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À PEINE débarqué sur le quai Saint-Pierre, Marie-Adrien se heurta à trois personnes qu’il connaissait. Du coup, La Nouvelle-Orléans lui apparut provinciale, étriquée et surpeuplée. Il prit aussitôt une suite au Saint-Charles et expédia un courrier à Bagatelle pour annoncer son arrivée. Il aurait pu trouver le même jour un passage sur l’un des vingt vapeurs confortables qui remontaient le Mississippi, mais il tenait expressément à faire le court voyage de La Nouvelle-Orléans à Pointe-Coupee sur le Croissant-d’Or.

Ce bateau, récemment mis en service, passait pour le plus luxueux et le plus rapide. Long de trois cent soixante pieds, large de soixante-treize, il était équipé de huit bouilloires à cylindres de quarante-deux pouces de diamètre et de trente-deux pieds de long plus sept bouilloires à cylindres de douze pouces de diamètre et de trente-cinq pieds de long. Ses roues à aubes de quarante-deux pieds de diamètre lui permettaient de propulser mille cinq cents tonnes de charge à plus de dix miles à l’heure contre le courant.

La grande chambre réservée en partie aux dames mesurait trois cent vingt pieds de long. Chaque porte de cabine était ornée d’un paysage peint par un artiste romantique. Le plafond du salon, rehaussé d’or sur fond bleu, s’appuyait sur des arceaux gothiques du plus bel effet. Des tapis aux couleurs vives et un mobilier qui n’eût pas dépareillé un intérieur européen raffiné donnaient aux passagers l’impression d’habiter un palace à la mode. Le Croissant-d’Or pouvait accueillir cent quatre-vingts personnes en première classe dans des cabines toutes pourvues de toilettes en marbre blanc, de garde-robes privées et de deux ceintures de sauvetage ! On trouvait également à bord des bains pour hommes et dames, un barbier-coiffeur et l’indispensable « barre », « ce café d’Amérique toujours ouvert et toujours rempli ».

Le bateau avait coûté la somme exorbitante de cent trente-cinq mille dollars et comptait cent vingt-cinq membres d’équipage. Il assurait le trajet La Nouvelle-Orléans-Louisville, soit mille quatre cent quinze miles, en cinq jours.

Marie-Adrien estimait ce lévrier du fleuve digne de le porter jusqu’à ses terres, comme un prince revenant d’exil. Il comptait passer à bord quelques derniers bons moments devant une table de poker avant de retrouver l’ambiance, à ses yeux austère, de la vieille maison de Bagatelle.

Au cours des deux nuits qu’il passa à La Nouvelle-Orléans, il s’efforça de revivre ses émois de collégien dissipé, du temps où il courait les cabarets, les maisons à filles et les boîtes à jeux. Il ne put y parvenir, faisant malgré lui figure de blasé. Habitué à des breuvages plus capiteux, à des divertissements plus raffinés, à des jouissances plus suaves, il trouva disgracieuses les Octoroons{63} dont il appréciait autrefois la lascivité et la peau couleur abricot. La soupe aux huîtres de chez Antoine lui parut fade et glaireuse, le champagne, à dix dollars la bouteille, trop vert. Quant aux conversations des noctambules, incohérentes et mièvres, elles l’incitèrent au silence. Hyacinthe de Beausset et Gilles de Kernant, censés occupés par des études de droit à l’université Jefferson, eurent seuls droit aux récits poivrés qu’il fit de ses nuits parisiennes. Les deux garçons, rougeauds et débordants de vitalité animale, ne lui livrèrent en échange que des comptes rendus de sabbats à peine plus licencieux qu’un spectacle de show-boat. Pour ses amis, un dîner bien arrosé, à l’issue duquel des femmes éméchées se dégrafaient pour faire les hommes juges de la fermeté et de la rondeur de leurs seins, passait pour le summum des débauches.

