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LE Charles-Caroll fut mis à quai à six heures de l’après-midi. Depuis le siège de son cabriolet de louage, Clarence Dandrige assista dans la lumière, douce de la fin de journée à l’accostage et à l’amarrage du vaisseau. L’horizon, par-delà le fleuve, se teintait de vapeurs orangées, ocre et garance, comme si le bleu du ciel eût coulé dans quelque creuset plein d’acide corrupteur, marmite de sorcière où se mitonnaient les couleurs du couchant. Des reflets mauves, gris et verdâtres s’étiraient sur le fleuve dans les retombées des fumées exhalées par les hautes cheminées ouvragées des vapeurs, qui, de loin, ressemblaient à un jeu de quilles fait de chandelles mal mouchées. Quelques nuages, jusque-là insignifiants, mais qui recevaient encore le soleil, apparaissaient soudain boursouflés, imposants et maîtres du décor, comme ces gros figurants d’opéra amenés par le hasard de l’intrigue à quitter la scène les derniers.

Sachant qu’il ne pouvait reconnaître Virginie Trégan parmi les voyageurs qui allaient débarquer, Dandrige avait chargé le délégué de M. le collecteur des douanes, venu pour viser les passeports, d’indiquer à la filleule du marquis de Damvilliers qu’elle était attendue.

Après son duel contre Ramirez, un bon repas chez O’Brien et deux heures de sieste à l’hôtel Saint-Charles, Clarence Dandrige se sentait tout à fait dispos. Quoique la perspective d’avoir à jouer les messieurs de compagnie n’éveillât en lui aucun enthousiasme particulier, sa curiosité était sollicitée.

Virginie Trégan serait probablement jolie. À dix-huit ans, les jeunes filles de la bonne société le sont toujours et la mode autorise, par artifice, toutes les rectifications de silhouette ! Elle serait élégante, bien sûr – en venant de Paris, pensez donc ! Un peu alanguie tout de même après quarante-six jours de mer – le bateau a beau avoir l’air confortable, l’Océan se moque de provoquer des teints brouillés et des révulsions d’estomac ! Elle aimerait les sucreries et les chapeaux à rubans, peut-être même à fleurs ! Elle serait capable de dresser l’arbre généalogique de ses cinq meilleures amies de pension et de raconter les mariages de trois autres qu’elle aimait moins ! Elle aurait, dans un gros cahier bleu, des adresses de modistes, de corsetières, des recettes de cuisine, des dessins à broder. Elle jouerait du piano, dirait deux fables de La Fontaine et déclamerait les stances du Cid, mais ignorerait qui fut Voltaire et se révélerait incapable de trouver neuf en additionnant cinq et quatre ! Enfin, elle dévorerait six rôties à l’heure du thé, plus une bonne part de sponge-cake !

Les mains jointes et serrées entre ses genoux, la tête légèrement penchée sous son panama, Clarence Dandrige, regardant sans les voir les mouettes qui tournaient en braillant autour des mâts du Charles-Caroll, imaginait ainsi Virginie Trégan.

Un petit coup sec frappé avec la pointe d’une ombrelle contre la caisse du cabriolet le tira brusquement de sa rêverie. Un visage de jeune fille, constellé de taches de son, encadré de boucles rousses, sous un chapeau de paille tout juste assez grand pour supporter un bouquet de violettes, était levé vers lui. Deux yeux bleus immenses et gais le fixaient avec assurance, une bouche aux lèvres pleines et humides, une vraie bouche de femme, lui souriait…

« Êtes-vous M. Dandrige ?

— Êtes-vous Virginie Trégan ? répliqua précipitamment Clarence en dégringolant de son siège.

— Non, monsieur ; moi, je suis Mignette, la femme de chambre de Mademoiselle. Elle vous a reconnu de loin et m’a envoyée vous quérir. Suivez-moi, monsieur, s’il vous plaît ! »

Il y avait de la grâce et de l’autorité dans cette petite personne vive et délurée. Clarence lui emboîta le pas, avançant dans son sillage parfumé au patchouli !

