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DE l’autre côté de la Manche, Adrien et Virginie trouvèrent la France de Louis-Philippe dans l’agitation qu’ils avaient laissé entrevoir à l’Angleterre. Les républicains se sentaient frustrés de leur révolution de juillet 1830. Celle-ci, née de la colère populaire, après la promulgation, par Charles X, d’ordonnances suspendant la liberté de la presse, modifiant la loi électorale et dissolvant la Chambre récemment élue, avait eu raison, en trois jours d’émeutes sanglantes, de la monarchie des Bourbons. Les Français attendaient donc une transformation profonde de la vie politique, alors que les parlementaires se satisfaisaient de mesures suffisantes pour « mettre hors des atteintes d’un coup d’État royal les droits établis par la Charte ». La nouvelle monarchie et le « Roi-Citoyen » souhaitaient faire évoluer le régime dans un sens de plus en plus conservateur, ce qui faisait dire à Casimir Perier, répondant à un député de gauche : « Le malheur de ce pays est qu’il y a beaucoup de gens qui, comme vous, s’imaginent qu’il y a eu une révolution en France. Non, monsieur, il n’y a pas eu une révolution, il n’y a eu qu’un simple changement dans la personne du chef de l’État{44}. »

L’aimable Mme Drouin, tante de Virginie, était un pur produit de la classe montante qui détenait la fortune : la bourgeoisie. Comme beaucoup de femmes de sa condition, elle se piquait de littérature, mais appartenait en matière politique à la race des autruches. Elle accueillit les jeunes mariés avec de grandes démonstrations de tendresse, des baisers mouillés et des soupirs de rescapée.

« Heureusement, dit-elle, que nous avons enfin un roi intelligent et qui sait naviguer. En juillet 1830, nous avons cru un moment à une nouvelle Terreur, mais les gens raisonnables ont été entendus, la populace matée et les légitimistes bornés décrassés de leurs illusions. Dieu merci, nous pouvons respirer. M. Casimir Perier a dit qu’il maintiendrait l’ordre intérieur sans sacrifice pour la liberté et qu’il assurerait la paix au-dehors sans qu’il en coûte rien à l’honneur. Nous avons une police, une garde nationale, la rente qui était tombée à cinquante-deux francs remonte, on vient d’abolir l’hérédité de la pairie et M. Drouin a commandé six nouveaux bateaux pour commercer avec l’Amérique. »

La monarchie bourgeoise, inaugurée par le fils de Philippe Égalité, que l’on rencontrait dans Paris coiffé d’un chapeau gris, son parapluie sous le bras, rassurait les possédants. Le nouveau souverain, élevé par Mme de Genlis selon les préceptes interprétés de Jean-Jacques Rousseau, ne s’offusquait pas d’un « républicanisme » qui inquiétait si fort les nantis. Libéral sous l’Ancien Régime, proscrit en 1793, mais tenu à l’écart par les émigrés, il jouissait alors d’un crédit de confiance dans tous les milieux. La condescendance polie qu’il affichait pour le peuple, allant jusqu’à bavarder avec des ouvriers maçons rencontrés au cours de ses promenades, sa grande faculté de travail, son aisance bonhomme, la simplicité familiale instaurée aux Tuileries, une spontanéité dans l’expression qui dissimulait une certaine rouerie politique donnaient à penser que le bon sens, enfin, occupait le trône.

Mme Drouin et ses semblables s’imaginaient protégés des affres d’un bouleversement par un monarque capable de jeter du lest sans céder sur l’essentiel. Et cependant, une agitation confuse régnait dans le pays. Les commerces de luxe souffraient d’une situation économique difficile. On ne comptait plus les chômeurs. Chaque jour, de nouvelles faillites étaient déclarées, les intellectuels des clubs traduisaient le mécontentement populaire et souvent des ouvriers se formaient en cortège pour accompagner les porteurs de motions jusqu’au seuil du Palais-Royal ou des ministères. Mme Drouin ne se souvenait plus des troubles qui, l’année précédente, avaient marqué le procès des ministres de Charles X, ni des émeutes du 14 février provoquées par la maladresse politique des légitimistes célébrant à Saint-Germain-l’Auxerrois un service funèbre à la mémoire du duc de Berry et moins encore de la récente révolte des « canuts » de Lyon. Elle évoquait par contre les insultes dont les prêtres étaient parfois l’objet dans la rue et préférait commenter pour Virginie les fêtes données à l’occasion du séjour à Paris de don Pedro, empereur du Brésil.