Tout cela sentait la poudre de riz, les dessous fripés, le rire égrillard, « le bourgeois », comme l’on disait à Paris. De quoi allécher peut-être des notaires en goguette ou des politiciens libidineux, mais certainement pas un aristocrate sortant des coulisses du « Cyder Cellars » de Londres, où des ballerines nues dansaient avec des lords et des pasteurs dévoyés. Pour qui avait vu des ducs déguisés en Bacchus et des ladies chevaucher des balais de sorcières dans le costume édénique de Godiva, avec un plaisir si évident que les hommes doutaient soudain de leur utilité, les réjouissances orléanaises ressemblaient à de gentilles sauteries. Et que dire des tableaux vivants et des loteries organisées dans certains salons parisiens où l’acheteur d’un billet gagnait une heure à passer avec la femme à lui désignée par le sort, à moins que le hasard ne lui livrât l’éphèbe qui figurait toujours parmi les lots et aux caprices duquel, amateur ou pas, le « gagnant » devait se soumettre ! Entre ses deux amis, Marie-Adrien mesurait la distance qui le séparait désormais des autres.

Aussi fut-il bien aise, après de vagues promesses de se revoir, de monter à bord du Croissant-d’Or où, là du moins, il pourrait être seul au milieu d’inconnus.

Brent, enchanté, lui, de revenir à Bagatelle, s’extasiait de tout, en défaisant la valise de son maître. À l’entendre, Paris, Rome ou Londres, comparées à La Nouvelle-Orléans, n’étaient que des bourgades mal bâties et la Seine, la Tamise et le Tibre, à côté du Mississippi, devenaient ruisseaux pleins d’immondices qu’on aurait aisément enjambés !

Pour oublier ce verbiage et se préparer à accepter, au bout de son allée de chênes, la façade à galerie de Bagatelle, le jeune marquis de Damvilliers donna un tour de clef à sa cabine et alluma une pipe de haschisch, cette « herbe à rêver » que Paris lui avait révélée. Il rejoignit ainsi son Orient personnel et ne parut pas à table à l’heure du dîner. Le lendemain, quand il émergea du sommeil, sa lypémanie s’était dissipée. Un soleil d’automne, tiède et doré, complice d’une extrême limpidité de l’air, révélait tous les détails du paysage monotone des berges. La réverbération rendait le fleuve lisse, pareil à une plaque d’acier poli, renvoyant des reflets insoutenables.

Le Croissant-d’Or, Marie-Adrien le comprit tout de suite, était engagé dans une course contre un autre vapeur plus léger, le Baltimore, dont les cheminées effilées crachaient de noires volutes à près d’un demi-mile devant le grand bateau. Comme toujours dans ces cas-là et malgré les nouveaux règlements de navigation, qui interdisaient ce genre de compétition, les passagers, rassemblés sur la plage avant du Croissant-d’Or, encourageaient le capitaine, levant vers la passerelle des visages colorés par l’exaltation et clignant des yeux dans le soleil. Les femmes, sous leur ombrelle aux franges retroussées par le vent, n’étaient pas les dernières à manifester.

« Plus vite, capitaine, plus vite, il faut le rejoindre ! »

Les hommes, eux, se montraient plus provocants : .

« Montrez-nous donc ce que valent vos bouilloires de quarante-deux pouces !

— Le Baltimore est un vieux bateau ; s’il nous met dans le vent, le Croissant-d’Or est déshonoré ! »

Le capitaine ne pouvait rester insensible aux appels d’une foule aussi élégante et se devait, pour asseoir la réputation d’un bateau neuf, de battre tous les concurrents qui oseraient l’affronter. Il avait donné des ordres aux machines, mais l’embiellage trop neuf manquait de souplesse et les pistons mal rodés résistaient à la pression de toute l’enflure de leurs corps échauffés. Après avoir observé avec une moue méprisante tous ces braillards en redingote et chapeau de soie, Marie-Adrien décida de prendre les choses en main.

« Brent, conduis-moi aux machines ! »

Le Noir, tout excité lui aussi par le match, disparut dans un escalier raide. Le marquis lui emboîta le pas. Les chauffeurs noirs, le torse luisant de sueur, se démenaient pour plaire au chef mécanicien qui, l’œil fixé sur les manomètres, hurlait, avec un accent cajun prononcé, des exhortations de dompteur. Par stères entiers, le bois disparaissait dans les foyers où ronflaient des flammes véhémentes. Les rondins résineux éclataient en projetant des gerbes d’étincelles, que les flancs de cuivre des bouilloires multipliaient en feux d’artifice.