Virginie, qui venait de satisfaire aux formalités, attendait sur le quai, deux grands sacs de cuir à ses pieds.

C’était une autre femme que Mignette.

En s’avançant vers elle, dans le grouillement des porteurs, au milieu de l’agitation née des retrouvailles familiales, des accolades, des interpellations, des appels des cochers obligés de se frayer un chemin dans la foule, Clarence Dandrige eut le temps de saisir une image de Virginie qui, toujours, devait rester présente à sa mémoire : debout, figée comme ces madones primitives aux traits géométriques et posant sur le monde un regard froid, la jeune fille surveillait le rassemblement de ses bagages. Vêtue d’une robe de faille noire, ample du bas, mais très ajustée à la taille, ce qui mettait en valeur la finesse de celle-ci, elle portait une veste courte de même tissu, à manches gigot et larges revers soulignés d’un galon de soie. Un ruban de velours mollement noué, dont les pointes flottaient sur un jabot de dentelle anglaise, blanche et légèrement empesée, paraissait la seule fantaisie, dans cette toilette d’orpheline que complétait un petit chapeau oblong, agrémenté d’un chou de taffetas.

Était-elle vraiment belle ? Ce ne fut pas le premier adjectif qui vint à l’esprit de Clarence Dandrige, au moment où il s’inclina, le panama à la main, devant la filleule du marquis de Damvilliers.

« Particulière, pensa-t-il, beauté particulière. »

Les instants qui suivirent ne démentirent pas cette première impression, forcément superficielle. Le visage de la jeune fille lui parut d’un ovale un peu allongé, le front trop vaste dans l’ogive stricte des cheveux aux reflets cuivrés. Virginie Trégan portait, il est vrai, la coiffure dite « à la Sévigné » : des bandeaux plats, séparés sur la tête par deux raies convergentes et se terminant sur les joues par de volumineuses grappes d’anglaises. Le nez était droit, fin, aux ailes sensibles et légèrement relevées. La bouche paraissait plus intéressante, car Dandrige, tout en débitant les premières banalités d’accueil, y décela deux indices morphologiques rarement réunis : la lèvre supérieure mince et sans ourlet donnait à la bouche une impression de sécheresse, presque de dureté, alors que la lèvre inférieure un peu débordante, charnue et parfaitement ourlée, indiquait une appréciable sensualité. Quant aux yeux, assez écartés et largement fendus, ils impressionnèrent tout de suite Clarence. De couleur turquoise, parsemés de taches noires, ils conféraient au regard de la jeune fille une acuité gênante. Sous l’arc retouché des sourcils, entre les franges souples et fournies des cils, ce regard minéral avait à coup sûr un pouvoir. Clarence Dandrige n’y vit qu’une capacité de persuasion, de nature à faciliter le cheminement dans le monde d’une orpheline sans fortune.

Comme il entraînait Virginie et Mignette vers son cabriolet, tandis qu’un porteur se chargeait de convoyer les bagages des demoiselles à bord du Prince-du-Delta, la jeune fille ralentit le pas.

« Mon Dieu, comme La Nouvelle-Orléans a changé, monsieur Dandrige ! Je n’avais que treize ans le jour où je me suis embarquée pour la France avec ma tante Drouin, mais je suis certaine qu’il n’y avait pas tant de bateaux. D’ailleurs, je n’en ai jamais vu autant de ma vie… Et toutes ces maisons et tous ces gens qui ont l’air pressé, c’est une grande ville que voilà ! »

La voix était mélodieuse et le ton distingué. Cinq années passées chez les dames ursulines de Paris et dans le monde avaient lavé le français de Virginie de cet accent légèrement chantant qui caractérise les gens du Sud, quelle que soit la langue dans laquelle ils s’expriment. Elle avait aussi oublié une foule d’expressions démodées, dont on usait depuis l’arrivée des pionniers et que seuls aujourd’hui les petits Blancs et les pauvres cajuns des bayous utilisaient encore. Quand on appartenait à la bonne société louisianaise, il valait mieux affecter de ne pas les comprendre.

