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CLARENCE appartenait à cette catégorie d’hommes qui ne redoutent pas la solitude. Aussi l’absence des Damvilliers ne lui pesait-elle pas. Responsable de la bonne marche de la plantation, il usait d’une autorité différente de celle du marquis, mais tout aussi efficace. Adrien tenait son ascendant sur le personnel et les esclaves d’une source naturelle et héréditaire. Seigneur de droit divin, sa présence suffisait à maintenir chacun à sa tâche et à ses devoirs. L’intendant, lui, s’imposait par la force tranquille qui émanait de sa personne et par la confiance absolue dont on le savait investi. Sa compétence garantissait le bien-fondé de ses ordres et, comme il parlait peu et ne montrait aucune familiarité envers quiconque, aussi bien les Noirs que les contremaîtres blancs respectaient ce représentant du maître, sorte de grand vizir, détenteur, par délégation, de toute la puissance. Tandis qu’Adrien s’annonçait de loin, sur son cheval, à travers champs et pâturages, Dandrige, silencieux et discret, apparaissait sans prévenir, là où on l’attendait le moins.

Sa silhouette blanche, surmontée du panama, émergeait soudain d’un bosquet d’arbres, surgissait derrière une levée, à moins qu’elle ne se dressât au bout d’un layon. Les esclaves, bavards impénitents, stratèges expérimentés des pauses camouflées, se méfiaient de lui davantage que du maître. Adrien passait, en vitupérant la paresse des uns et des autres, mais ne revenait que rarement sur ses pas, estimant l’admonestation suffisante pour un certain temps. Dandrige, au contraire, effectuait de soudains demi-tours, s’attardait à l’ombre d’un chêne ou même se plantait en plein soleil. S’il lui arrivait de surprendre des esclaves mollement allongés et se croyant à l’abri d’une incursion patronale, il ne criait pas comme le marquis son indignation. Il arrêtait son cheval, regardait le ou les coupables se remettre précipitamment au travail et disait parfois, d’un ton calme, comme se parlant à lui-même : « Les jours ont grandi. On pourra travailler une demi-heure de plus ce soir », ou : « Viens donc avec moi, Sam, il y a une souche à déterrer, qui gênera pour le labour. » Et le Noir ainsi interpellé se retrouvait seul, à l’écart des autres, loin de tout abri, à manier la bêche et le pic, peinant sous l’œil du cavalier qui, les mains au pommeau de la selle, restait là, un bon quart d’heure, à fumer un fin cigare, dont le grisant parfum se mêlait à l’odeur âcre de la terre remuée.

Il agissait de même avec les domestiques de la maison. S’il conservait sa place à table, même lorsqu’il dînait seul, laissant au bout du plateau d’acajou celle du maître inoccupée, il rentrait parfois au milieu de l’après-midi, à l’heure où la sieste tolérée devait être achevée, pour prendre un livre dans la bibliothèque, boire un verre d’eau ou constater l’avancement des travaux des menuisiers et des peintres occupés, suivant les directives laissées par Virginie, à la restauration de Bagatelle.

Son œil reptilien détectait infailliblement la cheville mal ajustée ou le coup de pinceau hâtif. Il indiquait du doigt la déficience constatée et revenait un moment plus tard, le lendemain ou trois jours après, pour voir si tout était en ordre.

Chaque matin, il se rendait à l’hôpital où il rencontrait le docteur Murphy, visitait les malades et les accouchées. Son sourire était apprécié des femmes, sa voix calme rassurait les hommes. Moins démonstratif que le maître, qui parlait avec ses esclaves le français bâtard des Noirs, il s’adressait dans les mêmes termes au contremaître et à la vieille femme exténuée. Les esclaves, inconsciemment, se sentaient respectés, en tant qu’êtres humains, et surveillés, en tant que travailleurs. Avec M. Dandrige plus qu’avec le maître, la servilité leur paraissait un état naturel.

Les Damvilliers n’avaient pas encore quitté Bagatelle, quand on avait appris par le détail la rébellion de Nat Turner, un esclave marron qui, ayant levé une bande de ses semblables en Virginie, avait assassiné cinquante-sept Blancs, le 22 août 1831. Les révoltés avaient été capturés et pendus, mais, en Virginie et dans tout le Sud, les planteurs avaient mesuré les risques qu’ils couraient, eux et leur famille. Si les fanatiques, ayant mal assimilé l’enseignement religieux comme ce Turner et voulant réaliser la prédiction biblique « les premiers seront les derniers et les derniers seront les premiers », décidaient de passer à l’action, on pourrait craindre le pire. Même une révolte générale n’aurait pas livré le pouvoir aux Noirs, mais on ne devait pas exclure la possibilité de massacres, surtout si les abolitionnistes du Nord encourageaient quelques mauvais sujets. Les rares tentatives de ce genre, dont Clarence eut connaissance, échouèrent toutes, les esclaves noirs attachés à la famille de leur maître ayant dénoncé les comploteurs, qui furent éliminés sans ménagement.