« Deux dollars à chacun de vous si nous rattrapons le Baltimore avant Monte Vista », hurla Marie-Adrien pour se faire entendre.

Monte Vista était une grande plantation, dont on pourrait apercevoir le manoir rose dans une courbe du fleuve, à quelques miles au sud de Baton Rouge.

L’offre du marquis stimula les soutiers, acteurs dissimulés d’un spectacle dont ils ne voyaient rien. Bourrés jusqu’à la gueule, les foyers atteignaient l’incandescence aveuglante, les tôles de cuivre brunissaient sous la poussée de l’eau bouillante, les bielles de bois dur semblaient s’étirer au bout des pistons. Un homme les aspergeait d’eau savonneuse, tandis qu’un graisseur surveillait la consommation de la machine, prêt à lui fournir le lubrifiant.

Brent, promu estafette, faisait la navette entre le pont et la cale, pour rendre compte de la position du Croissant-d’Or. Apprenant que le marquis de Damvilliers, dont le nom était connu sur le Mississippi, encourageait à sa manière les chauffeurs, plusieurs gentlemen chargèrent leurs domestiques de surenchérir pour eux.

« Deux dollars de mieux pour tous, cria Brent au cours de l’une de ses apparitions, c’est M. Priestley qui donne les sous !

— Où en est-on, Brent ? questionna Marie-Adrien, dont la pâleur et le visage sec surprenaient dans la fournaise de la salle basse.

— On gagne un peu, mais pas beaucoup, m’sieur le Marquis.

— Il faut le dépasser, sacrebleu ! Activez, activez, regardez si toutes les soupapes sont bien fermées !

— Toutes sont fermées, monsieur, sauf la soupape de sécurité qui est libre, fit le mécanicien.

— Fermez-la, on gagnera un peu de pression.

— Mais, monsieur, ces bouilloires sont neuves…

— Et alors, il faut les éprouver, non ! hurla le marquis, devenu irritable et fébrile, comme si cette course, dont il ne voyait pas le déroulement, prenait à ses yeux une importance capitale.

— Si on avait du bois de cyprès, ça chaufferait mieux, risqua un chauffeur ; çui-là, y prend trop doucement et y brûle trop vite après. »

Sur le pont, l’excitation était à son comble, le Croissant-d’Or gagnait, se rapprochait du Baltimore, mais les palettes de ce dernier semblaient effleurer l’eau. Il roulait sur le fleuve comme un buggy sur une bonne route, frôlant les vapeurs et les barges qui descendaient le Mississippi et dont les passagers, attentifs eux aussi à la course des deux steamboats, se penchaient, le cou tordu, pour suivre le plus longtemps possible cette poursuite. Ayant su par Brent que le marquis avait fixé à Monte Vista le but de la course, les gens pariaient à coups de dollars. Le Baltimore, Brent en informa son maître, était donné à trois contre un.

Le marquis, comme chaque fois que quelqu’un ou quelque chose lui résistait, se mordait les lèvres de dépit. Il avait toujours été fasciné par le feu. Sa force destructrice, née d’une lueur vacillante, la sarabande des flammes danseuses fluides, enveloppantes et intouchables, lui apparaissaient comme une sublimation de la matière inerte, le symbole de l’effacement définitif. Contraindre le feu à servir un dessein aussi futile que la propulsion d’un bateau en poursuivant un autre devenait une sorte de sacrilège, comme d’atteler un dieu à un char à bancs. Il y prenait un malin plaisir.

Les chauffeurs ne pouvaient faire mieux, ni nourrir davantage les foyers, et les longues vibrations du bateau indiquaient que la machine approchait de la limite de ses possibilités.

« Ce doit être le diable lui-même qui chauffe la bouilloire du Baltimore, monsieur, fit le mécanicien désabusé après une brève incursion sur le pont.

— Que disent vos manomètres ? interrompit Marie-Adrien.