« La Nouvelle-Orléans a en effet beaucoup grandi, mademoiselle, pendant votre absence, expliqua Dandrige en aidant les deux femmes à escalader le marchepied du cabriolet. On y compte aujourd’hui, dit-on, près de trente mille habitants. »

La conversation fut interrompue, car, le cabriolet ne comportant que deux places, Clarence dut aller à pied. Il prit le cheval au mors et conduisit la voiture jusqu’au quai Saint-Pierre, où le grand bateau à roue, orgueil de la flotte fluviale du Mississippi, était amarré. Au moment d’embarquer, Virginie se retourna vers la ville.

« Je serais bien restée quelques jours à La Nouvelle-Orléans. C’eût été une bonne étape de transition entre l’agitation de Paris et la vie calme qui m’attend à Pointe-Coupee ! »

Clarence crut discerner dans le ton de la jeune fille un peu de mélancolie. Il pensa que Virginie Trégan ne resterait en Louisiane que le temps nécessaire à recueillir l’héritage paternel, lequel, d’ailleurs, ne devait pas être bien considérable.

N’ayant pas prévu que Mlle Trégan débarquerait avec une domestique, Clarence n’avait retenu que deux chambres à bord du Prince-du-Delta.

« Mignette ne me quitte jamais, dit Virginie ; vous allez demander un lit pliant supplémentaire que l’on mettra dans ma cabine et tout ira bien ! »

Clarence, en homme bien élevé et respectueux du confort d’une femme, fût-elle simple suivante, avait envisagé sans plaisir de céder sa propre chambre à Mignette. Il fut enchanté de la solution et se mit aussitôt en quête de l’officier des passagers.

L’attitude de Virginie, réglant en un instant ce petit problème domestique, avait suffi pour que l’intendant de Bagatelle voie dans la filleule du marquis une femme de décision. Il était habitué, comme tous les gentilshommes du Sud, aux jeunes mijaurées indolentes qui, tant qu’elles n’étaient pas en puissance de mari et en charge d’une maison, affectaient d’ignorer toutes les contingences de la vie quotidienne. Le respect, l’adulation même, dont on entourait ces princesses du coton, choyées depuis leur naissance, comme des fleurs précieuses, par des nounous noires, prévenant tous leurs désirs et régnant, pour le service de leur maîtresse, sur une nuée d’esclaves subalternes, expliquait l’incapacité de ces demoiselles à organiser leur survie matérielle.

Virginie Trégan, à dix-huit ans, venait de traverser l’Atlantique avec sa suivante, à peine plus âgée qu’elle. Quarante-six jours de mer à bord d’un bateau soumis à tous les risques naturels, dans la promiscuité, jugée à coup sûr redoutable par les dames louisianaises, de gens inconnus, représentaient une aventure inimaginable pour une fille de planteur. Débarquant à La Nouvelle-Orléans fraîche et apprêtée comme si elle venait de quitter son boudoir, Virginie s’était déclarée enchantée du voyage, ne proposant même pas à Clarence, étonné par tant de sérénité, et même un peu déçu, le moindre récit de tempête, le plus petit décompte de frayeurs ou compte rendu de drames. Elle avait lu, joué aux cartes, fait de la tapisserie et passé ainsi d’un continent à l’autre sans s’en apercevoir !

Mignette confessa qu’elle préférait la stabilité du paquebot fluvial – « d’où l’on voyait la terre des deux côtés » – au tangage et au roulis du Charles-Caroll, mais ce fut la seule remarque que Virginie lui permit. Car c’était aussi un trait du caractère de la jeune fille de ne pas attacher aux événements passés assez de valeur pour qu’ils soient dignes de meubler une conversation. Peu loquace, semble-t-il, Virginie avait appris la mort de la marquise de Damvilliers sans marquer la moindre émotion.

