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VIRGINIE réservait une surprise à Clarence Dandrige. Quand fut venu le moment de débarquer à Pointe-Coupee et que le jeune Tampleton, appuyé sur une canne et accueilli par son frère Percy, eut fait à la filleule du marquis des adieux enamourés, après avoir obtenu la promesse d’une visite aux Myrtes, la jeune fille retira la mousseline qui dissimulait sa coiffure. Sous son petit chapeau, sa chevelure parut aussitôt, aux yeux de l’intendant, aussi fournie en anglaises qu’au soir de son arrivée à La Nouvelle-Orléans. Ce ne fut qu’une impression fugitive, qu’il chassa comme une mauvaise pensée. Mais quand, installée dans le landau, la jeune fille, ayant sans doute remarqué l’attention que Clarence portait à ses cheveux, se mit à rire franchement, l’intendant comprit qu’il avait deviné juste.

« Voyons, monsieur Dandrige, dit-elle du ton de l’enfant espiègle certain du pardon, vous ne pouviez pas croire qu’une personne de qualité allait endommager sa chevelure pour un inconnu. Voyez-vous, ajouta-t-elle en désignant Mignette, assise en face dans la voiture et qui, toute rieuse, agitait ses boucles rousses, ma gentille femme de chambre a tenu à me prouver son dévouement en prenant sur sa propre tête le trophée que ce monsieur attendait. Je lui ai offert en échange une de mes écharpes et nous nous sommes bien amusées ! »

Et, complices, les deux femmes donnèrent libre cours à leur joie, qu’augmentait encore la mine déconfite de l’intendant, silencieux, presque renfrogné.

Bobo fit claquer son fouet et l’attelage s’ébranla au milieu de la petite foule du débarcadère qui, ayant reconnu le landau de Bagatelle, s’interrogeait sur l’identité de cette belle fille que ramenait M. l’intendant.

Longtemps, Dandrige demeura silencieux tandis que ses compagnes, ombrelles déployées, admiraient le paysage composé de boqueteaux égarés dans les longs espaces plats de la « cotton belt{26} ». La duplicité de Virginie l’étonnait plus qu’il n’aurait osé le dire. La ruse dont cette jeune personne se montrait capable avait de quoi inquiéter et faisait mal augurer des rapports futurs entre le marquis et sa filleule. Virginie n’était pas, à coup sûr, la pensionnaire timide et naïve qu’on attendait à Bagatelle. Dans cette société du Sud où tant de passions latentes couvaient, sous le voile des bonnes manières et des conventions, elle allait certainement causer quelques dégâts.

La rusticité de M. de Damvilliers, sa façon de ne pas voir plus loin que ses champs de coton, sa générosité, parfois naïve, de terrien opulent paraîtraient bien élémentaires à une demoiselle capable de flouer deux hommes qui, bêtement, avaient échangé des coups de revolver pour les cheveux d’une servante.

La voix de Virginie le tira de sa méditation morose. Retrouvant le ton d’une grande dame arrivant dans un pays oublié, elle observa :

« Le décor a bien changé depuis mon enfance et, si je ne me trouvais pas dans ce landau que j’ai vu passer tant de fois devant la maison de mon père, je pourrais penser que je découvre un pays jamais vu. Soyez aimable, monsieur Dandrige, ajouta-t-elle avec un sourire, rappelez-moi l’histoire de Bagatelle, il serait bon que Mignette, qui aime s’instruire, la connaisse. »

Clarence, sans enthousiasme, s’exécuta, tandis qu’au petit trot la voiture suivait la route poudreuse qui épousait la courbe du fleuve.

« Eh bien, dit-il, c’est en mars 1699 que Le Moyne d’Iberville, remontant le Mississippi au nord de Baton Rouge, se trouva près d’ici, devant une large boucle du fleuve. Les explorateurs découvrirent un chenal, qu’ils prirent pour une déviation, se perdant sous les arbres de l’immense forêt qui occupait alors les rives. Ayant suivi le cours le plus large, Iberville et ses compagnons comprirent, le lendemain, qu’ils venaient de contourner une île délimitée par deux bras inégaux du Mississippi. Ils la nommèrent Pointe-Coupee et poursuivirent leur chemin. À partir de 1700, vinrent des colons encouragés par les actionnaires de la Compagnie des Indes, reprise à Paris par M. Law. Ils se déclarèrent prêts à exploiter des terres fertilisées par le limon. Ils élargirent le bras étroit du fleuve, obligeant celui-ci à en faire, au moment des crues, son lit principal, tandis qu’ils barraient en partie son cours naturel pour obtenir, en 1722, ce lac qu’on appelle aujourd’hui Fausse-Rivière. Parmi ces colons se trouvait le grand-père de votre parrain, Claude-Adrien de Damvilliers, auquel le Régent, au nom du roi Louis XV, avait donné dix mille acres de terre en remerciement d’un service rendu.

