17

L’ENFANT jouit d’une merveilleuse ignorance, il ne soupçonne pas la fugacité de ses privilèges. Il se nourrit de découvertes, marche à l’appel de l’envie, se repose dans le rêve. Dispensé de la charge, qui ira s’alourdissant, des souvenirs, des regrets et des remords, il avance guidé par l’imagination instinctive. Il conjugue la vie au présent. Il n’a nul besoin d’illusions, puisque rien ne lui paraît impossible. Les causes et les conséquences lui échappent. Pour lui, le Bien est l’agréable, le Mal la douleur. Il est comme Adam et Ève dans la plénitude de l’Éden.

La première différence, entre les pauvres et les riches, tient à la durée, plus ou moins longue, de cette période d’insouciance. Les uns, quittant leur berceau, font tôt l’apprentissage de cette ennemie de l’Enfance qui a nom Réalité ; les autres ne la rencontrent que plus tard, derrière les écrans protecteurs de la famille et de la fortune.

Marie-Adrien, bel enfant aux boucles brunes, bénéficiait des privilèges communs, augmentés de tous ceux que lui conterait le milieu où il était né. Traité comme un prince héritier du trône, il prit très vite conscience de son importance. Sa nourrice Imilie l’appelait « le petit marquis » et quand, à sept ans, il sut ce que cela signifiait, il s’appliqua à se comporter en maître. Un père jésuite, vieil érudit à la barbe jaune et à la soutane verdie, venait chaque jour de Sainte-Marie, pour lui enseigner le français et le latin. M. de Damvilliers avait demandé à Dandrige de lui apprendre l’anglais et, à travers l’histoire des Damvilliers, celle de la Louisiane.

L’enfant gagna à ces études précoces une assurance faite de gravité consciente. Sa mère, lui enseignant, de son côté, le maintien que son rang le contraignait à observer, transforma adroitement sa vanité en orgueil. Il déclara un jour à son père, béat d’admiration, en parlant de lui-même à la troisième personne :

« Marie-Adrien est le second par le rang à Bagatelle. »

Pour Dandrige, qui n’avait jamais fréquenté d’enfants, ces derniers constituaient une caste à part. Il apprit vite cependant à apprécier l’intelligence et la curiosité de Marie-Adrien, s’adressant à lui avec les mots des adultes. Cela valut au petit marquis un vocabulaire purgé des termes bêtifiants, que se croient obligés de fabriquer les nourrices et les gens simples. L’attitude hors d’âge du garçonnet masquait des spontanéités que d’aucuns eussent trouvées inquiétantes.

Il venait tout juste d’avoir cinq ans et jouait, étroitement surveillé par Imilie, autour du pigeonnier, quand il déclara à sa mère :

« Je sais faire dormir les pigeons ! »

Virginie accompagna le bambin dans le bâtiment et vit quatre pigeons blancs couchés immobiles sur le sol.

« Comment fais-tu ?

— Comme ça. »

Il se saisit sans crainte d’une tourterelle qui roucoulait dans un alvéole, lui caressa la tête puis, de ses mains, lui serra le cou, l’empêchant de se débattre.

« Et voilà, elle dort », fit-il triomphant.

Imilie, qui assistait à la scène, fut atterrée :

« Le petit marquis étouffe les pigeons, m’ame. »

Virginie imposa silence à la nourrice et emmena l’enfant dans la maison. Elle lui expliqua, sans le réprimander, que le sommeil qu’il donnait aux oiseaux était définitif et qu’il s’appelait la mort. Que, par sa faute, due à l’ignorance, jamais ces beaux pigeons ne reprendraient leur vol et que personne n’avait le droit d’ôter la vie à quiconque, sauf aux animaux nuisibles et malfaisants. Les mains au dos, Marie-Adrien écouta le discours maternel avec attention, mais trois jours plus tard James, en allant porter des graines aux pigeons, en trouva encore deux autres « endormis ».

« Maintenant, je sais ce que je fais, répondit l’enfant quand on le questionna. Je suis le maître des pigeons ! »

Deux ans plus tard, il répudia sa nourrice et exigea un valet. Son père approuva ce choix viril et Imilie fut remplacée par Brent, un jeune esclave d’une extrême douceur, qui secondait James les jours de réception.

