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ALLAN RAMSAY, qui savait mettre dans ses portraits d’apparat « un peu de la désinvolture française », aurait aimé peindre Adrien de Damvilliers. C’était un homme grand et fort, au torse fait pour les médailles. Bien qu’attentif au fil de ses rasoirs, il paraissait toujours en retard d’une barbe. Il avait des mains immenses et dures de charpentier, un visage carré, des sourcils qu’il devait couper aux ciseaux comme des moustaches et de gros yeux pareils à ceux des vaches de Jersey. Sans un nez épaté, un peu retroussé du bout, et une belle bouche rieuse, cette physionomie eût paru celle d’un flibustier. Elle n’était que rustaude, comme inachevée, mais inspirait confiance. Un paysan robuste, aux manières d’une rusticité distinguée, tel était le maître de Bagatelle. La nature, pour se montrer gracieuse, l’avait affligé de cheveux bouclés, couleur aile-de-corbeau. Depuis longtemps, il avait renoncé à leur imposer une coiffure.

En le retrouvant au bas des marches de Bagatelle, Virginie s’était souvenue de la terreur qu’il lui inspirait autrefois quand, lui pinçant la joue ou lui secouant la tête sous sa large paume, il disait d’une voix profonde et sonore d’homme habitué à commander à distance : « Elle grandit, la fille de mon ami Trégan, elle grandit ! Nous pourrons bientôt lui donner un cheval ! »

Virginie avait quitté Pointe-Coupee avant d’avoir reçu le cheval et c’est à Paris, au bois de Boulogne, qu’elle avait pris ses premières leçons d’équitation.

Tout de suite, les rapports entre la filleule et son parrain se révélèrent faciles. Adrien, qui craignait de trouver une pimbêche pleurnicharde, découvrait que la fille du défunt Guillaume Trégan ne faisait pas de manières et s’exprimait avec franchise. Virginie, qui redoutait l’accueil compassé d’un veuf accablé de solitude, entendait avec plaisir les gros rires du marquis, quand elle lui racontait ce qui pouvait être raconté de sa vie parisienne.

Les condoléances réciproques avaient été expédiées en un temps convenable, ponctuées d’un soupir et d’un « C’est le lot commun » par le marquis, d’une larme fugitive par Virginie, qui estimait devoir à son père ce signe extérieur de chagrin. Adrien, un peu embarrassé, avait pensé qu’elle associait à ses regrets la marquise, dont elle occupait présentement le grand fauteuil en tapisserie.

Et puis on en était venu à la succession de Guillaume Trégan. L’exposé du marquis avait été bref et sincère : le père de Virginie n’avait laissé que des dettes, que M. de Damvilliers venait d’éponger.

« Et la plantation, qu’en reste-t-il ? demanda timidement la jeune fille.

— Rien, fit Adrien. Trégan avait dû tout vendre, mais, comme je ne voulais pas qu’il se fasse gruger, je m’étais porté acquéreur. Nous avions traité au prix des meilleures terres. Je vous montrerai les papiers. Mais de cet argent, ajouta le marquis, j’ai pu sauver une partie, les créanciers ignorant ce que votre père avait réellement en caisse. Cette somme a été placée par mes soins dans une affaire d’égreneuse à coton où j’ai des intérêts. Vous êtes donc propriétaire, Virginie, de quatre machines neuves de Hodgen Holmes qui rapportent, bon an mal an, leurs cinq mille piastres chacune. Cela vous suffira pour vos fanfreluches, tant que vous serez sous mon toit.

— Mais je ne puis habiter ici, fit la jeune fille, tout à son rôle d’orpheline.

— Et pourquoi non ? fit le marquis. La maison est grande. Vous avez vos habitudes et une domestique de confiance. Nous ne nous gênerons pas… À moins que vous ne préfériez réaliser votre capital et retourner à Paris promptement ? »

Virginie parut réfléchir, comme un être désemparé qui n’a pas d’asile sûr.

« S’il vous plaît, oncle Adrien (c’est ainsi que, petite fille, elle appelait le marquis, lequel n’était son oncle qu’à la mode de Bretagne), s’il vous plaît, oui, j’aimerais rester quelque temps !