— Quel genre de service ? interrompit Virginie.

— Je ne l’ai jamais su. »

Clarence savait parfaitement à quoi s’en tenir sur la reconnaissance royale vis-à-vis des Damvilliers, mais il préféra éluder la question.

« On dit, mademoiselle, que Claude-Adrien de Damvilliers se battit fort bien à Fontarabie en 1719, au côté du duc de Berwick. Au moment où M. Law organisait l’exploitation de la Louisiane, le roi, connaissant les goûts aventureux de ce gentilhomme pauvre, voulut ainsi le récompenser de sa bravoure. »

La vérité était un peu différente et Clarence pensa qu’elle aurait davantage plu à Virginie. Si le premier marquis de Damvilliers avait été un guerrier courageux, ce n’était pas à son épée, cependant, qu’il devait sa plantation en Louisiane, mais à la fougue amoureuse de sa femme. Celle-ci, fort liée à la marquise de Cœuvres, épouse du maréchal d’Estrées, avait été mise dans le lit du roi, comme d’autres beautés provinciales. Si l’Histoire ne l’avait pas classée au rang des favorites, c’est que la dame tenait à profiter discrètement de la situation. Clarence aurait aussi pu ajouter que la plantation devait son nom de Bagatelle à l’humour du marquis. Apprenant en 1740 qu’il était devenu veuf, le gentilhomme avait, par un mouvement de gratitude ironique, choisi pour son domaine le nom que son épouse donnait à la galanterie. Mme de Damvilliers relayait, disait-on, auprès d’un souverain insatiable les favorites, quand, épuisées, celles-ci renonçaient aux jeux organisés par la maréchale. Si la marquise, dont il n’avait jamais partagé la couche, s’était arrangée pour ne pas lui laisser de bâtards, elle avait, sans doute par courtoisie posthume pour un mari aussi peu encombrant, testé en faveur du marquis. Ce dernier, enfin libre, s’était empressé de convoler avec la fille d’un planteur voisin, à laquelle il avait fait un enfant trois ans plus tôt. L’héritage de la défunte marquise, que l’on pouvait regarder comme la véritable fondatrice de la plantation, avait servi à régulariser une situation qui allait devenir gênante. Mais personne ne se souvenait, à Pointe-Coupee, que le deuxième marquis, Marc-Adrien, était né, si l’on peut dire, largement avant terme ! Soucieux, par amitié pour Adrien de Damvilliers, de passer cet épisode sous silence, Clarence reprit son récit.

« Vous imaginez, dit-il à Virginie, combien furent difficiles les débuts des colons sur cette terre couverte d’une jungle où nul homme n’avait mis le pied. Ils durent défricher, abattre des milliers d’arbres en se gardant des Indiens et des bêtes dangereuses qui, à cette époque, peuplaient la forêt. Ils vécurent longtemps dans des huttes avec les quelques esclaves que certains avaient pu acheter aux trafiquants. Les gens de qualité, comme le marquis, s’étaient partagé, en longues bandes perpendiculaires au fleuve, les meilleures terres. Les émigrants moins fortunés en avaient fait autant de l’ancien îlot en forme de haricot, que les autres appelaient « le poulailler »…

— Je sais, dit Virginie, c’est dans le poulailler que j’aurais dû naître si mon grand-père n’avait travaillé dur pour s’offrir une plantation sur la rive plus fertile. »

Puis elle ajouta, d’une voix douce qui rassura Dandrige et lui fit penser que la jeune fille avait peut-être plus de sensibilité qu’il ne semblait :

« Sans les Damvilliers, les Trégan seraient toujours restés dans le poulailler !… »