Marie-Adrien savait déjà que tous ceux qui avaient la peau noire étaient propriété de son père. Il entraîna Brent à l’écurie et demanda à Bobo de mettre à chauffer un fer à marquer le bétail. L’enfant avait assisté, en compagnie de son père, au marquage des bœufs de la plantation. Il entendait donc marquer son valet afin que l’on sache qu’il lui appartenait.

« Mais, m’sieur petit marquis, fit Bobo, on fait ça qu’aux bêtes ! C’est pas bien de vouloi’ fai’ ça à un nègre ! »

Marie-Adrien, impassible, tenant par le poignet le pauvre Brent qui riait, car il ne voyait là qu’une lubie d’enfant, répondit :

« On m’a donné Brent, j’en fais ce que je veux. Je peux même le faire dormir pour toujours, comme les pigeons… »

L’arrivée de Clarence Dandrige, qui réclamait son cheval, tira les Noirs de l’embarras où ils se trouvaient.

« M’sieur Dand’ige, le petit marquis veut ma’quer Brent au fer, comme un bœuf ! fit Bobo.

— Ça, c’est une bonne idée, fit Dandrige le plus sérieusement du monde. Ce matin M. de Damvilliers me disait justement qu’il voulait faire marquer Marie-Adrien, afin que nul n’ignore qu’il lui appartient… »

L’enfant blêmit et quitta l’écurie en courant. De ce jour, il détesta l’intendant.

Quelques mois plus tard, le marquis rejoignant Dandrige sur la galerie lui dit :

« J’aimerais, Clarence, que vous expliquiez… scientifiquement, si je peux dire…, à mon fils ce qu’est l’esclavage. Il est en âge d’avoir une idée nette à ce sujet.

— Très sincèrement, Adrien, je crois que ce genre d’enseignement ne peut venir que de vous.

— Et pourquoi, mon Dieu ?

— Parce que je ne saurais comment m’y prendre et que votre autorité est nécessaire pour former un esprit à ce problème. Car il est probable que votre fils aura à combattre les théories abolitionnistes qui se développent.

— Mais, voyons, vous savez tout cela aussi bien que moi, que vous manque-t-il ?

— La conviction », fit Clarence.

M. de Damvilliers haussa les sourcils, étonné, se frictionna le crâne rageusement :

« Parce que vous ne croyez pas au maintien de l’esclavage dans le Sud, hein ; vous pensez que les abolitionnistes l’emporteront et nous forceront à émanciper nos nègres, c’est cela que vous croyez ?

— Je crois, Adrien, qu’une autre civilisation est en marche ; que ce qui était bon hier ne le sera plus demain et qu’il faut s’y préparer. Elle ne sera peut-être pas meilleure que celle que nous connaissons, mais elle sera différente.

— C’est bon, conclut le marquis, j’apprendrai à Marie-Adrien ce qu’est la civilisation que nous avons apportée à ce pays. C’est la seule que je connaisse et Dieu m’est témoin que je ferai tout pour la maintenir. Si l’on s’en écartait, le Sud sombrerait dans le chaos ! »

C’est donc de son père que le petit marquis apprit tout ce qu’un propriétaire d’esclaves, bon chrétien et conscient de ses responsabilités, devait savoir.

On lui enseigna qu’en Égypte les prisonniers de guerre étaient, dans l’Ancien Empire, esclaves des pharaons, employés dans les mines et les carrières ; qu’à Babylone l’esclave appartenait à son maître qui le faisait tatouer, tondre et l’obligeait à porter au cou une tablette distinctive. Le Babylonien avait des droits sur les enfants de ses esclaves, il était indemnisé en cas de mort accidentelle d’un de ceux-ci, mais l’esclave pouvait acheter sa liberté en se constituant un pécule ou en empruntant au temple la somme nécessaire à son émancipation. La loi interdisait de disperser les familles serves. Adrien expliqua encore à son fils que chez les Hittites la personnalité juridique de l’esclave était reconnue, mais que son insubordination était sévèrement châtiée. Que chez les Hébreux les débiteurs insolvables étaient réduits en esclavage, pour une durée maximale de six ans ; que chez les Grecs et les Romains la guerre fournissait, avec les prisonniers, main-d’œuvre et domesticité serviles.