— Il me plaît, fit Adrien, que vous acceptiez l’hospitalité complète que je m’étais engagé à vous donner et, sauf à vous voir vous ennuyer de Paris, je serai heureux de vous garder dans la maison. »

Et, faisant un effort pour adoucir sa voix, comme s’il s’adressait à une enfant, le marquis ajouta :

« Nous ne manquons pas de distractions, savez-vous. Les fêtes et les bals sont nombreux, des jeunes gens charmants vous feront danser, leurs sœurs deviendront vos amies, vous pourrez vous occuper des rosiers, monter à cheval – car il y en a un pour vous, dans mes écuries – et, comme toutes les jeunes filles de bonne famille…, faire de la tapisserie, jouer du volant…, lire… »

Virginie remercia d’un sourire et demanda à voir sa chambre et celle qu’on venait hâtivement de préparer pour Mignette, tout en haut de la maison. Le marquis convoqua Maman Netta et lui ordonna d’amener sa petite-fille, Rosa, qui sur-le-champ fut affectée au service de « la demoiselle de Paris ».

« Nous dînons à huit heures, conclut Adrien. Votre suivante s’arrangera avec Maman Netta ou James pour se faire servir où elle voudra ! »

La plus heureuse de cette installation fut, à coup sûr, Mignette. Elle entra en possession d’une chambre toute blanche, qui s’ouvrait par un chien-assis au bord du toit. De sa fenêtre aux rideaux de cretonne, elle apercevait au loin, à travers les frondaisons, ce bras du fleuve devenu lac qu’on appelait Fausse-Rivière. Cette fille de la campagne, délurée, dont les manières s’étaient affinées au contact de quelques maîtresses parisiennes, appréciait d’instinct la beauté de la nature. La plaine du Mississippi lui paraissait plus vaste et plus sauvage que celle de sa Limagne natale et la belle allée de chênes de Bagatelle la ravissait. Et puis, dans cette maison, elle serait servie, comme une demoiselle, par les Noirs.

« Les esclaves sont là pour ça, Mignette, lui avait dit Mlle Virginie. Vous ne vous occuperez que de mon linge fin et de ma garde-robe. Pour tout le reste, commandez, Mignette, commandez, on vous obéira. Ici, les Blancs sont tous des maîtres, quelle que soit leur condition. »

Ainsi, les esclaves existaient bel et bien, comme dans les livres de contes. On pouvait les acheter et les vendre comme des pékinois ou des chevaux et même les battre, s’ils se montraient désobéissants. Mignette avait tout de suite essayé son autorité sur la petite Rosa en lui donnant à cirer ses chaussures de voyage et en se faisant apporter des brocs d’eau chaude pour sa toilette. Et Rosa avait obéi avec respect en lui donnant du « mamselle » gros comme le bras ! Demain, elle essaierait de commander à James, qui lui avait monté ses bagages. Elle lui demanderait par exemple de faire déplacer la commode ou de nettoyer le toit devant sa fenêtre.

« C’est bon, pensait Mignette, d’avoir des esclaves à son service », oubliant sans doute que Mlle Trégan lui avait ordonné récemment, après l’avoir tirée du sommeil en pleine nuit, de se couper une mèche de cheveux, dont elle s’appliquait pour l’instant à dissimuler l’absence devant sa glace !

Ayant fait le tour de toutes les questions, Mignette, qui était dotée d’un heureux caractère, décida qu’elle avait été bien inspirée d’accompagner Mlle Virginie dans les Amériques, où le ciel était bleu, le soleil chaud, les hommes beaux, les maisons immenses et où les domestiques pouvaient se faire servir comme des maîtres ! Elle en conçut le doux orgueil d’une fille qui vient de s’élever au-dessus de sa condition par son seul mérite, et se demanda quel effet ferait, dans son village, la lettre qu’elle ne tarderait pas à écrire à sa mère, pour lui dépeindre sa nouvelle vie.

Clarence, qui logeait dans une petite maison à un étage, reliée à la galerie de l’habitation principale par une passerelle de bois, n’était pas mécontent de retrouver ses habitudes, après un intermède riche en événements. Tout en défaisant ses bagages, il jetait aux pieds de Iléfet{29}, l’esclave qui assurait son service, le linge à laver et s’interrogeait sur Virginie. Elle déciderait certainement de rester à Bagatelle – comment pourrait-elle faire autrement ? – ce qui ne manquerait pas de perturber la vie routinière dont il se satisfaisait.

« Il faudra, pensa-t-il, lui trouver un chaperon, pour ne pas être toujours obligé de raccompagner dans ses promenades ou ses visites. » Il espérait que Willy Tampleton se montrerait discret et n’irait pas raconter la partie de cartes et le duel qui avaient eu lieu sur le bateau.