— Ils sont presque à bout, monsieur.

— Et le surchauffeur ?

— Avec du meilleur bois, on gagnerait facilement cinq degrés ! »

Marie-Adrien, qui n’avait rien d’un ingénieur, parut réfléchir un instant, puis son visage se détendit.

« On va l’avoir, murmura-t-il. Brent, va me chercher deux caisses de whisky ! »

En entendant le marquis passer cette somptueuse commande, les chauffeurs redoublèrent d’efforts en échangeant des clins d’œil. Ce Blanc-là savait vivre. On n’aurait peut-être pas les dollars promis si l’on ne « grattait » pas le Baltimore, mais, le whisky bu, personne ne pourrait le reprendre…

« C’est défendu de donner de l’alcool aux nègres, m’sieur, observa timidement le cajun.

— Ce n’est pas pour eux, laissez-moi faire. »

À voir le domestique du marquis descendre aux machines avec deux caisses de dix bouteilles d’alcool, les passagers émirent un murmure collectif d’admiration. La cote du Croissant-d’Or, tombée à cinq contre un, remonta de deux points. Ce petit marquis de Damvilliers, mince et pâle comme une fille, n’avait donc pas dit son dernier mot. Il avait trouvé de quoi stimuler ces fainéants de nègres…

Devant les chauffeurs attentifs, essoufflés et la gorge sèche, Brent eut tôt fait d’ouvrir les caisses, mais le marquis, ayant saisi deux bouteilles, tourna le dos aux Noirs qui, déjà, souriaient béatement. Parvenu devant le tas de bois prêt à être enfourné, il brisa d’un geste sec les cols des flacons et, méthodiquement, arrosa les rondins de whisky. Il y eut un moment de stupéfaction chez ces hommes qui n’avaient jamais vu un tel gaspillage. Plusieurs balancèrent la tête de droite à gauche pour exprimer leur désapprobation.

« Allez, chargez ça et vite, fit le marquis en désignant les bûches. Si nous rejoignons le Baltimore avant d’avoir épuisé la provision, le reste sera pour vous ! »

Puis il prit deux nouvelles bouteilles et continua l’aspersion.

Les bouilloires réagirent exactement comme un homme exténué qui ingurgite un grand verre de liqueur forte. Avalant le bois mouillé de whisky, les foyers se mirent à ronfler comme des dragons satisfaits. Des flammes bleues enlacèrent les bouilloires, qui parurent se boursoufler autour des soudures ; le bateau, on le sentit à la vibration plus intense du plancher, se contracta comme un cheval qu’on éperonne et accéléra.

Brent, essoufflé, revenu d’une nouvelle reconnaissance sur le pont, clama :

« Cette fois, on gagne mieux, m’sieur. »

Sa voix couvrit celle du capitaine qui, depuis la passerelle, essayait par cornet acoustique de savoir ce que l’on manigançait à la chaufferie, pour faire pareillement souffrir le bateau…

« Allez, allez », criait Marie-Adrien, excitant les chauffeurs à demi grisés par l’odeur de l’alcool répandu.

Jamais Brent n’avait vu son maître dans un tel état. Ayant jeté sa redingote, les cheveux collés au front, le marquis, les yeux exorbités, haletant, indifférent au spectacle qu’il offrait, rappelait à son domestique les femmes en transe lors des cérémonies du vaudou.

Le mécanicien regardait tourner, comme ébloui, le régulateur à boules pris d’une inquiétante frénésie.

« Écartez-vous », cria soudain Marie-Adrien aux chauffeurs qui s’apprêtaient à bourrer un foyer.

D’un geste précis, que tous eurent à peine le temps d’apprécier, il lança dans les flammes, et sans l’avoir débouchée, une bouteille pleine de liqueur ambrée. Pendant une demi-seconde, il ne se passa rien, puis il y eut une déflagration, semblable à celle que produit un obus percutant la cible. Une gerbe de dards brûlants illumina la cale d’une clarté mauve. La dernière vision qu’eut le mécanicien fut celle des grands yeux blancs des soutiers et le rictus du marquis, dont le gilet éclaboussé d’alcool s’enflamma comme de l’étoupe, tandis que, dans le crissement du cuivre déchiré, une bouilloire s’ouvrait, libérant une cascade d’eau bouillante et une vapeur blanche avide d’espace.