Puis le marquis cita Aristote – « L’esclave est un instrument animé, fait pour exécuter ce que le maître commande » – qui reconnaissait l’esclavage comme un « rapport naturel » supposant la participation au moins passive de l’esclave aux volontés du maître.

Si le philosophe ajoutait : « Il peut arriver que des âmes d’esclaves habitent des corps d’hommes libres et inversement », ne proclamait-il pas aussi : « L’utilité des animaux privés et celle des esclaves sont à peu près les mêmes. Les uns comme les autres nous aident, par le secours de leurs forces corporelles, à satisfaire les besoins de l’existence. » Enfin, M. de Damvilliers fit appel aux maîtres spirituels. À saint Paul qui s’était prononcé pour « l’esclavage doux » de type patriarcal ; à saint Augustin admettant que l’esclavage est « une punition imposée aux pécheurs » ; à saint Thomas affirmant que les relations de maître à esclave se situent en dehors des rapports de justice et que l’esclave est un bien privé. Puis le planteur prit sur un rayon de la bibliothèque De Re rustica, de Caton, et lut à son fils, attentif comme un chevalier à la veille de l’adoubement, les considérations sur le travail et la nourriture des esclaves : « Cinq livres de pain depuis l’instant où les esclaves commencent à bêcher jusqu’à maturité des figues. Pour le reste, la ration sera réduite à quatre livres. »

Il termina par un commentaire du « Code noir », promulgué en France par une ordonnance de mars 1685, qui fixait ainsi les châtiments à appliquer aux esclaves : « À la première évasion, si celle-ci dure plus d’un mois, oreilles coupées et marquage à la fleur de lis ; à la deuxième évasion : jarret coupé ; à la troisième : mise à mort. »

« Comme vous le voyez, ajouta le marquis en s’adossant à son fauteuil, toutes les grandes civilisations, celles qui ont laissé quelques traces dans l’histoire de l’humanité, ont admis l’esclavage comme une chose naturelle. Certes, il y eut des temps barbares où les esclaves étaient maltraités, mal nourris. Nos mœurs se sont affinées et vous voyez qu’à Bagatelle on ne fouette pas les esclaves, qu’on ne disperse pas leurs familles, qu’ils ont des maisons, des bouts de terre, des animaux de basse-cour, un hôpital et une église. Car, devant Dieu, nous sommes responsables de leur existence et de leur bonne conduite.

— Et pourquoi ne les marque-t-on pas, comme à Babylone ?

— Parce qu’un bon maître connaît ses esclaves et que ces esclaves le connaissent. Il n’est donc pas besoin de marques.

— J’ai voulu, il y a longtemps, marquer Brent, que vous m’avez donné. M. Dandrige est arrivé pour m’en empêcher. Il avait même dit que vous me marqueriez aussi.

— C’est probablement ce que j’aurais fait !

— Et pourquoi, s’il vous plaît ?

— Parce que, voyez-vous, Marie-Adrien, Dieu a décidé dans sa bonté que les Blancs et les nègres partageraient deux choses : la douleur et la prière. Cette égalité voulue par le Créateur, il faut a respecter. Souvenez-vous que Balthazar, le Roi Mage, était noir de peau et qu’on l’a laissé entrer dans l’étable de Bethléem… Quant à l’histoire de Cham, je vous la conterai plus tard. »

Marie-Adrien se mit dès lors à considérer les esclaves d’un œil différent. Brent, qu’il houspillait souvent avant le « cours d’esclavage » du marquis, s’aperçut le premier du changement. Le garçon, contrairement à ce qu’on aurait pu imaginer, ne calqua pas son attitude sur celle de son père, mais sur celle de Dandrige, dont il admirait secrètement l’aisance et la distinction.

Poli, courtois, mais bref, l’intendant n’extériorisait pas ses sentiments et n’encourageait pas les confidences ancillaires. Il n’avait pas à faire sentir une supériorité qui s’imposait d’elle-même. Son majordome Iléfet ne l’avait jamais entendu prononcer un mot inutile. Il savait, par contre, que M. l’intendant ne le dérangerait pas pour rien, comme le faisaient souvent les demoiselles de plantation auxquelles manquait toujours un éventail ou un châle. Le Noir, qui supportait chez lui une épouse d’une loquacité exaspérante, voyait dans le manque de familiarité de son maître une forme de respect. Chaque mois M. Dandrige lui remettait un « quart d’aigle{48} » et, souvent, lui donnait des vêtements en très bon état. De tous les domestiques de Bagatelle, Iléfet était certainement le mieux vêtu et celui dont la cagnotte aurait fait le plus d’envieux.