Beaucoup de ces pionniers, dont Clarence Dandrige venait de rappeler le souvenir, reposaient maintenant dans le petit cimetière de Sainte-Marie où, après les avoir mariés et avoir baptisé leurs enfants, les pères jésuites de la mission les avaient mis en terre. Les tombes, souvent abandonnées, portaient des noms français. Les Beauvais, les Decaux, les Gosserand, les Lacour, les Langlois, les Sicard, les Samson, venus de Bretagne, du Limousin, de Vendée, avaient fondé cette colonie. Quelques-uns avaient fait fortune en cultivant l’indigo, puis le coton et parfois le riz, comme les Damvilliers, les Ternant, les Audubon, mais beaucoup étaient morts en ne laissant pour tout héritage à leurs enfants qu’une méchante masure et un lopin de terre où ne poussait que du blé indien. Certains, ayant acquis une honnête aisance, avaient vu parfois leurs droits de propriétaires contestés. Les pionniers venus avec Iberville et Bienville avaient planté leurs tentes sur des terres vierges, appartenant à ceux qui choisissaient de s’y établir. D’une part, ils ne pouvaient, dans une société devenue policée, ayant ses arpenteurs et ses notaires, produire les titres que soudain on exigeait d’eux. D’autre part, des Américains de bonne foi, misant sur la prospérité louisianaise, avaient acquis auprès d’on ne savait qui, par l’intermédiaire de lotisseurs peu scrupuleux, des terrains cultivés depuis deux générations par ceux qui les avaient défrichés. Des procès, à l’issue desquels la loi américaine avait le plus souvent donné raison aux premiers colons, s’étaient succédé dans un climat de violence, les uns étant prêts à défendre par tous les moyens un patrimoine payé à la nature au prix de la sueur et parfois du sang, les autres n’admettant pas le principe français suivant lequel « occupation vaut titre ».

Toutes ces maisons de bois, couvertes de petits bardeaux gris, que Virginie et Mignette voyaient dans la campagne, abritaient les descendants de ces défricheurs, qui, malgré une vie ingrate, n’avaient que rarement profité de l’occasion qui leur avait été offerte de regagner la France, quand le 30 avril 1803 Napoléon Bonaparte, consul à vie, avait vendu pour quatre-vingts millions de francs la Louisiane aux États-Unis. En devenant américains – mais ne l’étaient-ils pas déjà ? – ces colons français avaient puisé de nouvelles espérances de justice et de bonheur dans un changement de nationalité, dont ils appréciaient mal les conséquences.

Ayant connu, pendant quarante ans, une domination espagnole débonnaire, dont ils avaient avec vigueur rejeté les contraintes commerciales, ayant assisté avec joie au retour très provisoire de la Louisiane dans le giron français, ils avaient accepté la cession aux États-Unis avec d’autant plus de facilité qu’ils savaient pouvoir conserver l’usage de leur langue et leurs traditions.

Clarence Dandrige connaissait, par le marquis de Damvilliers, tout le détail des cérémonies qui, à La Nouvelle-Orléans, avaient précédé, puis marqué, l’entrée de la Louisiane dans la nation américaine.

L’Espagne avait, tout d’abord, accepté de restituer à la France une colonie qu’elle n’avait jamais réellement possédée. Ainsi le 30 novembre 1803, au Cabildo{27}, le gouverneur Salcedo, un vieillard infirme et à peu près gâteux, avait remis sur un plat d’argent les clefs des forts Saint-Louis et Saint-Charles, qui commandaient la ville, à M. Laussat, l’envoyé de la République française. Ce dernier avait pris possession, symboliquement, du fauteuil de gouverneur, puis fait hisser le pavillon français quand celui de Sa Majesté très catholique avait été amené. Pendant quinze jours, La Nouvelle-Orléans avait alors connu une succession de fêtes et de bals, comme s’il fallait profiter d’un intermède qui flattait l’orgueil national, sans influer le moins du monde sur les conséquences de l’accord conclu, à Paris, entre Bonaparte et James Monroe.

Les Français tenaient cependant à prouver, avant de se soumettre à la loi américaine, la vitalité de leur communauté, ce qui était un bon moyen d’en faire respecter les droits futurs. Il y eut un banquet, offert aux notables par le préfet Laussat, au cours duquel on servit vingt-quatre sortes de « gombos{28} » et huit tortues de mer. Les réjouissances « à la française » avaient pris fin le 20 décembre, quand les troupes américaines qui piétinaient depuis le 17 à la pointe Marigny furent invitées à entrer dans la ville, pour défiler jusqu’à la place d’Armes, en passant devant les belles maisons aux balcons remplis, comme des loges d’opéra, des plus jolies femmes de La Nouvelle-Orléans.

Dans les poitrines penchées sur les balustrades ouvragées, on peut penser cependant que le cœur des dames battait plutôt pour les miliciens français et espagnols, alignés sous leurs guidons, que pour les nouveaux venus.