Les passagers du Baltimore racontèrent plus tard qu’ils avaient entendu une dizaine d’explosions et vu un grand nègre jaillir du pont, les vêtements en flammes, et se jeter dans le fleuve, bientôt imité par les hommes et les femmes qui, l’instant d’avant, criaient leur joie naïve de doubler le petit bateau. Le capitaine, du haut de la passerelle, eut à peine le temps de virer vers la berge la plus proche, que le Croissant-d’Or flambait déjà comme une vulgaire cabane d’esclaves. Ayant vécu un drame identique alors qu’il secondait le commandant du Zebulon Pike, le marin savait que rien ni personne ne pourrait enrayer la panique. Les beaux messieurs, abdiquant toute dignité, enjambaient les bastingages ; les femmes, oubliant leur pudeur, se troussaient jusqu’aux hanches, en hurlant, pour en faire autant. Bienheureuses celles qui trouvaient un compagnon pour les aider, ou un membre de l’équipage pour leur passer leurs enfants. Déjà, sur le fleuve, les robes s’étalaient comme des corolles, des capelines flottaient comme des nénuphars. Une rumeur aiguë, faite de cris divers mêlait aux craquements des ponts attaqués par les flammes, une fumée âcre et lourde fusait par toutes les ouvertures du steamboat… sauf des cheminées tordues par la chaleur du brasier. Sans que l’on sache pourquoi, le sifflet se déclencha, soulevé par un reste de vapeur. Ce fut le dernier souffle du plus beau bateau qu’on ait jamais vu sur le Mississippi !

Quand la passerelle commença à basculer, le capitaine ramassa le livre de bord et la longue-vue qui lui avait été offerte par l’armateur, comme cadeau de bienvenue. Posément, il se laissa glisser sur le pont, où le barbier, un vieux routier du fleuve, attendait l’instant propice pour se mettre à l’eau, sa boîte de rasoirs à la main.

« On y va, capitaine, fit le Noir tranquillement.

— On y va ! »

Brent arriva le soir même à Bagatelle dans une carriole prêtée par les gens de Monte Vista qui, les premiers, s’étaient portés au secours des victimes de la catastrophe. Le Noir souffrait de brûlures superficielles. Il avait dû son salut au fait qu’il se trouvait déjà engagé dans l’escalier de la soute au moment de l’explosion.

M. de Vigors demeura interloqué en voyant apparaître au seuil du salon ce gaillard essoufflé, les vêtements en lambeaux et souillés, la joue boursouflée d’une cloque rouge. Virginie, elle, comprit immédiatement, en reconnaissant le domestique de son fils, qu’un nouveau malheur allait l’atteindre.

Avant même que Brent ait ouvert la bouche, elle se dressa livide et brutale.

« Où est le marquis ? »

Le Noir eut un geste des bras qui résumait tout ce qu’il ne savait exprimer, puis il parla :

« La bouilloire a éclaté, m’ame…, tout a brûlé… Le bateau, il a tout brûlé, m’ame.

— Quel bateau ? Où est le marquis ?

— Le Croissant-d’Or, m’ame…, et p’t-êt’e bien que m’sieur le marquis il est mort…, p’t-êt’e bien ! »

Le « p’t-êt’e bien » de l’esclave n’était qu’une figure de rhétorique destinée à atténuer la brutalité de la nouvelle. Tous le comprirent ainsi. Instinctivement, Virginie chercha un appui. Chancelante, elle le trouva sur le bras de Clarence qui venait d’entrer.

Le colonel s’était ressaisi.

« Mais où est-il, nom de Dieu ! Parlez !

— À Monte Vista, m’sieur, c’est là qu’on a mis tous les morts qu’on a repêchés.

— Allons-y », dit le colonel à Clarence.

L’intendant conduisit Virginie jusqu’au canapé, où elle s’affala, les yeux clos, respirant avec peine.

