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AU cours des mois qui suivirent, et avant même que s’achevât l’année 1861, les observateurs avaient compris que cette guerre ne ressemblerait pas à celles du passé. On allait essayer des armes nouvelles, jamais utilisées sur un champ de bataille ou sur la mer, se servir pour les déplacements de troupes et du matériel les chemins de fer, qui devenaient ainsi, pour l’adversaire, un objectif militaire. On apprenait à construire les fortifications de campagne en terre battue, rudimentaires mais utiles. Le génie inventif des hommes, s’appuyant sur des techniques récentes, allait donner à des combattants qui n’étaient pas des soldats de métier des moyens inédits pour s’observer et se combattre.

Les Sudistes, prenant conscience de l’infériorité que constituaient pour eux le manque de cultures vivrières, l’absence d’industries textiles et métallurgiques et l’indiscipline de leurs troupes, d’une bravoure exemplaire, mais ignorantes des manœuvres de masse, comprirent qu’il leur fallait emporter rapidement la décision. Le Nord paraissait, en dépit des revers, capable d’une longue résistance grâce à ses ressources en hommes et à ses possibilités d’armements.

La pénurie due au blocus commençait à se faire sentir, en Louisiane comme ailleurs, dans les États confédérés, où les prix des marchandises d’exportation montaient sans cesse.

C’est pourquoi il se trouvait des stratèges de salon pour critiquer le manque d’audace de Beauregard et de Johnston, après la victoire de Manas-sas-Bull Run qui avait amené les troupes confédérées à deux pas de Washington. Le général Beauregard affirmait dans un rapport qu’il s’apprêtait à marcher sur la capitale de l’Union quand le président Jefferson s’y était opposé. De son côté, ce dernier soutenait qu’« au milieu de la fumée de la bataille, il allait donner des ordres en ce sens, quand Beauregard et Johnston avaient cru devoir interrompre cet élan par leurs conseils ». Une polémique était ouverte à Richmond, tandis que les banquiers de Boston offraient, dans un élan patriotique, quatre millions de dollars au gouvernement fédéral pour intensifier la guerre.

Les États confédérés, pour ne pas être en reste, organisaient la conscription, construisaient des fabriques de canons à Richmond et à Selma, en Alabama, improvisaient, dans les régions où ne poussaient jusque-là que du coton, de la canne à sucre et du tabac, des cultures céréalières et des élevages.

Cependant, bon nombre de gens, se disant informés, estimaient que le gouvernement du Nord se lasserait d’une guerre qui, jusque-là, n’avait apporté que des échecs à ses armées et qui ne suscitait chez les citoyens de l’Union qu’un enthousiasme mitigé.

La Constitution ne pouvait en effet autoriser l’abolition de l’esclavage. Le président Lincoln lui-même ne cachait pas que son but était de maintenir l’existence de l’Union et non de forcer les États du Sud à renoncer à « l’institution particulière ». « Mon objectif est de sauver l’Union, disait-il, non de sauver ou de détruire l’esclavage. Si je pouvais sauver l’Union sans libérer aucun esclave, je le ferais ; si je pouvais la sauver par la libération de tous les esclaves, je le ferais ; et si je pouvais la sauver en libérant certains et en laissant les autres de côté, je le ferais également… »

« Ce sont là des propos de politicien opportuniste et démagogue, dit un soir Clément Barrow. Sachant qu’une guerre pour l’abolition de l’esclavage ne ferait pas l’unanimité dans le Nord et que les Border States{68} nous rejoindraient, il veut ménager les électeurs dont il aura besoin plus tard. Mais son but véritable est de nous contraindre à changer notre mode de vie, pour nous livrer, pieds et poings liés, aux mercantis nordistes ! »

Clarence Dandrige, qui avait consenti à donner à l’armée une centaine d’esclaves de la plantation, maintenant employés à des travaux de terrassement du côté de Richmond et de Yorktown, attendait avec impatience des nouvelles de Virginie. Une longue lettre lui parvint finalement peu après que l’on eut appris à Pointe-Coupee que, le 6 février 1862, le général Grant s’était emparé avec une armée nordiste de Fort Henry, citadelle qui commandait, par le Tennessee, la route du Sud.