C’est alors que M. Laussat, que la ville avait adopté en un mois, arborant un uniforme tout neuf de préfet, était apparu sur les marches du Cabildo, encadré par MM. Wilkinson et Clair-borne, les représentants américains, avec lesquels il venait de signer l’acte de cession de la colonie. Quelques hourras, qui parurent intempestifs aux Français, étaient montés de la foule, mais c’est dans un silence spontané que le plénipotentiaire français avait pris la parole, maîtrisant difficilement l’émotion qui l’étreignait. Il avait annoncé que tout était consommé, que les amarres qui retenaient encore les Louisianais à la France lointaine venaient d’être larguées.

« Voici les commissaires des États-Unis, avait-il ajouté en désignant les deux Américains, un peu gauches en costume civil et ceints de leur écharpe. Je leur transmets à cette heure votre commandement. Obéissez-leur désormais comme aux représentants de votre légitime souverain. »

M. Clairborne, moins ému que le Français, s’était à son tour adressé aux détachements militaires et à l’assistance, consciente de vivre un moment historique.

« La cession, avait dit l’Américain de la voix forte d’un homme qui prend un engagement solennel, vous assure, ainsi qu’à vos descendants, l’héritage certain de la liberté, des lois perpétuelles et des magistrats que vous élirez vous-mêmes. »

Ainsi, à deux mille cinq cents lieues de la France, déjà soumise au despote génial qui s’avançait au bras d’une révolution séduite comme une fille du peuple par un militaire, des Français étaient entrés en démocratie.

Aujourd’hui, ils avaient peu de raisons de le regretter, quand les nouvelles de France leur apprenaient que Charles X s’apprêtait à relancer le combat de la royauté contre la révolution et que les factions s’agitaient dans tous les sens. Clarence Dandrige n’avait-il pas lu dans Le National, qui lui était tombé sous la main à La Nouvelle-Orléans, cette phrase de M. Thiers qui donnait à penser qu’avant la fin de l’année la France connaîtrait encore des jours difficiles : « Enfermons les Bourbons dans la Charte, fermons exactement les portes, ils sauteront immanquablement par la fenêtre. »

Telle était donc cette Louisiane, américaine de nom, mais toujours française de sentiments, dans laquelle Virginie Trégan venait retrouver son enfance et le décor bucolique où les siens avaient vécu. La pérennité de l’influence française parut la préoccuper, car, après avoir écouté sagement le récit de Clarence Dandrige, elle posa quelques questions à ce sujet.

« La Louisiane est devenue, il est vrai, américaine par les institutions politiques, dit l’intendant, mais on peut prévoir qu’elle restera toujours française par ses mœurs et par ses habitudes qui, dans les usages de la vie ordinaire et de la société, prédominent. Les Américains et même les Anglais, que les affaires y attirent, viennent insensiblement se fondre dans son ancienne population.

— Et croyez-vous que ce soit une bonne chose, monsieur Dandrige ? » interrogea Virginie.

Clarence réfléchit un moment.

« Voyez-vous, mademoiselle, la nation américaine est jeune. Elle sera bientôt puissante. Aujourd’hui, la démocratie se fortifie de tout ce que lui apportent les flots d’immigrants nécessaires pour exploiter les richesses d’un continent peu peuplé. Mais un pays, comme un arbre, a besoin, pour grandir et résister aux intempéries, de racines profondément ancrées dans le sol ou dans le passé. Au Nord, ce sont les racines anglaises, irlandaises et hollandaises ; au Sud, les racines françaises et espagnoles, qui ont fourni les premières sèves. Dans un siècle, on reconnaîtra encore dans les nouveaux bourgeons les caractères à la fois distincts et confondus des premiers plants, comme on retrouve chez l’enfant les traits des ancêtres oubliés. Être américain, c’est aujourd’hui encore un choix pour les uns, un état pour les autres, mais le jour viendra où ce sera une nature.

— Et quel sera à votre avis, monsieur Dandrige, le liant de ce mélange de races et de nationalités, l’intérêt ou l’amour ?

— La foi, mademoiselle, la foi qui ne soulève peut-être pas les montagnes, mais qui rassemble les hommes », conclut Clarence avec une sorte d’exaltation.

On ressentit, à cet instant, le petit soubresaut caractéristique des roues franchissant la terre soulevée par les racines des deux premiers chênes de Bagatelle.

« Comme c’est joli ! » fit Mignette en apercevant la maison, d’où arrivaient au grand galop les deux dalmates de l’intendant.

Un instant plus tard, Virginie embrassait son parrain et montait à son bras le vieil escalier, sur les marches duquel, enfant, elle avait si souvent rêvé d’être une belle jeune fille descendant en robe à volants d’un grand landau tout pareil à celui des Damvilliers.