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ILS prirent enfin la route de Londres vers la fin novembre, au moment où les vents froids, avant-garde galopante de l’hiver, dépouillaient les arbres et pillaient les halliers.

Si la jeune marquise connaissait Londres, où elle avait des amis, Adrien n’imaginait la capitale de l’Angleterre qu’à travers les gravures de Hogarth, dont sa première femme possédait une collection.

Fort heureusement, le grand hôtel où ils descendirent à Hyde Park appartenait à un autre monde que M. Hogarth n’avait peut-être pas voulu peindre. De leurs fenêtres, les Damvilliers apercevaient, au milieu du grand parc aménagé sous le règne de Charles Ier, l’arc de marbre blanc érigé trois ans auparavant par l’architecte Nash pour servir de porte d’honneur au palais de Buckingham.

Virginie, aussitôt ses robes suspendues, fit porter sa carte à une amie de pension, mariée à un lord. Deux heures plus tard, les Damvilliers étaient invités à une brillante réception, où des femmes couvertes de bijoux, parlant du bout des dents en aspirant des syllabes entières comme si elles manquaient d’air, complimentèrent les voyageurs. Ces ladies, parfois empanachées comme des chevaux de corbillard et poudrées comme des pierrots, parurent à Adrien capables de bavarder ainsi que des pies, pendant des heures entières. Quant à leurs maris, aux joues vernies, aux favoris roux ou blancs et au gilet festonné de chaînes d’or qui eussent pu servir de laisse à des griffons, ils abordèrent l’Américain avec un rien de condescendance.

Le marquis de Damvilliers n’était pas de ceux que la morgue impressionne. Il passa frénétiquement sa main dans ses cheveux bouclés, ce qui ne manqua pas d’étonner l’assistance, et attaqua de front un sujet qui ne pouvait manquer d’intéresser, estimait-il, ces hommes hauts et gras, dont Virginie lui avait affirmé à mi-voix qu’ils faisaient la loi dans la banque et les affaires.

« Il semble, dit-il, provocant comme savent l’être les timides, que vous soyez dans ce pays à la veille de la révolution… »

Si le marquis recherchait l’effet, il l’obtint, immédiatement. Un silence de cathédrale s’établit dans le salon. Des hommes, qui n’appartenaient pas au groupe que formait M. de Damvilliers avec trois gentlemen, se retournèrent en entendant cette phrase, prononcée sur un ton plus adapté aux ordres lancés sur les champs de coton qu’à une conversation mondaine. Les ladies elles-mêmes cessèrent de pépier, lancèrent au grand ; Américain aux cheveux frisés des regards – certaines à travers leur face-à-main – qui révélaient une incommensurable surprise. Un bruit organique ou incongru n’eût pas causé plus d’étonnement. Virginie, qui possédait un sens inné de son rôle d’épouse, s’absorba dans la contemplation du petit bronze que lui montrait, au moment de l’intervention du marquis, la maîtresse de maison.

« Comme il est élégant ! » fit-elle de sa voix musicale en caressant de son index ganté le torse d’un David visiblement inspiré de Praxitèle.

Dans le silence, son appréciation parvint jusqu’aux oreilles d’Adrien. Il comprit que sa femme lui criait casse-cou, mais, sa question ne pouvant décemment demeurer sans réponse, le débat était lancé.

« Nous avons horreur du mot révolution, monsieur, fit un des massifs gentlemen. La révolution, c’est bon pour les Latins, peut-être pour les colons américains, mais pas pour les Anglais. Nous comptons sur la sagesse du roi Guillaume et celle de la pairie, à laquelle plusieurs de ces messieurs appartiennent, pour que la réforme électorale soit renvoyée aux oubliettes, dont elle n’aurait jamais dû sortir ! »

S’il n’avait pas appartenu à cette race de libéraux formés à la démocratie américaine, qui, conscients des intérêts et privilèges de leur classe, entendent les défendre loyalement et avec les mêmes armes que celles mises par les lois à la disposition des classes moins fortunées pour conquérir de meilleures positions, Adrien de Damvilliers eût jugé la réponse suffisante. S’il avait été anglais, rompu aux conventions d’une politesse hypocrite, il se fût tu. Hélas ! demeurait en lui ce vieux fonds français d’outrecuidance et d’ironie, qui le poussait toujours à dénoncer les aveuglements politiques des autres.

« En 1830, dit-il, des incendiaires ravagèrent les comtés de Kent, de Hampshire, de Sussex et de Surrey, enthousiasmés par la révolution de Juillet qui venait de chasser de France le roi Charles X. Ils peuvent recommencer, si vous ne donnez pas à votre peuple une loi électorale juste. Je me suis laissé dire que l’été dernier, après la dissolution de la Chambre, la populace de Londres a attaqué les maisons des antiréformistes et que l’hôtel du duc de Wellington n’a pas été épargné !