Tandis qu’il s’habillait pour le dîner – les Damvilliers ayant depuis longtemps adopté les habitudes anglo-saxonnes, qui avaient cours dans la noblesse de plantation – il se prit à penser à Corinne Tampleton, opposant les attitudes de cette jeune fille à celles de Virginie.

La sœur de Percy et de Willy passait à juste titre pour le modèle achevé de l’héritière sudiste. D’une beauté classique, peu apprêtée, timide, douce, précieuse d’allure et modeste de comportement, elle avait cependant assez de personnalité pour être distinguée de ces poupées de tea-cosy que l’on rencontrait par douzaines dans les réceptions et les pique-niques.

La poussée vitale et le désir de s’épanouir goulûment que Clarence devinait déjà chez Virginie n’étaient chez Corinne qu’une paisible pulsation. Sa nature, comme son éducation, lui interdisait des élans fougueux. Chez elle, tout passait par le filtre des sentiments autorisés. Sa mère puis les dames ursulines lui avait fait aimer la discipline comme une vertu. Face à un dilemme, elle eût davantage souffert de désobéir que de se soumettre à la règle. Cela lui donnait l’air d’être toujours un peu en retrait de la vie. Et cependant Dandrige la savait douée de l’intelligence du cœur, qualité peu répandue dans une société où la niaiserie des adolescentes passait pour gaieté primesautière. Qu’Anna Tampleton ait pu mettre au monde une telle fille étonnait, car la femme du planteur était de celles qui savent discrètement, et à l’occasion, cueillir dans les vergers ordonnés les fruits défendus. Naturellement, l’aristocratie de plantation savait ignorer ces faiblesses, au demeurant assez courantes et considérées par les gens indulgents comme récréations compensatrices au respect formel des convenances. On en appréciait d’autant plus l’authenticité morale de Corinne.

Virginie Trégan ne pouvait prétendre à figurer de naissance dans la même classe sociale que les Tampleton et les Damvilliers, mais elle allait y accéder sous le blason de son parrain.

Pour beaucoup de gens, l’attachement du marquis à Guillaume Trégan avait été un mystère. Clarence, lui, savait qu’il n’y en avait pas. La générosité inlassable du maître de Bagatelle s’expliquait par la vieille solidarité qui unissait les pionniers, ceux qui avaient brillamment réussi considérant comme un devoir sacré le soutien qu’ils devaient apporter aux moins chanceux. Les Damvilliers avaient mis un point d’honneur à garder artificiellement les Trégan dans une position qu’ils eussent été bien incapables de tenir seuls. Après des années d’assistance fidèle et discrète, le fait d’abandonner Trégan à son sort eût passé, aux yeux des autres planteurs fortunés, comme un manquement aux engagements moraux, pris autrefois entre les ancêtres, quand nobles et roturiers luttaient au coude à coude pour conquérir une place au soleil. Des gens comme Trégan, ayant ainsi l’assurance d’avoir toujours un toit, une table garnie et une réputation de protégé privilégié, avaient mis leur mouchoir sur leur orgueil et s’étaient accommodés de leur sort. Si Virginie venait à se marier, elle serait, à coup sûr, dotée aussi confortablement que Corinne Tampleton. En attendant, elle ne semblait pas vouloir comprendre la dépendance charitable dans laquelle, après son père, elle se trouvait vis-à-vis du marquis. Peut-être entendait-elle restaurer ainsi l’orgueil des Trégan.

À Bagatelle, comme dans la plupart des plantations du Sud, on ne se rendait pas compte qu’une évolution voulue par le Nord était amorcée. Des signes encore ténus l’annonçaient, que des gens avisés, comme Clarence Dandrige, percevaient. Ils révélaient, par le biais de méthodes différentes, une rivalité d’intérêts et une animosité sociale qui ne tarderaient pas à se politiser. En réalité, de part et d’autre de l’Ohio, frontière traditionnelle entre le Nord et le Sud, deux conceptions de l’identité nationale et deux styles de vie commençaient à s’affronter.

Déjà, l’entrée dans l’Union du Missouri, en 1821, avait donné lieu à une épreuve de force. Au centre du pays, le nouvel État se trouvait à cheval sur les deux anciennes zones de colonisation et accueillait des immigrants en grand nombre, prêts à s’élancer à la conquête de l’Ouest. Loin d’adopter les principes des planteurs esclavagistes qui avaient fait du Sud ce qu’il était, ces nouveaux venus entendaient fonder des exploitations familiales employant des travailleurs libres et établir des structures commerciales inspirées de celles du Nord. Leur choix risquait donc d’influencer sérieusement l’organisation future de l’Ouest, isolant ainsi le Sud traditionnel, qui pourrait voir, un jour ou l’autre, ses intérêts combattus, au Congrès, par une majorité dont on ne pourrait bloquer les décisions.