« Je vais avec vous, parvint-elle à articuler sans conviction.

— Non, dit Clarence doucement, c’est inutile, Virginie. Nous ferons ce qu’il faut. Soyez courageuse. »

James avait déjà prévenu Anna qu’un drame venait de se passer avec l’arrivée de Brent. La cuisinière s’agenouilla aux pieds de sa maîtresse, lui prit les mains et se mit à pleurer.

Tandis que le colonel et l’intendant galopaient vers Monte Vista, Virginie eut la force d’entendre le récit du valet.

« Quelle folie, quelle folie ! dit-elle, le regard perdu. Tu aurais dû l’empêcher, Brent, de jeter de l’alcool dans le feu… C’était un enfant…, il ne savait pas !

— Personne savait, m’ame, que ça f’rait péter la bouilloire. M’sieur le Marquis, y voulait que le Croissant y gratte le Balti, c’est comme ça que l’idée lui est venue du whisky !… Et y a au moins cinquante morts, qu’a dit le maître de Monte Vista, m’sieur Climb… »

La mère de Marie-Adrien congédia d’un geste le domestique.

« Va te faire soigner à l’hôpital, le docteur Murphy est là », dit Anna.

Le Noir s’en fut, en reniflant des larmes qui lui venaient à la vue de celles de la cuisinière. Dans son bel habit déchiré et maculé de traces noires, il ressemblait à un épouvantail qui aurait passé l’hiver dans les champs.

Pendant que le médecin pansait ses plaies et examinait sa joue brûlée, il refit le récit de la catastrophe, retrouvant des détails, embellissant déjà l’attitude de son maître défunt, qu’il décrivait pareil à un Méphisto activant le feu éternel.

« La Planche, docteu’, elle avait dit comme ça, à ce qu’il paraît, que m’sieur le Marquis, il avait le signe du feu…, hein, vous vous souvenez ! Comme elle avait dit que m’sieur Pierre il avait le signe de l’eau…, hein… La Planche, elle savait, elle, que le whisky ça fait péter les bouilloires…

— La Planche, c’était une vieille radoteuse, Brent, fit le médecin, bourru.

— N’empêche qu’elle l’avait dit, tout ça, docteu’ !

— Ouais, concéda Murphy, elle l’avait dit, mais pour toi, hein, quel signe avait-elle vu ?

— Ben, elle avait dit à ma mère que j’avais le signe de la pie, vous savez, cet oiseau blanc et noir ; ma mère, elle a jamais compris. »

Murphy sourit :

« La pie, c’est l’oiseau le plus bavard qui existe, Brent. La Planche ne s’était pas trompée. Tu n’as pas fini d’en raconter des histoires sur tout ce que tu as vu à Paris et ailleurs.

— Oh ! ça oui, docteu’, j’en sais, tiens, des choses et tout ce qu’on a fait avec m’sieur marquis… et le drôle de tabac qu’il fumait et qui le faisait tourner de l’œil et les drôles de maisons où que les messieurs et les dames y se baignaient ensemble… tout nus !

— Un bon conseil, Brent, attends un peu avant de raconter tout ça, les morts n’aiment pas qu’on dise tout ce qu’ils ont fait !

— Oui, docteu’, j’attendrai que m’ame maîtresse elle pleure plus… Seulement, p’t-êt’e que j’en aurai oublié.

— Plus t’en oublieras et mieux ce sera !

— Ah ! » fit le Noir sans comprendre.

Un an après son cadet, Marie-Adrien fut descendu dans le caveau des Damvilliers, devant une foule sincèrement affligée.

« Il est mort comme Corinne, dit à Virginie le vieux Tampleton qui, allant sur ses soixante-quinze ans, s’était traîné jusqu’au cimetière de Sainte-Marie.

— Je n’ai plus de fils, monsieur Tampleton, plus de garçons !

— Il vous reste le petit Charles, Virginie, fit le vieillard en désignant du regard un garçonnet blond de sept ans, égaré au milieu des grandes personnes en deuil et qui s’efforçait de ne pas pleurer, comme le lui avait recommandé sa mère.