« Quel homme charmant, que cet empereur, disait-elle, quelle splendide générosité ! On eût dit qu’il fabriquait l’or avec du sable. »

Elle montrait d’étonnantes turquoises, cadeau d’un écuyer de don Pedro « brun, nerveux, aux yeux de braise » qui, venu prendre le thé chez elle, n’en était reparti qu’une semaine plus tard.

Dans son hôtel de la rue du Luxembourg{45}, l’épouse de l’armateur nantais – un oncle vagabond que Virginie n’avait jamais vu et qu’il ne lui serait pas davantage donné de rencontrer pendant son séjour – menait une vie de femme entretenue, libre de ses mouvements comme de son cœur. Petite, potelée, vive et gloussante, Félicie Drouin ressemblait à ces précieuses gallinacées de concours, qu’un zéphyr ébouriffe et que la chute d’une feuille effraie. Admiratrice de Napoléon Ier, elle possédait sous globe un chapeau, « celui de la campagne d’Égypte ». Le mobilier de son hôtel reflétait la pompeuse pesanteur du style Empire.

Adrien jugea tout de suite ses fauteuils inconfortables et les abeilles d’or qui grimpaient aux tentures prétentieuses. Arborant des décolletés que les demoiselles Barrow eussent, à coup sûr, jugés indécents, mais qui mettaient en valeur comme des présentoirs une gorge parfaitement ronde et blanche, la tante de Virginie coulait en permanence sur les hommes des regards veloutés à travers des paupières bistrées de noctambule.

Épanouie dans sa quarantaine, cette femme ne manquait pas de charme et, vouée aux plaisirs de la chair, qu’une stérilité opportune rendait sans conséquence, elle proclamait avec franchise que l’amour restait la grande affaire de sa vie. Évoluant perpétuellement entre la délicieuse mélancolie d’une rupture et l’excitation d’une poursuite, elle sélectionnait dans son salon, où de niais poètes réactionnaires venaient débiter leurs odes, de quoi garnir son alcôve. Au contraire de Mme Récamier, qui, ayant de plus célèbres amoureux, ne cédait jamais, Félicie Drouin cédait toujours. Il suffisait d’un sonnet pour être agréé, d’une ballade pour franchir les frêles défenses, élevées par convention plus que par pudeur.

Adrien eut des jalousies rétrospectives, en imaginant Virginie adolescente, dans un milieu où les dames accueillaient sans sourciller les hommages des galants. L’intimité de la nièce et de la tante le troublait. Leurs conciliabules, leurs petits rires étouffés en disaient long sur les plaisirs autrefois partagés, mais il se garda bien d’interroger sa femme. Il eût été rassuré de savoir que la bonne dame enseignait aux jeunes filles, que des mères imprudentes ou non conformistes lui confiaient quelquefois, les frontières à ne pas franchir sur la carte du Tendre. Aux pucelles, Félicie Drouin divulguait volontiers la théorie, mais interdisait la pratique. Le marquis ignorait par contre que les dangers autrefois côtoyés par Virginie en connaissance de cause devaient être maintenant, aux yeux de sa tante, complètement exorcisés par le port d’une alliance. De son côté, la jeune marquise de Damvilliers comprit, aux regards portés par sa parente sur le robuste planteur, que celle-ci évaluait la virilité de ce produit franco-américain, encore que l’expérience lui eût appris que « les meilleurs coqs sont petits et secs ».

Dans cette atmosphère, où dominait un parfum de concupiscence à peine tempéré par l’éducation raffinée des habitués de l’hôtel, le marquis de Damvilliers n’était pas à l’aise. Il avait la nostalgie des grands espaces du delta, du chaud soleil sur les champs de coton, des fortes et saines pluies qui faisaient fumer la terre, des chants des esclaves au travail, des chevaux galopant sous les chênes au bord du Mississippi. Dans l’air confiné de ces maisons parisiennes aux rideaux mi-clos, sous les lumières tamisées, près des cheminées autour desquelles le froid et la brume sale de l’hiver rassemblaient des oisifs, il avait la sensation de vivre des jours inutiles et factices. Ces gens qui traînassaient du petit déjeuner tardif à l’heure du théâtre, en parlant pour ne rien dire, lui portaient sur les nerfs. Il lui prenait des envies de parler fort, de marcher sur la neige qui, à peine posée, tournait en boue, de soulever des meubles pour voir si ses muscles obéissaient encore. Mais, inconsciemment, le planteur, qui disait lui-même « ne respirer qu’à demi », subissait les effets de ce qu’il devinait être un poison de l’âme. Quand la nuit lui rendait Virginie rassasiée de mondanités et de persiflages, la jeune épouse s’étonnait des ardeurs répétées de son mari. Adrien, à Paris, faisait l’amour comme on se venge : avec rage et application. Elle ne s’en plaignait pas.