Le Missouri fournissant une belle occasion aux tribuns d’entrer en lice, il y avait eu, au Congrès, des débats passionnés. Des représentants du Nord, se référant à l’article 6 de la Grande Ordonnance de 1787, avaient demandé que l’esclavage soit aboli dans le nouvel État, comme sur les territoires que les États-Unis avaient pris autrefois à l’Angleterre. Certains Nordistes osèrent même proclamer à cette occasion que « l’esclavage était un mal moral, une gangrène maligne et une menace contre l’égalité des hommes libres ». Ils ne manquèrent pas d’expliquer que la France, comme l’Angleterre, s’acheminait vers l’abolition de l’esclavage dans ses colonies.

Malgré cette campagne, le vingt-quatrième État de l’Union avait été classé esclavagiste, mais aussitôt on avait créé, comme pour maintenir au Sénat un équilibre dans la représentation de tendances opposées, et ce avec des comtés assez arbitrairement détachés du Massachusetts, l’État du Maine, non esclavagiste. À l’issue de ce conflit, il avait été décidé et admis que les futurs territoires de l’Ouest seraient esclavagistes au sud d’une ligne idéale tracée à 36° 30’ de latitude nord. Ainsi, les immigrants venus par le Nord comme les « petits Blancs » et les planteurs propriétaires de terres épuisées par les cultures de coton qui voudraient passer la « Frontière » toujours mouvante, qui séparait, au-delà du Mississippi, la civilisation des terres sauvages et vierges de l’Ouest, surent à quoi s’en tenir. Thomas Jefferson, esprit lucide, qui occupait la Maison-Blanche lors de l’achat de la Louisiane par les États-Unis, n’avait pas caché, bien que retiré des affaires publiques, son opinion pessimiste, quant aux conséquences du compromis de 1821. « Une ligne géographique coïncidant avec un principe moral et politique déterminé, une fois conçue et maintenue au prix de passions exacerbées des hommes, avait-il dit, ne pourra jamais être effacée ; toute irritation nouvelle ne saurait que l’approfondir. »

Les années qui suivirent, Clarence Dandrige l’avait constaté, prouvèrent la justesse de cette prévision. Moins de dix ans après l’entrée tapageuse du Missouri dans « la grande famille de l’Union » s’organisait déjà, dans le Sud, « une solidarité de pensée et d’action » devant permettre à la société de plantation de résister à d’éventuelles menaces. Les choses allaient si bien, d’ailleurs, qu’en cette année 1830 il aurait fallu ne pas somnoler dans un climat de prospérité établie, comme Adrien de Damvilliers, pour apprécier l’insidieuse pénétration des mœurs et des idées nordistes, plus sensible dans les villes que dans les domaines féodaux des campagnes.

Si les planteurs du Sud trouvaient, dans le confort de leurs exploitations, toutes les raisons de mépriser le commerce et l’industrie, activités indignes d’aristocrates enclins à penser que « ceux qui travaillent la terre sont les élus du Seigneur », le mouvement de population que l’on constatait du nord vers le sud-ouest faisait prévoir, à plus ou moins long terme, une modification de l’équilibre social, hérité de Père coloniale. Ainsi, à La Nouvelle-Orléans, le romantisme des vieux quartiers français et espagnols, avec leurs maisons nobles et cossues aux balcons ouvragés, aux jardins débordant de glycines et d’azalées, s’opposait déjà à la sobriété fonctionnelle du quartier neuf qu’habitaient, au-delà de la rue de Bienville, ceux que les créoles appelaient les « méricains coquins ». Ces derniers bâtissaient, vite et bien, des demeures simples et commodes, se montraient expéditifs en affaires comme en toutes choses, avides de progrès, visaient sans hypocrisie « au plus court moyen de faire fortune ». Ils avaient déjà importé du Nord cet « égoïsme dur et froid » qui avait choqué M. de Chateaubriand lors de son séjour en Amérique. Chez eux, Clarence Dandrige avait vu les premières machines à coudre, fabriquées par un industriel du Nord, qui s’était inspiré sans vergogne de l’invention du Français Thimonnier. Ces gens disaient à leurs fils, arrivés en âge de choisir une profession ou un métier : « Mon ami, conduis-toi bien, gagne de l’argent, honnêtement si tu le peux, mais surtout gagne de l’argent. »