— Le roi, répondit d’un ton rogue son interlocuteur, qui semblait être le porte-parole de tous les hommes faisant face à M. de Damvilliers, a prorogé le Parlement, qui s’assemblera à nouveau le 6 décembre. Lord John Russell proposera une nouvelle loi, qui sera peut-être adoptée par les Communes, mais que les lords refuseront, sauf peut-être Haddington…

— Alors, le peuple abolira la pairie tout entière, fit calmement Adrien, et vous connaîtrez cette chose dont le nom vous fait horreur…, monsieur…, la révolution ! »

Il y eut dans l’assistance des haussements d’épaules, des grognements excédés. Virginie comprit que son mari, emporté par sa fougue, risquait d’aller trop loin, en évoquant devant ces aristocrates interloqués une nuit du 4 août à l’anglaise. La maîtresse de maison intervint fort opportunément pour proposer aux Damvilliers une visite de sa belle demeure, qui contenait quelques tableaux dont elle était assez fière. Adrien fut ainsi entraîné devant une série de portraits de Joshua Reynolds, tandis que les gentlemen s’indignaient entre eux, et en termes à peine courtois, qu’un marquis français de vieille souche ait ainsi viré au radicalisme démocratique tout en fouettant ses esclaves !

Dans la soirée, quand les Américains quittèrent leurs hôtes, un gentleman rond à souhait, qui avait suivi sans rien dire l’algarade verbale, prit Adrien par le bras alors qu’il marchait en compagnie de sa femme vers sa voiture.

« Je m’appelle Grey, dit-il, et je ne partage pas l’opinion de mes collègues de la Chambre des lords. Vous avez raison, monsieur le marquis, de les traiter d’autruches. Il faut, pour le contentement et le bien-être du peuple, que la réforme électorale soit votée, que les bourgs pourris disparaissent, que les quartiers de Londres non compris dans l’enceinte de la Cité obtiennent le droit d’être représentés. Voyez-vous, ajouta le lord avec philosophie, l’Angleterre n’est pas la jeune Amérique que vous nous avez ravie… Permettez-moi, monsieur le marquis, de serrer la main d’un homme juste et clairvoyant. Grâce à vous, je sais maintenant pourquoi et comment Washington a pu fonder une nation exemplaire. »

Adrien remercia, sous le regard amusé de Virginie, qui portait ce jour-là une robe de soie puce, mettant en valeur la fraîcheur de son teint.

« Je ne vous savais pas si combatif, dit la jeune femme avec un peu de malice, tandis que la berline de Mosley roulait vers Hyde Park.

— Ces propriétaires anglais, héritiers repus des seigneurs, ne comprennent rien, ne veulent rien voir, fit Adrien d’un ton vif. C’est par maladresse et par orgueil qu’ils ont perdu leurs colonies américaines. C’est par ignorance de l’évolution des idées et par vanité de classe qu’ils perdront dans leur propre pays leurs privilèges et leur pouvoir. Un monde nouveau est en marche, Virginie, Mosley a raison. Ce monde nous plaira peut-être moins que celui de nos pères, mais, sans que je croie à ces principes de liberté, d’égalité et de fraternité que les Français ont toujours à la bouche, c’est tout de même vers eux que tendent les peuples d’Europe. L’Amérique peut servir d’exemple, c’est une terre de liberté, où aucune classe ne demeure ignorée et muette !

— Que faites-vous des esclaves que les Anglais ne manquent jamais de nous reprocher, Adrien ?

— C’est une autre affaire, Virginie. Nous les traitons mieux que les Anglais ne traitent leurs ouvriers de Liverpool ou de Manchester…

— Mais chez les nègres aussi, les idées révolutionnaires feront peut-être un jour leur chemin, surtout si les gens du Nord leur montent la tête ! Que ferons-nous alors, Adrien ?

— Nous les renverrons en Afrique, ma chère, dit le marquis en riant franchement, et les Anglais, n’ayant plus de coton, n’auront plus de chemises. Nos beaux lords et nos belles ladies iront fesses nues comme des Iroquois ! »

Londres ne déplut pas à Adrien autant que Virginie l’avait redouté. Lui qui avait horreur des villes, où, disait-il, « la vie paraît canalisée », fut tout de même subjugué par cette métropole, à cheval sur la Tamise, toute bouleversée de chantiers d’où émergeaient des palais et des bâtisses de pierre de taille. La pluie froide, le brouillard charbonneux et malodorant, les contrastes entre la quasi-misère de certains citadins et l’opulence admise de certains autres lui donnèrent le sentiment que le monde moderne, dont Mosley parlait si souvent, prenait ici son essor.