Depuis l’affaire Nat Turner, de nombreux planteurs avaient recruté des gardes blancs, auxquels ils confiaient leur famille pendant leurs absences. Marins déserteurs, propres à rien ou ivrognes, ces sicaires avaient fort mal compris les consignes, suscitant chez les domestiques des sentiments de haine qui leur étaient jusque-là étrangers, pillant les celliers et garde-manger, quand ils ne s’enfuyaient pas avec les bijoux et l’argenterie de la maîtresse de maison. L’inquiétude dissipée, les planteurs s’étaient vite débarrassés de ces collaborateurs de mauvais aloi, qui finissaient par leur inspirer plus de méfiance que leurs esclaves.

À Bagatelle, Dandrige crut sage de ne rien changer aux habitudes. Il avait simplement fait courir le bruit, en choisissant dans la population noire de la plantation quelques vieux esclaves écoutés, « que des nègres marrons incitaient les bons esclaves à déserter, pour les livrer à des trafiquants blancs, qui les revendaient dans l’Ouest à des aventuriers ». Du coup, tous les Noirs étrangers à la plantation, aperçus aux environs de celle-ci, furent désignés aux contremaîtres. Aucun de ceux que l’on interpella ne se révéla hors-la-loi.

Le jugement et la pendaison de Nat Turner et de ses acolytes, événements auxquels les planteurs donnèrent publicité, suffirent à rappeler à tous les rigueurs de la justice.

C’est aussi pendant l’absence des Damvilliers que le forgeron Albert Schœler et son épouse Mignette décidèrent d’aller tenter leur chance dans l’Ouest. Ne pouvant s’offrir un domaine en Louisiane, en raison du prix élevé des terrains, ils choisirent de se mêler aux flots des émigrants en route pour la conquête des terres vierges, dont bon nombre de fonctionnaires fédéraux, qui n’y avaient jamais mis les pieds, vantaient l’étonnante fertilité. Le gouvernement des États-Unis, souhaitant activer le peuplement des régions qui s’étendaient au-delà du Missouri et du pays des Osages, vendait des concessions à un dollar vingt-cinq l’acre. Et puis le voyage jusqu’au territoire des Apaches et des Padoucas avait un parfum d’aventure, que l’intrépide Mignette trouvait enivrant.

« Si c’est pour finir benoîtement dans la peau d’une femme d’artisan, autant retourner dans le Morvan », disait-elle. Elle avait lu à haute voix à son flegmatique époux, quand le soir il fumait sa pipe, un livre de Fenimore Cooper paru en 1826 : Le Dernier des Mohicans. Aussitôt, Albert le placide s’était vu chassant l’ours, trafiquant avec les Indiens, dressant sa forge au milieu d’un village de pionniers, regardant pousser son maïs jusqu’à l’horizon et engraissant des troupeaux dans des vallées inconnues.

Ils commandèrent un « wagon » dernier modèle à Conestoga, petite ville de Pennsylvanie, qui s’était fait une spécialité de la construction des longs et lourds chariots capables d’affronter le « velours côtelé » des pistes et de transporter les aventuriers nomades, avec leur famille et leurs meubles.

Albert le voulut bleu et rouge, ce qui lui donna fière allure avec sa toile blanche tendue en manière de toit sur des arceaux de fer. Après avoir discuté avec des amis compétents des mérites respectifs des bœufs, des mules et des chevaux, on choisit ces derniers pour constituer l’attelage. Les bœufs étaient robustes et résistants, mais ils allaient lentement et s’enlisaient dans les sables et les marécages. Les mules, qui avaient beaucoup de partisans, se nourrissaient de peu, mais leur mauvais caractère et leur goût pour les fugues en faisaient des compagnes difficiles. Les chevaux, plus fragiles, moins obstinés, ne pouvaient tirer de trop lourdes charges, mais le forgeron les connaissait bien et savait les soigner. Six belles bêtes à la croupe large et luisante furent choisies par Albert, conseillé par Bobo, le palefrenier de Bagatelle. Quatre tireraient le chariot aux grandes roues, deux le suivraient en réserve et serviraient à l’occasion de montures aux voyageurs.