Avec de tels principes, on ne pouvait s’étonner que ces Yankees transplantés ne soient pas, comme les vieux Sudistes, béats d’admiration devant Bernard de Marigny, le gentilhomme aux dix-neuf duels, que leurs femmes ne portent pas de voilettes pour dissimuler leurs visages aux regards indiscrets, que leurs filles lisent le journal et sortent dans la rue sans être accompagnées. Les parvenus du commerce, de la banque ou de la fabrique se faisaient bâtir, au bayou Saint-Louis, des résidences de campagne où ils allaient passer les dangereux étés loin des miasmes de la fièvre jaune, exhalés par une ville sans hygiène, qui puait comme une étable. Le style Renaissance grecque, donnant lieu à des interprétations architecturales grandiloquentes, était à la mode. Les planteurs restaient confondus devant ces maisons de nouveaux riches, qui prétendaient éclipser, avec leurs colonnes, leurs frontons, leurs péristyles aux couleurs des confiseries anglaises, les demeures rustiques des seigneurs du coton ou de la canne à sucre.

Mais il y avait plus grave. Les industriels du Nord, voulant promouvoir une économie nationale indépendante, exigeaient depuis plusieurs années une protection douanière efficace, qui limiterait la concurrence faite à leurs entreprises par les tissages, fabriques et manufactures anglais et français. Les planteurs de coton avaient réagi devant les exigences des Nordistes, mais les planteurs de canne à sucre, en butte eux aussi à la concurrence étrangère, s’étaient ralliés aux théories des protectionnistes. « On veut nous imposer un système qui mécontentera nos acheteurs européens, en taxant les produits manufacturés venant de leur pays. Le Nord y trouvera son compte, mais le Sud y perdra son profit », avait dit Adrien de Damvilliers, ému, comme beaucoup d’autres planteurs, par les mesures prises en 1822 et le droit différentiel de vingt francs par tonne de coton exporté, quand celui-ci était transporté par des navires ne battant pas pavillon américain. Quand, en 1828, des droits de succession, s’élevant à 10 %, « sur tout ce qui pouvait revenir aux héritiers » d’un étranger installé aux États-Unis avaient été imposés, on s’était à nouveau élevé contre les prétentions des bureaucrates. La solidarité sudiste renforcée avait, à cette occasion, trouvé son leader dans la personne de John C. Calhoun, l’actuel vice-président de l’Union, qui avait dénoncé avec l’autorité que lui conférait sa fonction le tarif douanier de 1828 et motivé l’exposé de la doctrine de nullification, soutenant que la souveraineté d’un État appartenait au peuple de cet État et non à la majorité numérique qui pouvait se dégager dans l’ensemble de l’Union. Partant de ce principe, un État avait le droit de déclarer nul et non avenu un acte du Congrès, jugé inconstitutionnel, jusqu’à ce que la Constitution ait été amendée, pour asseoir un pouvoir contestable.

Et John C. Calhoun, qui, après avoir été vice-président sous John Quincy Adams, l’était resté sous Andrew Jackson, laissait entendre depuis quelque temps qu’un État devait avoir le droit de se retirer de l’Union en toute liberté, comme il y était entré. Le projet de loi de M. Calhoun figurait dans un ouvrage publié de façon anonyme sous le titre South Carolina Exposition. Les planteurs de la Louisiane le connaissaient, l’approuvaient et se déclaraient prêts à le soutenir.

Clarence Dandrige, en bon Américain, Sudiste par goût plus que par tradition, avait eu avec Adrien de Damvilliers et les Tampleton des discussions à ce sujet. À ses yeux, la théorie de Calhoun constituait un danger pour l’intégralité de l’Union, en encourageant les particularismes d’État à se manifester. On devait les défendre certes, mais par des moyens moins radicaux. Les planteurs, voyant là une arme de dissuasion, estimaient la menace de sécession qu’elle portait en germe suffisante pour faire renoncer le Sériât à l’application de lois contraires à l’intérêt des États. Ce à quoi Clarence Dandrige avait répliqué : « Le maintien de nos privilèges est un songe que nous couvons, mais un songe n’est pas comme un œuf, il n’éclot pas à force d’être couvé. »

Depuis ce jour-là, Adrien de Damvilliers avait coutume de demander à Dandrige, quand il le voyait rêveur et silencieux : « Êtes-vous en train, Clarence, de couver vos songes ? »

Mais, à l’arrivée de Virginie Trégan à Bagatelle, on avait un peu oublié tout cela. La récolte de 1829, sans être exceptionnelle, avait été bonne et le coton s’était vendu onze piastres trois quarts la livre, en moyenne.