— Ce n’est pas un Damvilliers. Bagatelle n’a plus de maître, monsieur Tampleton. Si Adrien nous voit, il doit souffrir comme un damné… Prendre deux fils à une mère, c’est trop… »

Elle disait cela doucement, l’œil sec, comme hébétée, sans prendre garde à Charles de Vigors, son mari, qui la soutenait et aurait pu s’offusquer de voir que son fils comptait pour rien.

Ce jour tragique n’appartenait qu’aux Damvilliers. Le colonel, quoiqu’il ne doutât pas de l’amour de sa femme, se sentait étranger parmi ces familles de planteurs. Virginie dépendait de ce milieu aristocratique qui avait sa propre façon d’assumer ses chagrins. Même Clarence était plus proche de ces gens, dont il partageait la vie et les travaux. Lui, Charles de Vigors, bien qu’adopté, n’était qu’une pièce rapportée dans un jeu dont les règles, parfois, lui échappaient.

Son fils, en grandissant, connaîtrait sans doute le même sentiment d’isolement, en dépit de la tendresse de sa mère et des amitiés qu’il se ferait dans le cercle des nobliaux du coton. Les terres des bords du Mississippi, les grandes plantations semblaient être les fiefs définitifs des pionniers qui les avaient défrichées. Les domaines demeuraient l’apanage des dynasties. Le jour où l’une d’elles s’éteignait, si la terre changeait de mains, la plantation ne changeait pas de nom. Qui que soit le futur propriétaire de Bagatelle, on dirait toujours Bagatelle en parlant de la maison qu’il occuperait et qui jamais ne serait tout à fait sienne. Entre eux, les planteurs admettraient probablement le nouveau venu, mais ils continueraient à parler du domaine des Damvilliers, comme pour montrer au substitut du premier maître qu’il ne faisait que jouir d’une richesse rassemblée par d’autres.

En agitant ces pensées devant le tombeau que les fossoyeurs venaient de refermer, Charles de Vigors se félicitait d’avoir acheté pour son fils ces champs encore incultes des environs de Saint-Francisville, dans la paroisse de West Feliciana. Là, du moins, un Vigors pourrait créer son propre domaine, fonder sa dynastie, construire sa demeure, sans avoir à ménager la susceptibilité des fantômes.

Virginie laisserait sans douté sa plantation à ses filles, Gratianne et Julie, pour l’heure prostrées dans leurs vêtements noirs mal ajustés. Tant que Clarence Dandrige dirigerait la plantation, on ne sentirait pas l’absence d’un maître.

Quelques semaines après cette cérémonie, Mme de Vigors, qui ne pouvait détacher sa pensée de son fils préféré, découvrit dans son miroir ses premiers cheveux blancs. La quarantaine approchait. Sa beauté demeurait intacte. Depuis qu’elle ne pleurait plus, son visage retrouvait l’éclat d’une santé que les chagrins ne pouvaient entamer. Sa force de caractère, qui la défendait du désespoir, lui restituait peu à peu le goût de vivre sa propre vie. Seuls ces fils blancs, qu’elle sut très vite dissimuler, témoignaient des souffrances éprouvées.

La mort de Marie-Adrien la rapprocha un peu plus de Clarence. L’intendant appartenait, comme elle, à l’univers Damvilliers. Ensemble, ils avaient vécu des événements dont M. de Vigors n’apprécierait jamais exactement la portée. Elle prenait maintenant conscience que sa vie, quoi qu’elle fasse, dépendrait de Bagatelle. Virginie craignait seulement qu’un jour ou l’autre, comme il en avait une fois évoqué la possibilité, Dandrige ne décide de quitter la plantation.

Elle osa lui faire part de cette inquiétude, qui lui venait parfois. Clarence venait tout juste d’avoir quarante-quatre ans. Il demeurait l’homme élégant et racé, le cavalier émérite, le parfait confident. La maturité lui conférait même un surcroît de distinction et d’aisance. Sous le panama blanc, les courts favoris gris argent ajoutaient à la séduction de son visage mince et osseux, à ses yeux vert de jade, auxquels rien n’échappait. Son tailleur pouvait témoigner que, depuis vingt ans, il coupait ses redingotes sur les mêmes mesures. Peu de jeunes gens sautaient en selle avec autant de souplesse.

