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LES Tampleton attendaient Willy pour les fêtes de fin d’année. Le capitaine s’était illustré contre les Indiens des Florides, qui venaient enfin de se soumettre. M. Alexander Macomb, du quartier général de l’armée des États-Unis, annonçait par un communiqué daté de Fort King que les Séminoles et les Mickasuckies déposaient les armes et acceptaient de se rendre dans les réserves. Le chef de la révolte indienne, Ar-Pi-O-Kee, aussi appelé Sam Jones, avait été remplacé par Chitto-Tuste-Nugge, auquel on pouvait, semble-t-il, faire confiance.

Cependant, un bon millier d’indiens continuaient à se battre dans les forêts, refusant le traité et contestant la légitimité de leur nouveau chef. Pour venir à bout de ces guerriers agiles, autrement à l’aise dans la guérilla sylvestre que les militaires, le gouvernement des États-Unis envisageait de faire l’acquisition, à l’île de Cuba, « d’une meute de ces chiens dont l’intelligente férocité poursuit les nègres marrons avec tant d’acharnement ». On espérait à l’état-major que ces animaux pourraient être dirigés avec le même succès contre les sauvages des Florides.

Willy Tampleton, la peau cuite comme un boucanier, se retrouva pour la première fois en présence de Virginie au jour du Nouvel An. Il la trouva plus belle que jamais, au milieu de ses quatre enfants, mais c’est Mignette qu’il sollicita le plus souvent pour danser. L’empressement du capitaine auprès de la veuve du forgeron suscita quelques commentaires chez des demoiselles sensibles au prestige d’un uniforme si bien porté et déplut à Barthew.

« Ce grand flandrin pourfendeur d’indiens m’a l’air d’avoir bon goût, fit l’avocat ; je ne vous ai jamais vue aussi belle, madame Schœler.

— Seriez-vous jaloux, monsieur Barthew ? »

S’il n’avait pas déjà bu un nombre appréciable de verres en compagnie de Murphy qui, à quatre pattes, servait pour l’heure de cheval à Pierre-Adrien, Barthew n’eût jamais osé répondre ce qu’il répondit :

« Oui, je suis jaloux », avoua-t-il en détournant la tête.

Aucune réponse ne vint. Au milieu du brouhaha de la fête, l’un et l’autre demeurèrent silencieux, puis l’avocat, ne sachant quelle attitude adopter, prit le parti de retourner au buffet. Mignette le rattrapa.

« Vous avez assez bu pour le moment, j’aimerais que vous me fassiez danser.

— Je danse comme un ours, madame Schœler.

— J’aime bien les ours, monsieur Barthew. »

Elle l’entraîna dans le grand salon, où l’on se préparait pour un quadrille. Comme ils croisaient Willy Tampleton, l’avocat dégagea brusquement de son bras la main de Mignette.

« Je vous cède ma place, capitaine, fit-il, vous êtes bien meilleur danseur que moi… »

Puis il s’inclina devant Mignette, interloquée par cet abandon, et disparut.

Un instant plus tard, Barthew galopait vers le bac de Bayou Sara.

Clarence Dandrige avait vu l’avocat quitter Bagatelle, depuis la galerie où il fumait en compagnie de quelques invités. Il retrouva à la fin de la soirée le docteur Murphy discourant, suivant son habitude, un verre de whisky à la main.

« Savez-vous pourquoi Barthew nous a quittés si tôt, docteur ?

— Une affaire urgente.

— Un Jour de l’An ? s’étonna Dandrige.

— Une affaire de cœur, mon vieux.

— Ah ! c’est ce qui explique…, fit en souriant l’intendant, ce départ précipité…

— Ce n’est pas un départ, c’est une fuite… L’ami Barthew est amoureux de Mme Schœler…

— Elle l’a éconduit ?

— Non, elle l’a invité à danser !

— Alors, je ne comprends pas !

— Lui non plus, il n’a pas compris… Peut-être lui faudrait-il un avocat ! »

Les deux hommes tombèrent d’accord qu’il ne fallait pas se mêler des affaires de cœur des autres et Murphy confessa à Dandrige que, s’il n’avait pas été aussi vieux, ivrogne et revenu de toutes les illusions, il se serait porté lui-même candidat à la main de la veuve du forgeron.

Cette dernière s’ouvrit, quelques jours plus tard, à Clarence de ce qui l’avait étonnée dans la conduite de Barthew, au soir de la réception du Jour de l’An. La jeune femme accompagnait l’intendant dans une promenade matinale. Ils avançaient au pas, sur la levée, par un temps froid et sec. Les sabots des chevaux sonnaient sur le sol durci. Le fleuve charriait des squelettes d’arbres. Dans l’air flottaient ces odeurs d’humus qui indiquent le réveil prochain de la nature.