« Je l’ai si peu connue, dit-elle, que je ne l’imagine pas plus morte que vivante. Ce qui me désole, c’est le chagrin de mon parrain ! »

Le ton était plus mondain que chargé d’affliction.

« Le marquis est un homme robuste, observa Dandrige, au moral comme au physique. Sa plantation requiert tant de soins qu’il n’a pas eu le temps, en cette saison, de s’abandonner à l’inévitable mélancolie qui suit un deuil. Je crois que votre présence sera appréciée. »

Virginie eut un sourire qui atténua l’indifférence du regard.

« J’irai le voir souvent, certes, mais je m’installerai dans la maison de mon père…, c’est-à-dire chez moi !

— La maison de votre père…, dit Clarence, ennuyé ; mais, mademoiselle, elle n’existe plus !

— Elle n’existe plus ? Comment cela ? A-t-elle brûlé ?

— Elle a été démolie, car le marquis de Damvilliers, votre parrain, a récupéré les terres de M. Trégan et il a fait abattre cette maison inutile qui, à vrai dire, menaçait ruine et se serait effondrée au premier coup de vent un peu fort.

— Mais de quel droit ? Je suis seule héritière de mon père et je comptais que mon tuteur attendrait mon arrivée pour régler une succession qui, je le sais, n’est pas simple ! »

Clarence, un peu désorienté par cette violence soudaine, allait répliquer, donner une explication, dire, par exemple, que le marquis, par des largesses d’un quart de siècle à l’égard de Trégan, avait payé plutôt deux fois qu’une des terres médiocres, qu’il s’était empressé la veille de l’enterrement de désintéresser tous les créanciers du petit planteur, dont les spéculations stupides avaient été la risée de Pointe-Coupee, et qu’enfin il s’était engagé auprès de son vieil ami mourant à entretenir et à doter Virginie, sa filleule, comme s’il se fût agi de sa propre fille. Mais l’héritière de Guillaume Trégan eut un geste de la main qui empêcha son interlocuteur d’entamer le discours.

« J’apprécierai sur place, monsieur. C’est une affaire entre mon parrain et moi. Je vous prie d’en ignorer les détails ! »

Elle rappelait ainsi à l’intendant de Bagatelle sa position d’employé du marquis, affichait son assurance et laissait entendre qu’elle saurait, à l’occasion, demander des comptes, elle, l’orpheline, à un homme qui, véritable seigneur, régnait sur dix mille acres, quatre cents esclaves, siégeait au Conseil de la paroisse{9} et pourrait demain, s’il le voulait, devenir sénateur.

Comme la cloche du bord sonnait l’annonce du dîner, Virginie retrouva un sourire un peu las et une voix quasi amicale pour dire à Dandrige qu’elle ne descendrait pas à la salle à manger.

« Mignette et moi, nous grignoterons des tartines dans notre chambre. À demain, monsieur Dandrige, et grand merci pour votre accueil ! »

Clarence la raccompagna jusqu’à la porte de sa cabine, située au milieu du bateau, sur le pont supérieur. Au moment où la femme de chambre, qui avait commencé à défaire quelques bagages, ouvrait la porte à l’appel de sa maîtresse, il crut bon de prévenir :

« Les grands bateaux à passagers ne circulent pas la nuit sur le fleuve. Nous allons donc rester à quai jusqu’à l’aube. Peut-être serez-vous réveillée tôt par les manœuvres de départ. »

Cette précaution lui valut un nouveau sourire. Celui, très exactement, qu’une lady accorde à son majordome, après l’avoir entendu exprimer des doutes sur le temps qu’il fera le lendemain !

L’intendant consacra quelques minutes à sa propre installation puis descendit à la salle à manger où les passagers, embarqués volontairement avant l’heure du dîner, choisissaient leur table. Tous ces gens auraient pu ne monter à bord que tard dans la nuit, après avoir dîné tranquillement chez eux ou dans un hôtel de La Nouvelle-Orléans, mais le Prince-du-Delta offrait un confort exceptionnel et les snobs du coton ne voulaient pas retarder l’instant d’en profiter.