« Maintenant que Marie-Adrien n’est plus, se résolut-elle à dire un soir, le vrai maître de Bagatelle, c’est vous… aussi longtemps que vous voudrez.

— Légalement, c’est vous, Virginie, vous êtes l’héritière de votre fils, avec ses sœurs. Je ne suis et reste que votre intendant…, mais vous n’avez pas à douter de ma fidélité. Nous ferons cette année la récolte comme chaque année.

— Comme à l’avenir aussi, Clarence ?

— Aussi longtemps que Bagatelle aura besoin de moi, j’y resterai, Virginie, vous le savez bien.

— Moi aussi, j’ai besoin de vous, ne l’oubliez pas… »

L’intendant s’inclina avec l’exacte courtoisie qu’exigeait la circonstance et mit un baiser sur les doigts fuselés qui s’étaient emparés de sa main. Elle en fut troublée et heureuse. Le spectre de la solitude s’éloignait.

Le soir même, le colonel de Vigors retrouva sa femme aussi amoureuse qu’au début de leur mariage. Il lui sut gré de cette tendresse, y voyant un effort de Virginie de réoccuper, par-delà les tombes, le libre espace de la vie.

En confessant Brent, Dandrige apprit rapidement ce qu’avait été le comportement de Marie-Adrien, aussi bien pendant son séjour en Europe qu’au matin de sa mort, sur le Croissant-d’Or. Il avait fallu que ce talentueux névrosé disparaisse, pour qu’il apprenne à le connaître, à l’apprécier. Cette rage de tout savoir des instincts de l’homme, de ne voir nulle perversité dans leur satisfaction, de rechercher toutes les voies où l’esprit et le corps peuvent s’engager au risque de se perdre, avait fait de Marie-Adrien une sorte de possédé. Tout en se réservant le refuge de la drogue, une façon d’oublier, peut-être, une terrifiante lucidité, il s’était ingénié à tourner et retourner la vie pour mieux la mépriser, trouvant une jouissance quasi sadique dans ses propres répulsions. S’étant prémuni contre les désillusions, par ce pessimisme qui tient lieu de philosophie aux intelligences rares, qu’aurait-il pu espérer de l’avenir, sinon un renouveau de curiosité malsaine qui l’eût entraîné au plus bas, ou en eût fait un mystique démoniaque ?

La mort, qu’il avait provoquée comme on excite un fauve, n’était-elle pas la suprême et dernière curiosité, pour un être qui semblait avoir épuisé toutes les ressources offertes de ce côté-ci de la porte qu’on ne passe qu’une fois ?

Quand Brent racontait avec force détails ce qu’il savait sur la vie de son maître, il s’arrêtait bien sûr aux actes, ou même à l’apparence des actes. Cerveau terne et sain, le Noir ne pouvait deviner la pitoyable solitude du dernier des Damvilliers, dont Virginie elle-même ne s’était pas doutée. Pierre-Adrien était un être limpide, son frère une âme opaque. Qui, à part lui, Clarence Dandrige, saurait jamais que l’un et l’autre portaient en eux la même force impatiente, appliquée à des déterminations divergentes ?

Au bord du Mississippi, jalonné pour lui de souvenirs macabres, Clarence Dandrige regardait décroître la lumière sur les forêts. Les images de Corinne Tampleton, d’Adrien de Damvilliers et des fils de ce dernier se juxtaposaient dans son esprit comme des portraits accrochés à des cimaises. Il ouvrit un soir le livre qu’il avait acheté à La Nouvelle-Orléans, ouvrage d’un certain Edgar Poe, poète et ivrogne tué à Baltimore, deux ans plus tôt, dans une rixe, et lut au hasard les deux dernières lignes d’un poème noyé dans un texte en prose et qui lui parurent à l’instant choisies par le fantôme de Marie-Adrien :

… Ce drame est une tragédie qui s’appelle l’homme
… Et dont le héros est le ver conquérant{64}.