L’animation méthodique de la City, où il y avait plus de bureaux et de banques que de logements, où des hommes graves brassaient les affaires d’une société vouée à l’industrie, au commerce et à la navigation, lui révéla les dimensions réelles des fortunes. Que représentait, au milieu de ces gens, un planteur du sud des États-Unis ? Aurait-il pu, avec son argent, s’offrir un seul de ces hôtels particuliers, où vivaient, entourées d’une nuée de domestiques bien vêtus, les familles des hauts mercantis ?

Les salons de la gentry s’étaient ouverts facilement devant ce couple d’Américains fortunés. Les hommes trouvaient la jeune marquise jolie, spirituelle, enjouée et beaucoup moins fade que les femmes de leurs amis. Quant aux ladies, Virginie avait su s’attirer leurs bonnes grâces, en admirant sans réserve leur maintien, leurs toilettes, leurs équipages et en marquant de l’intérêt aux généalogies de leurs époux, toujours rattachés par une radicelle ou un rameau à la famille royale.

Adrien, lui, suscitait la curiosité. Depuis qu’on savait avec quelle naïve outrecuidance ce planteur propriétaire d’esclaves, mais de bonne noblesse française, avait sermonné quelques lords conservateurs et joué les pythonisses en parlant de révolution prochaine, tout ce qui comptait à Londres voulait l’approcher. Les dames jetaient des regards intéressés sur ce gaillard aux cheveux frisés, à la voix forte et qui, au contraire de leur mari ou de leur amant, n’avait ni bedaine ni bajoues, qui montait les escaliers quatre à quatre, sans paraître essoufflé, et pratiquait le baisemain avec une grâce… particulière. Si les tories évitaient, en présence du marquis de Damvilliers, toute allusion à la politique – depuis M. de La Fayette, ils se méfiaient des marquis passés en Amérique – les whigs et les libéraux ne manquaient jamais de le questionner sur les institutions américaines. Du coup, Adrien oubliait ce qui le séparait en tant que Sudiste des conceptions des Yankees et brossait de la démocratie un tableau que n’eût pas désavoué un sénateur nordiste.

« Mais vous êtes français, monsieur le marquis », observa un jour Lord Marwin-Carsberg, qui devait son élévation à la dot de sa femme et à la persévérance qu’il mettait à chasser le renard en compagnie des gentilshommes de la cour.

Adrien réfléchit un moment.

« Je suis français comme on est brun ou blond. C’est un caractère héréditaire que les Damvilliers conserveront toujours, mais mon père avait choisi d’être américain, non pas en reniant sa patrie, mais en faisant la distinction entre la naissance et la nationalité. Je suis donc américain, fils et petit-fils de colons qui se sont taillé un fief dans le Nouveau Monde. La France, où, soit dit entre nous, je n’ai jamais mis les pieds, est pour moi comme un livre d’histoire qui s’achève à la mort de Louis XV. Le volume suivant, pour nous, Damvilliers, commence sur les bords du Mississippi.

— Ce doit être une drôle de sensation que d’être né en même temps que le pays où l’on vit. »

Adrien haussa les sourcils, étonné, se frictionna le crâne en se souvenant que Virginie combattait ce tic, qui ne manquait pas de surprendre ses interlocuteurs.

« Aucune sensation spéciale, monsieur, si ce n’est le sentiment d’un privilège, qui devrait être accordé à tous les hommes, celui de choisir son pays sans renoncer aux origines de son sang ! Vous devez comprendre cela, puisque la France et l’Angleterre sont, au monde, les deux nations qui ont le plus fait pour la civilisation ! »

Le jour où Virginie et Adrien quittèrent Londres, ils apprirent par les gazettes – le 6 décembre 1831 – que le roi Guillaume IV venait d’ouvrir en personne la session du Parlement. Adrien lut son discours : « Je regarde comme mon premier devoir, avait dit le souverain, de recommander à votre considération la plus attentive les mesures qui nous seront proposées par la Chambre des communes. Une solution prompte et satisfaisante de cette question devient chaque jour plus importante et plus urgente pour la sécurité de l’État, le contentement et le bien-être de mon peuple. » Adrien savait par Grey que la Chambre des lords serait prochainement saisie d’un nouveau projet de constitution parlementaire : « Si elle résiste, avait commenté le pair, dont le marquis s’était fait un ami, le roi fera une nouvelle fournée de pairs, ce qui permettra à son gouvernement de l’emporter. »

« Les Anglais ont encore une chance de faire l’économie d’une révolution, dit le marquis à Virginie. Sauront-ils en profiter ? »