Mme de Vigors annonçait son retour pour le début de mars à l’endroit même où elle s’était embarquée et avec quelques jouets qui plairaient au petit Tampleton. Elle espérait être attendue par Dandrige avec le même équipage qui l’avait accompagnée.

« Que comprenez-vous ? dit l’intendant à Barthew.

— Qu’elle revient par Bayou Vista avec les armes et qu’il convient de rassembler les chariots pour transporter celles-ci !

— C’est aussi ce que je comprends. Il faut prévenir Tampleton à Richmond. »

Ayant subi à leur tour quelques revers, les Sudistes étaient maintenant persuadés que la victoire ne leur serait donnée qu’au prix d’efforts nouveaux. Le 8 février, les Nordistes s’étaient emparés de l’île de Roanoke, qui commandait les côtes de la Caroline du Nord. Le 16 février, sur le front de l’est, la garnison de Fort Douelson s’était rendue à Grant « sans condition » et, le 9 mars, les Fédéraux avaient lancé leur premier cuirassé, le Monitor, qui avait affronté sans succès le Merrimac, sorti, lui, des chantiers de La Nouvelle-Orléans.

Aussi, quand le lieutenant-colonel Tampleton fut prévenu par un émissaire de Bagatelle qu’un bateau apporterait bientôt les armes européennes aux Confédérés, il se réjouit, mais invita Dandrige à se montrer fort discret, les espions nordistes, dirigés par le fameux détective Alan Pinkerton, se montrant fort actifs.

Les chariots, une fois de plus rassemblés à Bayou Vista, durent attendre une semaine l’arrivée du brick anglais qui amenait Virginie et les « jouets ». Les traits tirés, car la traversée avait été mauvaise et le capitaine avait dû, à plusieurs reprises, manœuvrer pour échapper aux frégates de l’Union qui surveillaient les côtes, Mme de Vigors raconta son odyssée.

Grâce à ses relations parisiennes, elle rapportait des fusils Minié, treize canons avec leurs munitions, des médicaments, des chaussures et des couvertures. Mais la France s’était montrée moins généreuse qu’elle n’escomptait, bien que l’empereur Napoléon III ne lui ait pas caché qu’il voyait dans la séparation des États-Unis en deux fédérations indépendantes un événement propre à faciliter les projets qu’il nourrissait vis-à-vis du Mexique. Virginie, comprenant ce que son mari préparait à La Vera Cruz, sut faire valoir ce dévouement à l’empereur. On l’autorisa à acheter dix mille fusils Minié.

Afin de compléter la cargaison, en fonction des demandes de Tampleton, elle était alors passée en Angleterre où elle avait rencontré à Londres, dans les milieux officiels, une attention courtoise mais peu d’empressement à satisfaire ses exigences. En proclamant, dès le 13 mai 1861, sa neutralité, le gouvernement britannique avait reconnu la réalité d’un conflit et prononcé ainsi une reconnaissance de fait de la Confédération. En capturant le 8 novembre 1861, à bord de la malle anglaise Trent, deux représentants que le Sud envoyait à Londres, MM. Mason et Slidell, les Nordistes du San Jacinto avaient mis contre eux l’opinion publique britannique. Il s’agissait, à n’en pas douter, d’un outrage à la Marine de Sa Majesté. Les Anglais avaient obtenu la libération des deux hommes et des excuses de la part du président Lincoln.

Malgré une sympathie évidente pour les sécessionnistes, les ministres britanniques se montraient prudents, préférant sans doute envisager ce que proposait le gouvernement français : une médiation commune pour ramener la paix entre Sudistes et Nordistes, plutôt que de fournir des armes aux Confédérés. Virginie rapportait cependant d’Angleterre une bonne quantité de fusils.

Pendant qu’à travers les marécages et les cyprières les chariots, lourdement chargés, effectuaient le parcours Bayou Vista-Oak Alley où Willy Tampleton attendait le convoi avec un vapeur de la marine confédérée, Clarence, qui chevauchait à côté du cabriolet où Virginie avait pris place, se demandait comment Mme de Vigors s’était procuré toutes ces caisses de fusils.

À l’étape de Oak Alley, elle le lui expliqua.

« Je suis allée voir Mosley à Manchester. »

L’intendant ne cacha pas sa stupéfaction.