La salle à manger, à l’arrière du bateau, passait pour la plus coquette de toutes celles que l’on pouvait trouver sur les paquebots de rivière.

Quand Dandrige s’y rendit, la nuit étant venue, les rideaux de soie cramoisie à galons dorés avaient été tirés devant les fenêtres. Sur chaque table brûlait une petite lampe à huile de baleine parfumée, diffusant à travers l’opaline une lumière orangée. Les couverts d’argent, les verres de cristal taillé, les assiettes d’une fine porcelaine, parfaitement disposés sur des nappes damassées, brillaient de mille reflets. Une kyrielle de serveurs noirs, esclaves choisis pour leur adresse à passer les plats et aussi pour leur aptitude à porter la veste de toile blanche sans avoir l’air de gens déguisés, officiaient sous l’autorité d’un maître d’hôtel en habit, immense et sévère, aux cheveux grisonnants, à la lèvre volontiers dédaigneuse. Plus d’un riche planteur avait tenté, sans succès, d’acheter à la compagnie cet esclave nommé Sam Brown, car sa réputation de « butler le plus stylé de Memphis à La Nouvelle-Orléans » en faisait un personnage du Mississippi. Tacitement, on lui reconnaissait une sorte d’autorité et l’on affirmait que, même quand il mangeait seul dans l’étroit carré de l’équipage, il utilisait fourchette et couteau, comme les gentlemen dont il prenait cérémonieusement les commandes !

On racontait sur ce grand Noir actif, qui avait compris qu’un peu d’arrogance tempérée d’obséquiosité peut attirer la considération, une anecdote significative. Alors qu’il naviguait sur un autre bateau de la compagnie, le feu se déclara à bord – incident courant – et l’ordre fut donné d’évacuer en emportant les objets de valeur. Sam Brown, sans tenter de rien sauver, ni l’argenterie ni la lingerie, se jeta à l’eau et rejoignit la rive. Quand, plus tard, son maître lui fit des remontrances, il répondit en souriant : « Votre bien le plus précieux, n’est-ce pas moi, puisque je vaux six mille dollars, à ce qu’on dit ? »

Sam, bien sûr, connaissait l’intendant de Bagatelle. Il lui proposa aussitôt une table d’angle et lui vanta le jambon cuit aux navets qui figurait au menu. Clarence y ajouta un poulet à la gelée, une salade de pissenlits assaisonnée au sucre et au vinaigre, un gâteau aux pommes et décida de commencer par une soupe aux huîtres. Le maître d’hôtel eut un hochement de tête approbateur, qui s’amplifia largement quand son client réclama, pour arroser ce repas, une bouteille de bordeaux… un peu vieux !

À l’issue d’une journée convenablement remplie, au cours de laquelle il avait risqué sa vie pour cause d’honneur, Clarence Dandrige se trouvait satisfait de son sort. De retour à Bagatelle, il allait reprendre ses habitudes : sa promenade à cheval du matin, pour aller contrôler les effectifs au travail dans la plantation, sa visite au village des esclaves et à l’hôpital, où il rencontrait le docteur Murphy, et, en fin de matinée, son entretien quotidien avec le marquis, auquel il faisait le compte rendu de ses observations avant de passer à la mise à jour des comptes et au courrier.

Clarence, quand il n’accompagnait pas le marquis dans ses visites aux planteurs du voisinage, employait ses loisirs à lire ou à chevaucher au long du fleuve. Souvent, il poussait en fin d’après-midi jusqu’à la plantation de Barrow House, de l’autre côté de Fausse-Rivière, pour faire une partie de billard. C’était le seul billard de la paroisse, et Clément Barrow, qui, amputé d’une jambe, sortait peu de ses terres, était toujours enchanté de voir arriver son voisin préféré. Les sœurs du planteur préparaient de merveilleux buckwheat-cakes{10} qu’on arrosait de vermont-syrup{11} et Clarence pouvait bavarder des heures avec les vieilles filles, qui connaissaient tout de l’histoire de Pointe-Coupee.