« M. Barthew est votre ami ?

— Il l’est, fit Clarence.

— La vie ne doit pas avoir été tendre avec lui ! »

Clarence comprit que la jeune femme souhaitait peut-être connaître le passé de Barthew, sur lequel couraient tant de bruits confus. Sa discrétion naturelle l’empêchait d’en révéler ce qu’il en savait.

« Je crois qu’il s’est trouvé à certains moments dans des situations difficiles, mais je puis vous affirmer qu’il en est toujours sorti avec honneur.

— On dit qu’il a tué sa femme, fit Mignette brusquement. Est-ce vrai ? »

Clarence arrêta son cheval, croisa les mains sur le pommeau de la selle et regarda Mignette. Sous le bord du chapeau, les yeux de l’intendant paraissaient aussi froids et brillants que la surface du Mississippi.

« C’est exact. Il a tué sa femme, et ce fut un acte de courage dont peu de gens sont capables. Atrocement brûlée dans un incendie, elle souffrait le martyre. Il a délibérément, et à sa demande, abrégé une vie qui ne pouvait durer. »

Les yeux de Mignette s’emplirent de larmes. Clarence crut bon de lui donner des détails :

« À l’époque, Edward Barthew passait pour le premier avocat de Boston. Il avait épousé une jeune Anglaise, d’une beauté éblouissante. Tout le monde enviait le bonheur de ce couple. Après… l’accident, il comparut devant le jury criminel, qui l’acquitta parce que ses beaux-parents eux-mêmes témoignèrent en sa faveur. Aussitôt, il liquida son cabinet, rompit avec toutes ses relations et vint s’installer à Bayou Sara, renonçant ainsi à la brillante carrière qu’il était en droit d’espérer. Voilà l’histoire d’Ed Barthew, Mignette. Puisque vous semblez lui porter de l’intérêt, sachez que je le considère comme un homme estimable, même s’il lui est arrivé de mettre le feu à une forge pour procurer à une dame sentimentale de quoi payer l’émancipation de deux nègres !

— Vous aviez deviné ?

— Ce n’était pas difficile », conclut Clarence en remettant son cheval au pas.

Puis il ajouta en détournant son regard de la cavalière :

« Pas plus qu’il n’est difficile de deviner, Mignette, qu’il voit peut-être en vous une compagne capable de lui apporter ce dont tout homme a besoin, quels que soient ses souvenirs – de la tendresse et de la compréhension. Car, dans votre cas à tous deux, il est trop tôt sans doute pour parler de bonheur !

— Merci, monsieur Dandrige, de m’avoir parlé ainsi. Albert était le premier homme que j’aie jamais aimé. Avec aucun autre ce ne pourrait être la même chose.

— Ce pourrait être différent. »

Ils n’échangèrent plus un mot jusqu’à leur retour à Bagatelle, où, en descendant de cheval, ils apprirent qu’on avait envoyé d’urgence chercher Murphy à l’hôpital des esclaves, le marquis ayant eu un nouveau malaise.

M. de Damvilliers, revenant de l’atelier d’égrenage, s’était jeté sur le canapé du salon, en proie à une crise d’étouffement.

« J’ai déjà eu ça, une fois. Une espèce de brûlure dans la poitrine, vous vous souvenez, après une galopade sous la pluie… J’ai dû prendre froid ! »

Murphy parut rassurant :

« Un petit point de congestion, peut-être. Il faut garder la chambre, ne pas allumer de cigare et vous reposer trois jours au chaud. On posera des sangsues, si ça ne va pas mieux demain ! »

Virginie parut tranquillisée, mais Dandrige, qui connaissait bien Murphy, vit que l’indifférence bourrue du médecin paraissait forcée. Il l’accompagna jusqu’à son cabriolet.

« Alors ?

— C’est le cœur, Dandrige ; il ne faudrait pas que ce genre de malaise le reprenne trop souvent. Le marquis n’a plus vingt ans ! »

L’intendant n’en sut pas davantage, mais il se promit d’inviter Adrien à plus de retenue. Le marquis appartenait à cette catégorie d’hommes puissants qui font tout avec fougue. À cheval, dans les champs, quand il dirigeait les travaux, à la chasse aussi bien qu’au bal ou à table, il engageait toute sa vitalité avec une sorte d’emportement. Dandrige imagina qu’il devait en être de même dans l’alcôve.