« Cette démarche peut vous paraître équivoque, mais je l’ai faite. Quand Mosley m’a vue, il s’est mis à trembler comme une feuille, il transpirait à grosses gouttes et frissonnait en même temps. Il ne quittait pas mon sac des yeux, comme s’il s’attendait à m’en voir sortir un pistolet. Je lui ai dit : « Je vous offre un moyen de réparer en partie le mal inouï que vous avez fait à ma famille et de prouver que vous pouvez, à l’occasion, ne pas vous conduire toujours comme un lâche ! Il me faut douze mille fusils Infield ! »

— Et il a obtempéré ?…

— Il a tergiversé en disant que le commerce des armes n’était pas sa partie. Alors je lui ai dit : « Si vous ne me procurez pas ce que je vous demande d’ici à une semaine, je vous abats comme un chien », et j’ai fait mine d’ouvrir mon sac…

— Alors ?…

— Eh bien, toujours aussi pleutre, il a fait ce qu’il fallait. Je me suis installée chez lui et j’ai attendu.

— Vous étiez vraiment armée ?

— Pas quand je suis arrivée à Manchester, mais le lendemain j’ai acheté un revolver… et Mosley, dès cet instant, a su que je pourrais bien le tuer !

— L’auriez-vous fait ?

— Sans hésitation, Clarence, ce type est abject… C’eût été une façon de venger la mort de ma pauvre Julie.

— Et comment l’avez-vous payé ?

— Je ne l’ai pas payé. Je lui ai dit que le gouvernement de Richmond le dédommagerait en coton dès que la paix serait revenue !

— Et il a accepté ?…

— Il n’avait pas le choix et ne souhaitait que me voir quitter Manchester ! »

« Quelle autre femme que Virginie, pensa Dandrige, eût osé agir de la sorte ! »

« C’est une amazone redoutable, dit-il à Tampleton émerveillé par le volume de la cargaison.

— Une femme comme il en existe peu dans le Sud, concéda l’officier avec un soupir qui contenait tous les regrets de n’avoir pas su trouver le chemin de ce cœur indomptable. Mais qu’est ceci ? fit-il en désignant une immense caisse rectangulaire de peu d’épaisseur, moins rudimentaire que celles contenant les fusils.

— Ça, c’est à moi, intervint Virginie. C’est mon portrait peint par Edouard Dubuffe. Je l’emporte à Bagatelle. »

Quand plus tard, à la plantation, les esclaves déballèrent la grande toile de trois mètres cinquante sur deux, tendue dans un cadre de bois sculpté qui pesait à lui seul près de cent kilos, Clarence put apprécier le talent du peintre de la cour de Napoléon III. L’artiste avait représenté Virginie debout dans une robe de soie puce, dont le large décolleté découvrait des épaules rondes et lisses. L’avant-bras droit reposant sur le dossier d’un fauteuil négligemment recouvert d’une étole d’hermine, la dame de Bagatelle joignait mollement les mains. Tournée de trois quarts vers l’observateur, elle esquissait un sourire vague et grave. L’ovale parfait du visage, dont Dubuffe avait su rendre le teint nacré, s’inscrivait dans la rigidité de la coiffure à la Sévigné, laquelle dégageait le front, enfermait jusqu’aux tempes le haut de la tête dans des bandeaux plats, qui s’épanouissaient sur les côtés en anglaises symétriques et souples. La finesse des traits, le modelé de la lèvre supérieure, la légère courbe du nez appartenaient bien à Virginie au mieux de sa beauté. Seul le regard aux reflets insaisissables parut à l’intendant d’une luminosité atténuée et plus conciliant qu’il n’était en réalité.

« C’est un excellent portrait, qui dépasse la simple reproduction physique. Je vous vois là telle que vous étiez, telle que vous êtes, telle que vous serez. L’artiste a pu saisir ce qu’il y a d’immuable dans une beauté comme la vôtre. Le temps n’aura pas de prise sur ce tableau parce que toujours il sera votre reflet absolu.

