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TANDIS qu’au mois de mars suivant Marie-Adrien, du haut de ses cinq ans et demi, flanqué de Gratianne qui en comptait quatre, regardait Pierre-Adrien, son frère, faire ses premiers pas sur la galerie ensoleillée en tournant, soutenu par sa nourrice, autour du berceau de Julie, Mignette Schœler était cahotée dans un chariot militaire qui, de l’Ouest, la ramenait en Louisiane.

À côté d’elle vagissait un enfant fiévreux, jaune et maigre. Le forgeron, père de cet avorton, reposait avec quelques autres pionniers sous un petit monticule de terre dans le pays des Chicachas, dits « Courtes Jambes », près de la source d’une rivière, que les émigrants avaient baptisée non sans raison « Purgatoire », au pied des monts Sang-du-Christ. Le campement, déjà devenu village, à l’avant-garde de l’Ouest, avait été attaqué par les Indiens. Les hommes, et le forgeron le premier, s’étaient défendus comme des lions, mais les « Courtes Jambes » semblaient naître de la terre même, au fur et à mesure que tombaient leurs frères. Mignette, qui, au moment de l’attaque, lavait du linge dans la rivière, son fils reposant sur la berge à l’ombre d’un buisson, avait échappé au massacre et à l’incendie des chariots et des cabanes. En pleurant, elle avait remonté le cours de la rivière, portant son enfant et son petit sac, dont elle ne se séparait jamais. Elle se souvenait avoir vu, les jours précédents, un détachement de fédéraux escortant un géographe en mission d’exploration. Pendant plus d’une semaine, grignotant des baies amères, buvant de l’eau, elle avait marché. Ses seins vides ne pouvaient plus fournir de subsistance à l’enfant. Elle regrettait, par moments, de ne pas s’être montrée aux Indiens. Les Chicachas ne passaient pas pour des tortionnaires, simplement pour des voleurs. Ils tuaient de manière expéditive, s’emparaient des chevaux, du bétail et des fusils, puis disparaissaient dans leurs montagnes. C’est en tout cas ce qu’avait dit un vieux coureur de prairie.

La jeune veuve exténuée avait fini par retrouver le groupe de soldats. Soignée, restaurée, elle avait voulu revenir avec eux sur les lieux du combat, pour donner une sépulture décente à Albert. Les soldats avaient creusé une grande fosse et enseveli profondément les dix-huit morts qu’ils avaient trouvés, déjà à demi dévorés par les charognards et les lynx. Un officier ayant lu deux versets de la Bible, le détachement bien aligné avait tiré une salve d’honneur et le convoi, sur ses gardes, s’en était retourné, abandonnant les morts à la terre qu’ils avaient foulée, vivants, avec tant d’espérance.

Le bébé, qu’elle appelait Jean pour plaire à Albert, dont c’était le deuxième prénom, avait paru se remettre. Puis il était devenu jaune comme une coloquinte, lâchant une urine couleur de café et des selles blanches comme du sable.

« C’est la jaunisse, madame, avait diagnostiqué le géographe. Il faudrait du lait, beaucoup de lait. »

Les soldats forçaient Mignette à manger des choses nourrissantes, espérant ainsi la rendre capable de mieux alimenter son enfant. Elle était devenue jaune à son tour et malade à ne plus tenir debout.

« C’est la frayeur, avait dit le géographe, qui a provoqué un ictère chez la mère et son lait corrompu l’a communiqué à l’enfant, chez lequel la jaunisse est apparue d’abord. On ne les sauvera ni l’un ni l’autre. C’est dommage, cette Mme Schœler en bonne santé devait faire une assez jolie fille. »

Le savant connaissait peut-être la trigonométrie et savait identifier les roches, mais il ignorait tout des ressources d’une femme décidée à vivre. Quand le convoi, après plus d’un mois de route, arriva à Natchitoches, Mignette vivait toujours et son maigre rejeton aussi. Les militaires voulurent la confier à une famille, mais elle les supplia de les conduire, elle et son enfant, à Pointe-Coupee. Mignette avait peur de mourir au milieu d’étrangers. Ses seuls amis se trouvaient à Bagatelle, c’est là qu’elle voulait arriver. Elle usa du nom du capitaine Tampleton et on détacha un chariot avec un sergent et deux hommes pour la conduire à destination, après qu’elle se fut engagée à rembourser à l’armée des États-Unis les frais de ce voyage.

C’est ainsi qu’un soir d’avril on vit s’avancer, sous les chênes de Bagatelle, un cavalier en uniforme, précédant un chariot bâché. Clarence et Adrien, qui devisaient sur la galerie, appelèrent les chiens, irrités par cette intrusion, et s’avancèrent vers le sergent.

« On est bien à Bagatelle, ici ? fit le militaire.

— Et je suis le maître de la plantation, répondit Adrien.

— On vous amène une dame très malade, qui a voulu venir chez vous. Elle est là dans le fourgon. Elle est pas brillante et son enfant non plus. On les a ramassés dans l’Ouest. »

La conversation, les pas des chevaux et les grincements des roues avaient alerté Virginie. Devant une aussi charmante apparition, le sergent daigna se découvrir.

« Mais, cria-t-elle en dévalant l’escalier, c’est Mignette, vous ne comprenez pas que c’est Mignette qui est là-dedans ! »

Le sergent mit pied à terre, tandis que Clarence et Adrien couraient derrière Virginie. Celle-ci avait déjà atteint le chariot, soulevé la bâche et reconnu son ancienne suivante.