On entasserait dans le « conestoga » les outils du forgeron – y compris son enclume – quelques malles contenant des vêtements et des ustensiles ménagers, des sacs de farine – au moins cent livres par personne – des tonneaux de jambon salé et de lard fumé, du café, du thé, du sucre, des haricots, des fruits secs, du riz, des épices, des haches, une scie, des pelles, des pioches et, bien sûr, deux fusils avec quelques centaines de balles de plomb, que le placide Albert fondait à temps perdu. On ajouterait à cette panoplie et à ces réserves de vivres les fanfreluches parisiennes, parfaitement déplacées dans la garde-robe d’une femme de coureur de Prairie, mais auxquelles Mignette tenait autant qu’au bicarbonate de soude constituant la base de sa pharmacie. Les robes du soir, les dentelles, les chapeaux citadins, offerts autrefois par Virginie à sa suivante, ne constituaient-ils pas pour celle-ci les seules preuves tangibles de son existence passée ?

Une petite discussion s’éleva entre Mignette et son époux quand il fallut décider du sort des deux esclaves, propriété du forgeron, qu’on ne pouvait emmener. Albert les avait formés au métier de charron-maréchal-ferrant. Leur vente aurait représenté une rentrée de quatre mille dollars au moins, somme appréciable pour un couple dont les économies ne pesaient pas lourd. Mais Mignette s’opposa véhémentement à la remise, par Albert, à l’encanteur de Sainte-Marie des deux Noirs, nommés Clovis et Armand, bons chrétiens et joyeux lurons aux muscles d’acier. La jeune femme s’était mis dans l’idée de les émanciper, afin qu’ils puissent continuer, à leur compte, la petite industrie de son mari.

Un matin, elle prit le bac pour Bayou Sara, la ville située sur l’autre rive du Mississippi, afin de consulter l’avocat Edward Barthew.

Ed, dont le bureau occupait le premier étage d’une maison assez mal entretenue, et qui abritait dans son rez-de-chaussée le journal de James M. Bradford, The Time Piece, reçut aimablement la visiteuse.

La loi de la Louisiane permettait à tout citoyen propriétaire d’esclaves d’émanciper ceux-ci, sous certaines conditions, s’ils étaient âgés de plus de trente ans et s’ils n’avaient fait l’objet d’aucune plainte depuis quatre ans. Cette dernière condition n’était pas nécessaire si l’esclave avait sauvé la vie de son maître, de la femme ou des enfants de celui-ci. Le maître désirant émanciper un esclave devait faire, devant le juge du district, la déclaration de son intention et le juge devait publier, par affiche, la demande à lui adressée, afin de susciter d’éventuelles oppositions de la part de citoyens ayant eu à se plaindre des Noirs auxquels on envisageait d’octroyer la liberté.

Si aucune opposition ne se manifestait, le juge rédigeait l’acte d’émancipation et réclamait au maître une caution de mille dollars par esclave libéré. En renonçant ainsi à ses droits de propriété, le maître s’engageait « à faire sortir de l’État dans un délai d’un mois les Noirs devenus libres ». Une clause annexe prévoyait que le dénonciateur d’un esclave émancipé « qui n’était pas sorti » empochait la moitié de la caution, l’autre moitié restant acquise au Trésor de l’État.

« C’est une loi stupide, remarqua amèrement Mignette. Jamais Albert ne voudra verser deux mille dollars pour Clovis et Armand. J’ai déjà eu assez de mal à le convaincre de ne pas les vendre. »

Barthew releva d’un index jauni par le tabac la mèche de cheveux gras qui lui barrait l’œil droit.

« Il y a des arrangements possibles. Si le maître veut émanciper ses esclaves pour les récompenser de lui avoir rendu un service notoire et si cette raison est acceptée par le jury de la paroisse, les Noirs libérés peuvent continuer à résider dans l’État. À condition toutefois que les trois quarts des membres du jury, et par deux fois au cours de réunions différentes, aient donné leur consentement par écrit. Cela n’exclut pas le cautionnement habituel, mais le maître répond alors de la bonne conduite des émancipés vis-à-vis des tiers. Et il doit toujours s’engager formellement, j’ai oublié de vous le dire, à nourrir l’esclave devenu libre et à pourvoir à ses besoins dans les cas où la maladie, la vieillesse ou toute autre cause rendrait l’ancien esclave incapable d’assurer lui-même sa subsistance.

— Ça ne facilite pas les choses. Mais je me refuse à vendre les ouvriers de mon mari comme du bétail de ferme. Si Albert avait trouvé un forgeron pour prendre sa suite, Clovis et Armand auraient changé de maître sans changer de vie. Mais personne ne s’est présenté pour acheter la forge. »

L’avocat parut soudain intéressé.