Car la véritable occupation de Clarence Dandrige consistait à écrire l’histoire des Damvilliers. Le marquis Adrien, troisième du nom, très fier de ses origines et de la réussite en Amérique de trois générations de Damvilliers, n’aurait jamais pensé à rédiger un tel ouvrage, si Clarence ne s’était proposé pour le faire. Depuis trois ans il dépouillait donc des archives poussiéreuses, des registres de baptême, entretenait avec des curés de l’est de la France, terre natale des Damvilliers, une correspondance aussi suivie que le permettaient les échanges transatlantiques. Chez les descendants des petits planteurs, à Pointe-Coupee ou dans les environs, il recueillait aussi des anecdotes, des confidences transmises de génération en génération, afin de bâtir le monument, maintenant attendu par le marquis comme devant être le Panthéon des Damvilliers.

Devant le jambon agréablement nappé d’une sauce madère et tout en laissant fondre, entre langue et palais – en gourmet qui sait la fugacité de ce plaisir – les petits navets dorés accompagnant le plat, Clarence se prit à penser à Virginie. Il la croyait mieux informée de la situation exacte de son père, un brave incapable, dernier rejeton d’une famille de pionniers autrefois audacieux, dont le sang avait dû s’appauvrir et la volonté se dissoudre au fil des générations coloniales.

La mort de Mme Trégan, emportée par une fièvre puerpérale quelques jours après la naissance de sa fille, avait été pour le faible Guillaume une épreuve dont il ne sut jamais se relever. Cet homme, d’aspect robuste et d’un naturel aimable, avait pris le deuil le plus strict pour ne plus le quitter. Dix-huit ans après la mort de sa femme, à la veille de rendre à son tour son âme à Dieu, il continuait à offrir l’image, plus pitoyable qu’édifiante, du veuf geignard. Il visitait chaque soir la tombe de la défunte dans le cimetière de Sainte-Marie, s’enfermait chez lui les jours de fête, pour ne pas entendre la joie des autres, exigeait de ses rares amis une tristesse à l’unisson de la sienne et rompait avec tous ceux qui tentaient de le distraire de sa morosité. Attitude plus regrettable encore, il reprochait certains jours à sa fille de s’être emparée, pour exister, de la vie de sa mère.

Sevrée d’affection paternelle, Virginie avait été élevée par une matrone noire, pleine de tendresse pour l’esseulée, mais dénuée de respect pour un maître ne sachant pas commander et qui promenait sur les gens et les choses un regard vide en soupirant comme un soufflet de forge !

Aussi, lorsqu’en 1825 la sœur de la défunte Mme Trégan apparut à Pointe-Coupee, au cours d’un voyage en Amérique où elle avait accompagné M. Drouin, son mari, Guillaume lui demanda d’emmener Virginie en France, pour en faire une demoiselle. Épouse d’un riche armateur nantais, dont la famille s’était enrichie dans le commerce du « bois d’ébène{12} », la tante consentit d’autant plus volontiers à se charger de l’éducation de la nièce qu’elle restait sans enfants et vivait le plus souvent seule dans son hôtel de la rue du Luxembourg, à Paris. Femme de bon sens, elle avait pressenti qu’il y allait de l’intérêt de la fillette d’être enlevée promptement à un père qui s’acheminait doucement vers la folie mystique !