On ne put tenir le marquis au lit plus de deux jours. Quand l’intendant lui fit observer qu’il devait ménager ses forces, il se fit rabrouer :

« Vous me prenez pour une vieille fille, Dandrige ! La mécanique humaine peut avoir des faiblesses, mais il ne faut pas y attacher plus d’importance qu’il convient ! »

Et, comme on venait de livrer une petite carabine commandée pour Marie-Adrien, il partit avec son fils, pour l’initier au plaisir de la chasse.

Le jour de son neuvième anniversaire, le petit marquis tua deux tatous édentés. Le marquis lui promit, le printemps venu, d’autres gibiers plus dignes de ses coups de fusil.

Pendant que l’héritier de Bagatelle se préparait ainsi aux plaisirs futurs du parfait gentilhomme de plantation, Clarence Dandrige découvrait l’intelligence et la subtilité de son filleul Pierre-Adrien. L’enfant, qui n’avait pas encore cinq ans, se révélait un poseur de questions d’une insatiable curiosité. Quand il ne jouait pas, surveillé par sa nourrice, Clarence le voyait s’avancer sur la passerelle de bois qui reliait la demeure principale à son appartement. Iléfet asseyait Pierre-Adrien sur une grande chaise, en face de l’intendant, contraint par son visiteur à fermer ses livres et à abandonner sa plume, et aussitôt le petit garçon se mettait à poser des questions banales et redoutables.

« Pourquoi les gens qui commandent ont la peau blanche et ceux qui obéissent la peau noire ? D’où vient le vent ? Où va le fleuve ? À quoi servent les boules blanches et douces qu’on appelle coton, dont on parle toujours à la maison et qui disparaissent emportées dans de grands sacs ? Est-ce que la pluie tombe des arbres et pourquoi on ne comprend pas ce que disent les chiens ? »

À ces interrogations et à bien d’autres, Dandrige s’efforçait de répondre avec une patience dont personne à Bagatelle ne l’eût cru capable. Ce fut l’intendant qui, au fil des mois, devint ainsi l’initiateur aux choses de la vie du second fils des Damvilliers, auquel une chevelure blond-roux, un teint pâle, de grands yeux extasiés et un corps gracile donnaient parfois des airs de petite fille.

« Il vous ennuie, Clarence, à toujours questionner, dit Virginie. Cet enfant est curieux, il ne sait pas jouer autrement que seul et passe des heures à se raconter des histoires inintelligibles.

— J’ai découvert, grâce à lui, que les enfants n’étaient pas préoccupés par les rapports compliqués des adultes, ni intéressés par les problèmes quotidiens ; ils vont directement aux questions essentielles, que nous n’osons plus nous poser. Pierre-Adrien me force parfois à réfléchir… Je redoute le jour où il me demandera quelle preuve nous avons de l’existence de Dieu ! »

Virginie sourit, un peu condescendante, car elle préférait le caractère de Marie-Adrien, plus viril et qui donnait chaque jour des preuves nouvelles de son assurance. Quant à Gratianne, manifestement imperméable pour l’instant à toutes les leçons du précepteur, mais docile et enjouée, elle paraissait, entre ses poupées et ses chiffons, tout à fait capable de devenir, en grandissant, une de ces belles jeunes filles destinées à faire l’ornement des familles de planteurs. Julie, qui venait tout juste et avec un peu de retard de faire ses premiers pas, ne méritait que l’attention qu’on accorde aux bébés. Le quatuor d’enfants avait introduit à Bagatelle une nouvelle dimension, dans laquelle les adultes devaient apprendre à se mouvoir le moins gauchement possible. Dandrige, plus que le marquis et sa femme, paraissait sensible à l’équilibre nécessaire des attitudes. Au contraire des parents, il avait de la difficulté à se montrer spontané avec ces êtres neufs.

« C’est bizarre, je ne me souviens pas d’avoir été enfant, dit-il au marquis alors que celui-ci, par un bel après-midi d’hiver, regardait ses fils jouer sur la galerie.

— Tiens ! moi, je m’en souviens très bien, et tout, à Bagatelle, me rappelle les jeux que je pratiquais à l’âge de Pierre-Adrien. Si vous vous retrouviez sur les lieux où s’est déroulée votre enfance, vos souvenirs reviendraient peut-être spontanément.

— J’en doute. Si je revois bien la maison de mon père, à Boston, je ne me revois pas dedans ou, si j’y vois un enfant, ce n’est pas moi, c’est un inconnu. »