« On pourrait peut-être exposer au jury – et je le ferai volontiers pour Albert, sans qu’il vous en coûte une piastre – que, Schœler parti, il n’y aura plus de forgeron ni de maréchal-ferrant à Sainte-Marie. Les planteurs devront alors traverser le fleuve, pour venir à Bayou Sara faire ferrer leurs chevaux ou réparer leurs cabriolets. Si vos deux nègres émancipés – Albert répondrait bien sûr de leur honnêteté et de leurs compétences – s’engageaient, devenus libres, à prendre la suite de votre mari, peut-être pourrions-nous l’emporter. Ce serait une sorte de « service notoire » qu’aux termes, un peu interprétés, de la loi ils rendraient à la communauté.

— Bonne idée. Albert leur laisserait même quelques outils.

— Attendez, fit Barthew pour calmer l’enthousiasme de la femme du forgeron. En admettant que le jury accepte cet argument, il faudra tout de même trouver les deux mille dollars, car, de cela, le jury ne vous fera pas grâce !

— Ah ! fit Mignette, déçue, le problème de l’argent demeure. Albert est un brave homme, mais il est près de ses sous… et d’ailleurs nous n’en avons pas beaucoup ! »

Ed baissa le ton.

« Vous êtes assurés, n’est-ce pas, pour la forge et pour votre logement, situé au-dessus de celle-ci ?

— Bien sûr, à cause des risques d’incendie, ça nous coûte assez cher !

— Alors, nous allons faire payer l’assurance, madame Schœler. Ce n’est peut-être pas très régulier, mais la générosité de la cause excuse les moyens employés pour la faire triompher.

— Et comment cela, monsieur Barthew ?

— Vous n’avez pas besoin d’en savoir davantage pour le moment, madame Schœler. Quand vous aurez chargé, la veille de votre départ, tout ce que vous devez emporter dans le « conestoga », je demanderai à Murphy de donner, en votre honneur, un dîner d’adieu. Il serait bon ce soir-là que vos nègres soient notoirement absents de Sainte-Marie… Je ne sais pas, moi, envoyez-les à Bagatelle, ou ailleurs, pour réparer une charrette ou une charrue… Vous me comprenez ? »

Mignette posa ses paumes fraîches sur la main de l’avocat.

« Je crois que je comprends…, mais, si jamais Albert se doute de quelque chose, il est capable de m’écraser la tête d’un coup de marteau… Il respecte les lois, Albert ! »

Ed Barthew se renversa dans son fauteuil.

« J’ai connu il y a quelques années, dit-il, quand j’étais avocat à Boston, un très jeune type nommé Henri David Thoreau, petit-fils d’un flibustier normand venu, on ne sait comment, en Amérique. Sa famille habitait Concord, une bourgade située à quelques miles au nord-ouest de la ville et que tous les Yankees connaissent, parce que c’est là que fut tiré, en avril 1775, le premier coup de fusil de la guerre d’indépendance. J’appartenais à cette époque à la commission des bourses de l’université Harvard et j’avais eu connaissance d’une demande présentée par le père Thoreau, pour son fils. Le brave homme s’y était pris avec une bonne avance, certain que son rejeton serait un jour capable d’entrer à l’université. Je voulus voir ce phénomène, je le vis. C’était un garçon malingre, aux épaules basses, plutôt petit, avec une tête osseuse. Mais il avait le regard flamboyant d’un saint ou d’un fou. Il me posa une question, en tant que juriste, à laquelle j’ai mis longtemps à répondre : « Croyez-vous, monsieur, que toutes les lois soient bonnes et qu’un honnête homme ne doit pas parfois leur désobéir si sa conscience le lui commande ? » À mon avis, on entendra un jour parler de ce jeune type… de Concord, madame Schœler.

— Et quelle a été votre réponse, monsieur Barthew ?

— J’ai appris à respecter les lois respectables, madame Schœler, et à désobéir aux autres, sans causer, si possible, de tort à mon prochain… »

Un moment plus tard, il écarta ses rideaux, pour suivre du regard la femme du forgeron qui descendait la rue principale. Elle allait à petits pas rapides, la tête haute, balançant son ombrelle. En connaisseur, il apprécia la finesse de la taille, la grâce du déhanchement, mais il convint que ce n’était pas ce qui lui plaisait le plus chez Mignette Schœler. « Sacrée petite femme, murmura-t-il, exactement ce qu’il m’aurait fallu. »

Puis il alluma un cigare et se versa une bonne rasade de whisky qu’il but d’un trait. Un moyen comme un autre de se réchauffer le cœur quand on l’a frileux.