Après cinq années passées à Paris dans les meilleures institutions et ayant fait brillamment son entrée dans le monde, Virginie allait se retrouver en Louisiane dans la charitable dépendance de son parrain. Clarence ignorait quels liens unissaient les Damvilliers et les Trégan, mais il savait par contre comment, depuis fort longtemps, le marquis assurait à Guillaume les moyens de subsister. Le père de Virginie s’étant vite révélé incapable de gérer sa petite plantation – il avait renoncé à l’indigo pour le coton, au coton pour la canne à sucre, à la canne à sucre pour le riz, au riz pour le froment, sans jamais tirer bénéfice de ces changements – le marquis l’avait finalement fait désigner comme « game keeper{13} » de la paroisse. Mais Trégan n’avait su tirer aucun avantage de ce poste, qui lui assurait un salaire et une position honorables. Courtois, mais sans autorité, il était, malgré son incompétence, toléré par les familles de la région, qui le savaient honnête homme et protégé du propriétaire de Bagatelle. Un soir de janvier 1830, le soufflet de forge cessa de gémir. Une domestique, découvrant M. Trégan, mort dans son rocking-chair, faillit ne pas reconnaître son maître. Il souriait, pour la première fois de sa vie, si l’on peut dire. Quelques heures auparavant, il s’était rendu au cimetière sous une pluie froide. Le médecin, qui ne croyait pas aux refroidissements expéditifs, déclara qu’il venait de succomber à la noire mélancolie qui l’habitait depuis toujours.

« Pauvre Virginie ! pensa Clarence ; avec ses yeux de pierre bleue et son assurance de Parisienne bien repassée, elle aura beau regimber contre le sort, elle n’en sera pas plus riche pour cela ! » Si le marquis décidait de lui rendre des comptes exacts – ce qu’il ne ferait pas, pour lui éviter de l’humiliation – elle ne pourrait qu’être confuse, voire honteuse. Car, sans s’expliquer pourquoi, Dandrige ne voyait pas l’orpheline reconnaissante.

Tandis qu’on passait la salade de pissenlits, Clarence se souvint de ce qu’il avait lu sur les Trégan au cours de ses recherches relatives à l’histoire de Bagatelle. Il avait remarqué, et cela avait excité un moment sa curiosité, que les Trégan, dépourvus de particule, pouvaient prétendre être arrivés en Amérique avant les Damvilliers. En 1603, à bord de la Bonne-Renommée, vaisseau du gouverneur de Dieppe, Aymar de Chastes, qui remonta le Saint-Laurent jusqu’à Hochelaga{14}, il y avait un charpentier breton nommé Trégan. On le retrouvait un peu plus tard dans l’équipage du capitaine malouin Prévert qui, explorant la baie Française, crut voir des mines d’argent à l’endroit que l’on devait appeler le Bassin des Mines. Ce site allait devenir, avec le village de Grand-Pré, particulièrement cher aux colons de ce pays nommé Acadie. C’est là, d’ailleurs, que Trégan avait fait souche avec les Dugas, les Gaudet, les Terriot et vingt autres colons venus de France.

Les Trégan, estimait Dandrige, figuraient donc au nombre des fondateurs de ce peuple acadien, dont tous les enfants louisianais entendaient au cours des veillées évoquer les malheurs exemplaires et exalter les inaltérables vertus. Travailleurs acharnés, pourvus d’épouses fécondes, trappeurs, paysans, pêcheurs d’Acadie avaient fait plus que fonder une colonie. Ils avaient pourvu le Nouveau Monde d’une population robuste et saine, constituant une communauté dont ni la dispersion ni la ruine matérielle ne viendraient à bout.

Né de père anglais, Clarence aurait voulu trouver des excuses à ses ancêtres paternels pour les torts immenses qu’ils avaient causés aux pacifiques Acadiens, devenus sujets du roi George après le traité d’Utrecht. Ses recherches avaient été vaines. Il n’avait vu partout que traîtrise, abus d’autorité, traitements inhumains, haine parfois, pour des gens qui croyaient, de bonne foi, que leur patrie véritable était là où ils avaient souffert et peiné. Il imaginait les Trégan vivant chichement à Port-Royal, capitale minable d’un établissement misérable, qui ne comptait, en 1700, qu’une quarantaine de maisons faites de rondins et de boue séchée. Il voyait les pauvres exploitations mises à sac par les équipages des frères écossais Kirke, puis sans cesse menacées ensuite par les expéditions des corsaires anglais, des flibustiers hollandais, des pillards venus de la Nouvelle-Angleterre. Il avait appris aussi, par leurs descendants, que ces Acadiens innocents et vertueux, humains et hospitaliers, aux mœurs pures et épris de justice, s’étaient heurtés à la cupidité des traitants, avaient connu les querelles religieuses, les abandons, les divisions entre compatriotes. En fin de compte, ces pionniers n’avaient vécu, en deux siècles, que de rares moments de bonheur.