« Mon Dieu, ma pauvre Mignette, que vous a-t-on fait ? »

Allongée sur une paillasse, la veuve du forgeron ne pouvait parler, étouffée par les larmes. Elle dit seulement avant de s’évanouir :

« Mademoiselle Virginie, comme… je suis contente… d’être arrivée… jusque-là… »

C’est au moment où les hommes retiraient la mourante du chariot, pour la transporter dans la maison, que Virginie aperçut un paquet informe. Elle écarta la couverture. C’était un bébé décharné, dont la peau ressemblait au cuir des vieilles selles. Elle le toucha et poussa un cri au contact de cette chair froide. Le bébé de Mignette était mort.

Les soldats, gavés de bonnes choses par Anna, abondamment fournis en vins par Adrien, reprirent la route le lendemain matin, avec un viatique qui ne leur fit pas regretter d’avoir joué les ambulanciers. Le sergent, qui venait de Philadelphie et se disait anti-esclavagiste, reconnut aux Sudistes le sens de l’hospitalité. Il demanda à saluer Mme de Damvilliers avant son départ, ce qui lui fut accordé.

« Quelle belle femme, hein, dit-il aux deux autres alors qu’ils s’éloignaient de Bagatelle. Elle sent bon comme un bouquet de roses et sa peau est aussi douce que les naseaux de mon cheval ! Le marquis doit pas s’ennuyer. M’est avis que si je repasse par là je viendrai prendre des nouvelles de la malade !

— Elle va mourir, comme son gosse, fit un soldat ; quand nous reviendrons, sergent, la belle dame vous enverra au cimetière ! »

Il est bien connu que les pronostics des militaires sont rarement exacts. Mignette se remit lentement et, à la fin de l’été, le sergent amateur de belles femmes aurait pu marquer quelque hésitation entre la dame de Bagatelle et la veuve du forgeron !

Le docteur Murphy portait grand intérêt à Mme Schœler. Il sut la guérir de sa jaunisse. La gentillesse de Virginie, l’affection du marquis et de Clarence firent le reste. Mignette, dont le fils fut enterré dans le cimetière de Sainte-Marie, à deux pas du grand tombeau des Damvilliers, retrouva ses couleurs et reprit goût à la vie.

« Je devrais peut-être retourner en France, maintenant, dit-elle. Je suis sans nouvelles de ma mère depuis plus de deux ans et, si ce n’est vous, personne ne me retient dans ce pays. »

Virginie lui représenta que Bagatelle était une lourde charge pour une maîtresse de maison mère de quatre enfants. La présence d’une femme de confiance pouvait alléger ses soucis. Mignette ne demandait pas mieux que de se laisser convaincre. Elle demeura donc à Bagatelle, dont l’ambiance chaleureuse convenait à sa nature et où les enfants de la marquise lui apportaient le plaisir mélancolique de pouponner.

Au jour du baptême de Julie, Mignette revit avec plaisir Edward Barthew. L’avocat, informé des malheurs de Mme Schœler, avait fait remettre à celle-ci le reliquat de la somme versée par la compagnie d’assurance, après l’incendie de la forge, mais il s’était abstenu de venir à Bagatelle pendant la convalescence de « sa cliente ».

Autour du berceau du dernier des Damvilliers, leurs retrouvailles donnèrent l’occasion à Mignette de conter par le menu les tragiques aventures qui l’avaient ramenée à Pointe-Coupee. Barthew en fut ému et assura la jeune femme de son dévouement en toute circonstance.

« J’ai quelque chose à vous remettre », finit par dire Mignette alors qu’elle se trouvait en tête-à-tête avec l’avocat.

Elle ouvrit son sac et tendit à Barthew un étui à cigares en peau de serpent qu’il connaissait bien.

« Je l’ai perdu il y a bien longtemps, fit-il, confus, en relevant d’un mouvement de tête la mèche rebelle qui, toujours, lui cachait à demi l’œil droit.

— Mon mari l’avait trouvé près de la forge, le soir de l’incendie, monsieur Barthew. Cet objet m’a permis de comprendre quels risques vous avait poussé à prendre l’amitié que vous nous portiez. Il ne m’a jamais quittée et je m’étais promis de vous le rendre, un jour…

— Il m’est donc plus précieux aujourd’hui, madame, balbutia le juriste. J’aurais voulu vous savoir heureuse dans l’Ouest, avec votre famille. Mais, puisque le sort en a décidé autrement et me donne l’occasion de vous revoir, sachez que je referais volontiers pour vous ce que je fis le jour… où je perdis cet étui ! »

Mignette prit affectueusement la main de l’avocat. Sous ses boucles rousses, un sourire, le premier vrai sourire depuis son douloureux retour, illuminait son regard. Son visage constellé de taches de rousseur rosit légèrement. Dans sa robe noire, elle parut à Barthew plus jolie qu’autrefois, moins primesautière, plus femme, en somme. Et cet homme dur, qui se méfiait des mouvements de son cœur, déposa sur la main de la jeune veuve un baiser peut-être un peu plus appuyé qu’il ne convenait. Le lendemain, il fit porter à Bagatelle un plant de scabieuse. Mignette le mit sur la fenêtre de sa chambre, en prit grand soin. Quand la campagne et le fleuve disparaissaient, dans la fluidité mauve du crépuscule, souvent elle respirait ces fleurs de deuil, auxquelles elle trouvait un parfum consolant.