Aussi, en ce printemps 1830, on pouvait savourer le bonheur d’être sudiste, s’abandonner aux indolences de la vie de plantation et envisager l’avenir avec confiance.

Virginie s’était vite adaptée au rythme de Bagatelle, faisant preuve d’une discrétion exemplaire, montant tous les jours à cheval en compagnie de son parrain ou de Dandrige. Elle se rendait régulièrement au cimetière de Sainte-Marie pour fleurir la tombe de son père, passait de longues heures à lire, sur la véranda, des ouvrages sérieux, empruntés à la bibliothèque du marquis, donnait des ordres aux jardiniers et, le soir venu, se faisait brosser les cheveux par la petite Rosa, qu’elle traitait exactement comme l’aurait fait une fille de planteur, c’est-à-dire alternativement avec familiarité et hauteur.

Le marquis appréciait cette présence féminine dans la vieille maison et conviait Virginie à d’interminables parties de trictrac, le seul jeu admis chez les Damvilliers depuis plus d’un siècle, « parce qu’on y jouait à Versailles, dans le salon de Marie-Antoinette ». Avec plaisir, le planteur, comme Dandrige, avait vu la jeune fille s’intéresser à la marche de la plantation. Elle avait parcouru les champs, observé le travail des esclaves, visité l’atelier d’égrenage et s’était même penchée sur les cuves où macérait l’indigo dont le marquis, pour des raisons plus sentimentales qu’économiques, maintenait une petite production.

Maman Netta chantait les louanges de Mlle Virginie et riait aux éclats avec Mignette qui, en échange de ses recettes de gombo, lui proposait celles de ses potées auvergnates et de ses gâteaux de riz. La filleule du marquis se tailla un joli succès le jour où elle réussit à remettre en marche la pendule du grand salon, silencieuse depuis une dizaine d’années.

« Un bon nettoyage a suffi, je vous assure, observa modestement Virginie, accablée de compliments.

— Ah ! fit le marquis, si j’osais vous demander de consacrer un peu de temps à la maison, il y aurait beaucoup de choses à faire ici. Le mobilier apporté par la marquise ne m’a jamais beaucoup plu. Il est trop neuf, trop moderne, comme l’on dit. Mais il vient de Boston et nos invités l’admiraient beaucoup ! »

Apportant sans le savoir un concours précieux à Virginie qui dégustait à ce moment-là un cake fondant, Dandrige intervint :

« Comme vous, je préférais l’ancien mobilier venu de vos ancêtres. Les canapés, les fauteuils à oreillettes, les commodes ventrues et ces grands rideaux de soie ponceau qui dataient, m’aviez-vous dit, de Louis XV…

— Et qu’en avez-vous fait, parrain ? questionna Virginie.

— Il a été porté dans une remise, où j’imagine qu’il a pourri tout tranquillement. Il y a de cela huit ans déjà !

— Peut-être pourrais-je voir s’il est encore utilisable ? fit Virginie, marquant avec circonspection un intérêt qui allait au-devant des souhaits de son parrain.

— Faites donc, Virginie, mais je crains bien que tout ce bois ne soit plus bon qu’à faire marcher la bouilloire ! »

Puis il ajouta :

« Je vous donne carte blanche. En somme, la demoiselle de Bagatelle, c’est vous ! »

Virginie n’attendait que cela et pendant une semaine on ne la vit plus qu’à l’heure des repas, rayonnante et fatiguée. Elle passait tout son temps, avec quelques esclaves désignés à sa demande par Dandrige, dans la remise aux meubles, mais ne révélait rien, ni de ses trouvailles ni de ses travaux. Seuls Maman Netta et James avaient l’air de savoir quelque chose.

En fait, Clarence ne le comprit que plus tard, Virginie avait décidé de frapper un grand coup. Il en vit, comme le marquis, les conséquences quand, s’étant absenté avec le maître de Bagatelle pour un séjour de quarante-huit heures à Natchez, les deux hommes regagnèrent un soir la maison.

En entendant le pas des chevaux, Virginie était sortie sur la galerie. Elle attendait, au sommet des marches, dans une ample robe de soie rose à collerette et à volants de dentelles, cambrée et souriante, comme une maîtresse de maison venant accueillir ses invités. C’était un agréable spectacle que cette jeune femme fraîche et pimpante, en parfaite harmonie avec le décor de la vieille maison. Dandrige et le marquis en furent pareillement éblouis. Pour la première fois, ils voyaient Virginie dans des vêtements autres que ceux du deuil. L’orpheline ainsi parée se révélait plus que jolie.