Marie-Adrien, à l’exemple de Dandrige, se montra donc économe de ses paroles vis-à-vis de Brent et des autres esclaves. Il ne s’adressa plus à eux que pour donner des ordres, en s’efforçant de prendre un ton à la fois grave et désinvolte. On lui trouva très vite une certaine arrogance. Conscient de ses prérogatives de fils aîné, l’enfant, même dans ses jeux avec Gratianne, de deux ans sa cadette, une grosse fille placide et gourmande, faisait sentir son autorité. Il exigeait d’être servi avant elle à table et l’obligeait à marcher derrière lui, quand Brent et Imilie les emmenaient en promenade. Il ne craignait pas d’affirmer : « Les filles, ça ne compte pas dans nos familles. »

Il désignait Julie, à qui l’on apprenait à mettre un pied devant l’autre, comme « le bébé de maman ». Son attitude paraissait un peu différente à l’égard de Pierre-Adrien qui, à quatre ans, demeurait d’une fragilité particulière. L’aîné observait son cadet avec parfois un air de commisération qui amusait Virginie.

« Il est petit, faisait-il observer à son père, et tombe tout le temps. »

On devinait derrière ces mots une certaine satisfaction, presque du mépris.

« Quand vous serez grand, disait Adrien de Damvilliers, on ne verra pas de différence entre vous, les petites différences d’âge s’estompent avec le temps.

— Mais il y aura toujours une différence, répliquait vivement Marie-Adrien, puisque je suis l’aîné et qu’on m’appellera comme vous : marquis ! »

Seul Dandrige voyait dans ces manifestations enfantines d’orgueil et ce souci des préséances un penchant inquiétant, que les domestiques encourageaient inconsciemment.

Autre chose intriguait Dandrige : l’attrait que semblait exercer la mort sur le gamin, qui n’en était plus à « endormir » les pigeons, mais que l’on devinait attentif à tous les décès.

Ainsi, quand Mac mourut de vieillesse et qu’il fallut abattre Mie, devenue d’une insupportable méchanceté, il suivit l’inhumation des chiens, que l’on enterra dans un coin du parc comme tous ceux qui les avaient précédés à Bagatelle.

« Ça vit combien de temps, un chien ? demanda-t-il à Dandrige.

— Dix ou douze ans, quelquefois plus.

— Et un homme ?

— Il y en a qui viennent jusqu’à cent ans, dit-on.

— Alors, vous mourrez avant moi ?

— C’est probable.

— Et maman aussi ?

— Si tout demeure dans l’ordre naturel, on peut le penser.

— Qu’est-ce que ça veut dire, l’ordre naturel ?

— Ça veut dire le déroulement normal de la vie, sans maladies dangereuses et sans accidents. »

L’enfant se pencha pour caresser les deux nouveaux dalmates, issus de ceux que l’on venait d’enterrer et que Clarence avait élus dans l’une des dernières portées de sa chienne.

« Comment allez-vous les appeler ?

— Mic et Mac, comme leurs parents.

— Et comment les avez-vous choisis ?

— J’ai pris les deux plus beaux.

— Et les autres ?

— On les a noyés ; une chienne ne doit pas s’épuiser à nourrir des chiots que l’on ne veut pas garder ou offrir.

— On pourrait faire la même chose avec les bébés ; garder les plus beaux et faire mourir les autres !

— Les enfants, c’est bien différent des bêtes, Marie-Adrien. Ils ont une âme et toute vie humaine est sacrée. Ce serait un crime de sélectionner les bébés !

— Oui, bien sûr, fit l’enfant, pensif. Mais c’est bien commode qu’on puisse le faire avec les bêtes…

— Ce n’est pas commode, c’est nécessaire et cela ne signifie pas qu’on ne les aime pas, conclut Dandrige.

— Mais les gens, monsieur Dandrige, on peut pas tous les aimer ! »