans, Banks avait dit au consul de France : « Peu importe que la liberté des esclaves soit ou non proclamée, qu’il y ait victoire ou défaite. La guerre a scellé le destin de l’esclavage. »

« Vos esclaves ont l’air de vous demeurer fidèles, madame, observa le visiteur, qui voyait les domestiques aller et venir.

— Que deviendront-ils sans nous, monsieur ? Croyez-vous que la liberté leur apportera autant que ce qu’ils vont perdre ? Ceux qui réfléchissent un peu s’interrogent. Si les esclaves des champs désertent en croyant que la liberté signifie suppression du travail, ceux des habitations, qui vivent avec nous, savent bien que pour récolter il faut semer et que les Yankees ne les entretiendront pas à ne rien faire. »

L’envoyé du consulat, imbu d’idées libérales, se lança dans une grande tirade sur la liberté, la dignité de la personne humaine, le droit de tout être à disposer de lui-même.

Virginie l’interrompit :

« Jean-Jacques Rousseau, qui est, je suppose, monsieur, un de vos auteurs favoris, a dit : « La liberté est un aliment de bon suc, mais de digestion difficile. Il faut donc y préparer longuement les hommes, avant que de la leur donner. » Or nos nègres n’y sont pas préparés. Je crains que ceux qui, aujourd’hui, prônent l’abolition de l’esclavage – mot dont les philosophes ont fait un épouvantail – ne soient demain incapables de contrôler les forces qu’ils vont déchaîner.

— Je vous citerai à mon tour un auteur, madame, qui a sans doute plus de crédit à vos yeux que Rousseau, il s’agit de Bossuet disant : « La liberté peut égarer un peuple ; mais elle ne l’avilit pas. »

— À jongler avec les mots, conclut Virginie en se levant à la fin du dîner, on se donne le vertige. Or il faut demeurer réaliste et se méfier des abstractions, si séduisantes qu’elles soient. Déjà vous connaissez en France et en Angleterre les conséquences de la « famine du coton ». Les Anglais s’apprêtent à fermer des manufactures, car les cotons des Antilles, du Brésil, de l’Inde et de l’Égypte ne suffisent pas à alimenter les tissages depuis que le blocus des Nordistes est devenu plus sévère. En France, à Rouen et à Mulhouse, on compte déjà des chômeurs par dizaines de milliers et les armateurs du Havre sont menacés de ruine. Vos philosophes ont, semble-t-il, perdu de vue l’importance du Sud.

— Mais il n’est pas besoin d’esclaves pour cultiver le coton ! Des travailleurs libres pourront le faire aussi bien !

— Non, monsieur. À monter la tête des nègres, on les a persuadés que coton et esclavage étaient synonymes. Ils préféreront s’occuper, pour vivre, à d’autres travaux. Le Roi-Coton est mort, monsieur ; vos beaux parleurs, qui n’ont jamais mis les pieds dans une plantation, l’ont tué. À eux d’assumer ce deuil. Les peuples, un jour, leur demanderont compte de leurs utopies ! »

Mme de Vigors avait achevé son discours d’une voix forte et assurée. L’envoyé du consul trouva que, pour une femme qui venait de perdre son mari, elle conservait les idées claires. On lui avait parlé de ces épouses de planteurs languides et ignorantes. La veuve du général de hussards n’appartenait pas à cette catégorie.

Quand, au petit matin, après une nuit paisible, le chancelier voulut prendre le chemin du retour vers La Nouvelle-Orléans, Virginie ne chercha pas à l’en dissuader. Tandis qu’il prenait congé sur la galerie de Bagatelle, on entendait au loin, sur le Mississippi, gronder les canons. Il emportait de la dame de Bagatelle l’image d’une femme orgueilleuse et obstinée, qui forçait le respect et semblait même trouver dans sa fidélité à une cause perdue une certaine volupté.