« Parrain, dit-elle en s’avançant dans un froufrou, je vous ai réservé une surprise. »

Le ton était celui de l’avertissement, mais les yeux turquoise brillaient comme ceux d’une fillette qui a préparé de longue date un cadeau. Entre les anglaises cuivrées, le visage de Virginie apparaissait lisse et rose. On devinait en elle une excitation contenue.

Clarence, qui, peu à peu, au fil des semaines, avait senti diminuer la prévention qu’il pouvait avoir contre la filleule du marquis, ne vit, ce soir-là, dans la jeune fille que grâce et spontanéité.

Le marquis, n’ayant pas les mêmes raisons que son intendant de se montrer circonspect, admira sans réserve l’apparition et goûta cet accueil inattendu comme un petit bonheur. Oubliant la fatigue de la chevauchée, il escalada les marches avec une vivacité qui ne lui était pas habituelle, prit la main de la jeune fille, la fit pivoter, comme pour un pas de danse.

« C’est une princesse, Dandrige, une vraie princesse, qui guettait le retour des voyageurs ! »

Les dalmates de Clarence, venus joyeux au-devant de leur maître, s’arrêtèrent, le museau levé, comme si le charme de la demoiselle en rose agissait sur leur instinct de chien. Ils entrèrent tous dans une maison nouvelle, ou plutôt une maison retrouvée, car Adrien et Clarence reconnurent au premier coup d’œil l’ancien agencement du grand salon de Bagatelle, tel qu’il était avant le mariage du marquis.

« Cette diablesse a pris là un risque considérable », pensa aussitôt Dandrige, puis il observa le marquis. Visiblement, ce dernier appréciait le changement. Le mobilier de Duncan Phyfe, le décorateur bostonien, avait disparu. On retrouvait le long canapé capitonné au dossier trilobé, recouvert de velours d’Utrecht beige, la table de Boulle avec ses marqueteries de cuivre et d’écaille, les causeuses et les cabriolets, la duchesse « en bateau », où Adrien de Damvilliers avait si souvent vu sa mère reposer sa langueur créole, les bergères près de la cheminée de pierre, la commode de Cressent aux feuillages de bronze ciselé, les petites tables de bois violet supportant des vases de Sèvres à fond rose débordant de fleurs, les chandeliers d’argent, et tout cela décapé, ciré, lustré, brillant, net.

« Mon Dieu, fit Adrien, vous me rajeunissez, Virginie. Je revois la maison de ma mère, telle qu’elle l’avait elle-même arrangée… »

Sur les murs hâtivement lessivés, Adrien reconnut les tableaux d’autrefois. Ils avaient évincé des paysages dus au pinceau des élèves de Joshua Reynolds et de sombres gravures représentant les œuvres de Hogarth que la dernière marquise appréciait. Les Damvilliers, dans leurs cadres tarabiscotés, semblaient se réjouir d’un déménagement qui leur rendait les places d’honneur. Un groupe de chevaux de George Stubbs, acquisition du marquis, et que sa femme avait mis au rancart, s’ébrouait entre deux fenêtres. Le portrait de la défunte, une brune pâle, mélancolique et compassée, avait été, par contre, relégué dans un angle obscur. Le marquis ne remarqua pas la situation peu avantageuse, faite à sa défunte épouse. Le grand lustre à pendeloques de cristal avait été descendu, nettoyé, puis remonté, tout hérissé de bougies roses, dont le grand miroir de la cheminée multipliait les flammes vacillantes.

« Et ce n’est pas tout », dit Virginie, maintenant assurée de l’approbation du maître de céans.

Elle leur fit les honneurs de la salle à manger où elle avait fait replacer la longue table Adams au plateau d’acajou, supporté par trois pieds tripodes. Au-dessus de ce meuble, autour duquel vingt convives pouvaient tenir à l’aise, un panka{30} de soie saumon à motifs floraux et à franges dorées n’attendait que d’être mis en mouvement. Le marquis ne se souvenait pas de son existence. Comme au salon, les appliques avaient retrouvé leur place et, sur la desserte, les plateaux et les aiguières d’argent, auxquels le blanc d’Espagne avait rendu leur éclat, brillaient comme aux soirs de réceptions.

La restauration du décor, organisée par Virginie, avait atteint le breakfast-room, une petite salle à manger, où l’on prenait souvent les repas ordinaires, et le petit salon. Elle déclara cependant n’avoir pas eu le temps de meubler convenablement cette dernière pièce.