— Vous êtes lyrique, Clarence. Gratianne et son mari me trouvent un peu rigide, figée, et pour tout dire un peu flattée…

— L’effet d’un tableau est aussi fonction du regard qu’on lui porte, reprit Clarence en souriant. Pour moi, vous êtes telle que je vous imaginais quand vous étiez absente de Bagatelle… »

Puis il se hâta d’ajouter, comme pour affaiblir un peu cette confidence :

« Mais cela, je pense, n’a pas grande importance pour vous ! »

Virginie inclina la tête, croisa les mains et sourit avec cette tendresse qu’ont parfois les femmes pour encourager les timides.

« Plus d’importance que vous ne croyez, Clarence, et si je vous dis que, pendant ces séances de poses exténuantes, c’est à Bagatelle… et à vous que je pensais, peut-être comprendrez-vous mieux ce portrait. »

L’intendant s’inclina, un peu confus, et demeura silencieux.

Quand on voulut accrocher le tableau au mur du salon en resserrant un peu les rangs des marquis de Damvilliers, au-dessus du grand canapé, le charpentier de la plantation, convoqué à cet effet, soutint que la cloison de bois ne supporterait pas un pareil poids. On se contenta donc d’appuyer le portrait de Virginie contre le mur en le laissant reposer à même le plancher, en attendant de trouver une solution. Le fait que la représentation de la dame de Bagatelle soit plus grande que nature éclipsait tous les tableaux qui se trouvaient à proximité de celui-ci.

Après une nuit de repos, Virginie raconta à Dandrige son séjour parisien. Gratianne paraissait heureuse et, à coup sûr, comblée par un mari dont là fortune grandissait. Elle possédait des équipages, des valets à livrée bleu et or, un hôtel particulier à Paris, une villa à Enghien et des toilettes qui la classaient, grâce à sa beauté, parmi les femmes les plus élégantes de la cour.

Quant à Charles, qui venait d’avoir dix-sept ans, il mordait au droit avec enthousiasme. Étudiant sérieux, il comptait, ses études terminées, revenir en Louisiane pour ouvrir un cabinet d’avocat.

« Gratianne et Charles m’ont suppliée de rester en France en attendant que cette guerre stupide prenne fin. Mais je ne me suis pas laissé convaincre. J’ai tout connu des plaisirs parisiens. J’avais hâte de retrouver ma maison au bord du fleuve… Je veux vivre le dénouement du conflit.

— Ce n’est peut-être pas pour demain, Virginie, avança Clarence.

— Qu’importe, dit-elle. Le temps désormais ne compte plus pour moi. Seul compte ce qu’il renferme, ce qu’il apportera. Je sais maintenant que les jours qui me restent à vivre ne doivent pas être gaspillés. Or c’est ici seulement que le présent a cette densité que je recherche.

— Votre appétit de la vie n’a pas diminué, semble-t-il.

— Mais mes goûts ont changé. Aujourd’hui, j’ai conscience que la sérénité est à l’intérieur de nous-mêmes et que c’est là, et non dans la satisfaction de nos désirs puérils, qu’il faut la trouver. Aussi l’absolue valeur que j’attache à votre confiance me dit que je puis encore faillir, mais que vous m’avertiriez si je faisais fausse route…

— Si j’y vois assez clair moi-même, je vous avertirai, mais je suis aussi faillible que tous les hommes ; alors…

— Non, vous n’êtes pas comme tous les autres hommes, Clarence. Vous, vous percevez l’essentiel et vous savez être indifférent à ce qui ne l’est pas. C’est comme si vous aviez conscience que chaque existence continue au-delà des formes banales de la vie. Vous ne parlez jamais de Dieu et vous doutez qu’il ressemble à celui des religions, mais vous croyez, j’en suis certaine, à une force équilibrante indéfinie, mais qui nous gouverne. »

Comme souvent, quand il voulait se défendre d’une émotion profonde, Dandrige détourna le cours de la conversation devenue trop intime, en citant Childe Harold :

« — Où que tu aies pris naissance, tu fus une « belle pensée revêtue d’une forme charmante », dit-il un peu ironiquement.

— Qu’importe que vous vous dérobiez, Clarence, par une boutade. Un jour, vous me jugerez digne de partager vos certitudes ; un jour, vous devrez me tendre la main… »

Puis elle quitta le salon et l’intendant resta pensif, face au portrait de cette femme étrange, la seule créature vivante qui lui paraisse faite d’autre chose que de l’argile commune !