Achevant sa bouteille de bordeaux, au fond de laquelle sa rêverie historique l’avait conduit, Clarence Dandrige tenta de se remémorer le texte du serment d’allégeance que les Anglais, entrés en possession de l’Acadie par le traité de 1713, avaient extorqué aux colons français. Guillaume Trégan, intarissable sur les malheurs de ses ancêtres, comme sur les siens propres, lui avait montré, quelques semaines avant sa mort, le document que son grand-père avait dû signer{15}. Il établissait bel et bien la duplicité du gouvernement de Londres et de ses représentants en Amérique, puisque, dès 1720, le projet d’éviction totale des Acadiens français constituait l’objectif des nouveaux colons.

En 1746, tout était consommé. Des dizaines de milliers d’Acadiens avaient été jetés hors des terres qu’ils avaient défrichées, des maisons qu’ils avaient construites. Les uns furent embarqués sur de vieux bateaux et débarqués sans biens, sans effets, sans vivres dans les premiers ports français rencontrés, d’autres, plus audacieux, s’enfuirent à travers les forêts. Des récalcitrants allèrent finir leurs jours sur les pontons anglais à Falmouth ou à Southampton. Les plus chanceux regagnèrent la France, où ils s’installèrent, à Belle-Île notamment.

Les Trégan, avec bon nombre d’autres proscrits, avaient été déportés et dispersés à travers les colonies anglaises d’Amérique. On en vit dans le Massachusetts, dans le Maryland, en Virginie, en Géorgie. C’est de là que le père de Guillaume Trégan, âgé de dix-neuf ans, décida un beau matin de rejoindre la Louisiane, alors terre française. Après un périple au cours duquel il affronta tous les dangers, le descendant des Bretons finit par arriver à Pointe-Coupee, où il retrouva des membres de la famille Hébert qui, comme lui, venaient de Piziquid, en Acadie. Les Hébert ne possédaient qu’une fille. Elle avait, comme beaucoup d’autres, perdu de vue son fiancé au cours du « grand dérangement ». Le jeune Trégan le lui fit oublier complètement et Guillaume, le père de Virginie, naquit de cette union, le premier d’une demi-douzaine de garçons qui, sitôt en âge de se débrouiller seuls, quittèrent l’Amérique pour n’y plus revenir.

Guillaume reçut en héritage une plantation prospère et enfin, pour la première fois depuis deux siècles, chez les Trégan, une promesse de vie heureuse et tranquille. Clarence, parvenu au bout de son évocation et de son repas, se dit que le bonheur paraissait vraiment interdit à cette famille. De génération en génération, le malheur opiniâtrement s’attachait aux Trégan comme une maladie héréditaire. Virginie, qui dormait dans sa cabine, avait-elle fait le même bilan que Dandrige ?

L’intendant de Bagatelle, dont les parents vieillissaient tranquillement dans leurs terres du Sussex, avait eu l’enfance la plus heureuse que l’on puisse rêver, malgré les guerres, qui retenaient généralement le colonel Dandrige loin de chez lui.

Le malheur, il ne l’avait rencontré, lui, qu’à la fin de son adolescence, du côté de Prairie du Chien, dans le haut Mississippi. C’était là une aventure dont il porterait jusqu’à sa mort l’étrange stigmate et dont il n’aimait pas se souvenir.

Ayant remercié Sam Brown de toutes ses attentions, Clarence Dandrige monta jusqu’au pont supérieur et, tournant le dos à la ville, s’accouda face au fleuve, sur la balustrade ouvragée qui tenait lieu de bastingage. Dans la nuit claire de mai, les mâtures des vaisseaux à l’ancre se découpaient sur l’horizon, comme les croix d’un très vieux cimetière.