« Qu’on apporte du vin de Champagne, et que Dandrige se fende d’un toast pour la fée du logis ! » lança gaiement le marquis.

Ce fut une soirée joyeuse, comme depuis fort longtemps on n’en avait vécu à Bagatelle. Maman Netta, complice, s’était surpassée. Les vieilles porcelaines, les cristaux, l’argenterie, le linge de table frais contribuaient à créer une ambiance de fête familiale. Les hommes avaient soigné leur tenue et Adrien de Damvilliers, dans sa redingote noire, ouverte sur une chemise à jabot, ressemblait à ces seigneurs bons vivants, du temps jadis, aussi sensibles à la grâce d’une femme qu’au bouquet des vins.

Ayant déjà complimenté Virginie, le maître de Bagatelle leva son verre, face à sa filleule qui ne montrait que l’exacte confusion justifiée par les circonstances.

« Je bois à Bagatelle retrouvée », dit-il avec un enthousiasme que Dandrige ne lui connaissait pas et qui reléguait dans les brumes du passé le souvenir de l’incolore Dorothée.

Puis il se tourna vers l’intendant :

« Et vous, Dandrige, à quoi buvez-vous ? »

Clarence, sa coupe à hauteur des yeux, regarda un instant les bulles du champagne pétiller dans la lumière des chandelles, puis, fixant Virginie qui attendait, mains croisées sous le menton, l’air amusé, qu’enfin il s’exprimât, l’intendant dit doucement :

« Je bois au retour d’une fille du Sud, à son bon goût et à… son intelligence !

— Bravo », fit le marquis, et l’on servit le gombo de poulet.

Ce soir-là, Virginie mit un certain temps à trouver le sommeil. Il lui semblait qu’en faisant référence à son intelligence Dandrige avait voulu dire autre chose et lui faire comprendre que ce mot avait été substitué à un autre, par complicité ou par ironie. Peut-être avait-il voulu dire habileté ou ambition, ou encore audace. Mais qu’importait après tout, Adrien n’avait pas douté un instant de la gratuité des efforts qu’elle avait faits pour rendre à Bagatelle son décor d’autrefois. Il y aurait d’autres étapes pour parvenir à ce que la maison figure un jour dans son schéma personnel. Elle sentait confusément que le destin de Virginie Trégan se jouerait au bord du Mississippi, où se rencontraient encore pour une femme la vraie fortune et la vraie puissance. Dandrige, le froid Dandrige, sur lequel son charme n’avait pas encore agi, serait là pour l’obliger à la patience, en surveillant de son œil ironique un cheminement ambitieux, dont il ne pouvait pas deviner encore le but, mais dont il soupçonnait peut-être l’itinéraire.

Pendant qu’elle agitait ses réflexions dans son lit de citronnier, le marquis et Dandrige, sur la galerie, tiraient sur leurs cigares. L’euphorie de M. de Damvilliers n’était pas due au seul champagne. Virginie, Clarence le devinait, l’avait impressionné.

« Elle a si justement recomposé le décor, finit par dire Adrien, qu’on croirait qu’elle avait gardé celui-ci dans l’œil depuis son enfance ! Cependant, elle n’était qu’une fillette un peu folâtre, quand elle venait ici. Les enfants ont vraiment des dons d’observation que nous ne soupçonnons pas ! »

Clarence aurait pu répondre que Maman Netta, qui vivait à la plantation depuis un demi-siècle, avait dû être consultée. Rien de tel que de passer son temps à astiquer les meubles pour connaître leur place dans une maison ! Mais il se contenta d’approuver la réflexion de marquis, qui demeura rêveur, en se balançant dans son rocking-chair jusqu’au moment du coucher.

« C’est tout de même utile, une femme dans une maison, Clarence, fit-il, comme ils se séparaient pour la nuit.

— Très utile, Adrien, répliqua Dandrige sur le ton de la plaisanterie. Dieu les a créées pour ça, j’imagine, et quelques autres fonctions tout aussi indispensables.

— Et Virginie est de nature à les remplir, hein ! dit le marquis avec un gros rire de garde-chasse. Celui qui l’épousera fera une bonne affaire, n’est-ce pas ? »

Là-dessus, ils regagnèrent leurs chambres. Un chat, sorti on ne sait d’où, vint avec précaution promener son nez sur les verres abandonnés, qui avaient contenu le porto d’après-dîner. L’odeur lui déplut et, après s’être étiré, bombant le dos et dressant la queue, il s’en fut jusqu’au salon où, dignement assis, il attendit que le vieux James ait éteint les chandelles de la fête.