En bonne Parisienne et parce qu’elle redoutait que l’ennui pousse le marquis à la rébellion, l’ancienne élève des ursulines promena le maître de Bagatelle à travers la capitale. Heureux, il eût pris plaisir à découvrir une ville que le monde entier trouvait belle. Mélancolique et crispé, M. de Damvilliers n’admira que Notre-Dame, la Sainte-Chapelle et le Pont-Neuf. Il trouva la Seine étroite comme un canal, la Sorbonne triste comme une prison, les avenues tracées sans souci de la géométrie et les Parisiens insolents et bousculeurs. Dans la calèche de Mme Drouin, attelée de deux chevaux gris, ils parcoururent, emmitouflés comme des Esquimaux, des artères encombrées. Adrien faillit rosser un cocher grossier, dont le fiacre barrait une rue étroite. Il traita de voleur un chapelier, qui voulait lui faire prendre pour castor du lapin rasé, et un après-midi où Virginie l’avait abandonné un moment, pour faire des emplettes, il donna gravement l’heure à une jeune effrontée, dont il avait mal compris le bafouillage et qui lui proposait, justement, un peu de bon temps !

Souvent, les promenades du couple aboutissaient boulevard des Italiens, ancien boulevard de Gand, cet axe fameux de la vie parisienne, où l’on pouvait rencontrer dans les cafés et les restaurants à la mode tout ce que Paris contenait de célébrités des lettres, du journalisme, des arts, du théâtre et de la finance. Virginie semblait avoir une prédilection perverse pour cette chaussée bordée d’immeubles, d’hôtels et de boutiques de luxe. On risquait sa vie chaque fois qu’on la traversait, tant la circulation des landaus, des tilburies, des coupés et des fiacres y était dense.

« Mais, affirmait-elle, on ne sait rien de Paris si l’on n’a pas dîné chez Tortoni, dégusté les crèmes aux fruits du Café Anglais et acheté des colifichets “Aux Bayadères”. »

Au milieu d’une foule arrogante de gens mis à la dernière mode, dont le caquetage rappelait les bruits de basse-cour, Adrien gardait la bouche close comme une huître et jetait des regards furieux à quiconque osait frôler sa femme. Virginie s’amusait de la mine du planteur, lui citait des noms. Un soir, elle lui montra M. Alexandre Dumas, au chef frisé comme celui d’Adrien, une autre fois ils croisèrent M. de Chateaubriand qui venait de produire une brochure sur le « Bannissement de Charles X et de sa famille ». Dans un restaurant du Palais-Royal, un garçon qui parlait sans qu’on l’interrogeât leur désigna une beauté qui avait nom Lola Montés et un Turc qui, pour calmer réchauffement de ses pieds, faisait verser dans ses bottes des sorbets à trois sous !

« Ces Parisiens sont impossibles, grognait M. de Damvilliers. Quand travaillent-ils ? Les cafés sont toujours pleins alors que les affaires vont, paraît-il, si mal ! On croirait, à les voir, qu’ils ont tous des fortunes à jeter par les fenêtres, que leur vie n’est qu’une fête et que le reste du monde est une lande aride peuplée de sauvages ! Dieu, comme ils sont suffisants et légers ! Ils mangent, ils boivent, ils fument, font des œillades aux femmes, palabrent, se congratulent et s’empressent de médire, avec le dernier qu’ils rencontrent, de celui qu’ils viennent de quitter après force démonstrations d’amitié. Ma parole, ils se prennent tous pour des seigneurs… »

Les hôtes du salon de la tante Drouin n’étaient pas de taille à le rendre plus indulgent. Tous ces beaux parleurs, se disant gens de lettres ou philosophes, appartenaient à la valetaille des Muses. Ils auraient troqué Tacite contre un bon repas et Shakespeare contre une rente. Tel qui venait de produire péniblement une brochure de cent pages, éditée à compte d’auteur, se prenait pour l’égal de Victor Hugo qui publiait Feuilles d’automne et Notre-Dame de Paris ou pour Balzac dont on dévorait La Peau de chagrin.

Adrien soupçonnait ces plumitifs opportunistes de toutes les lâchetés et les rangeait en bloc dans la catégorie de ce Pons de Verdun, responsable de l’envoi à l’échafaud de quatorze jeunes filles appartenant à de nobles familles d’une ville dont le rimailleur insipide portait – sans doute abusivement – le nom. L’ancien fief des Damvilliers étant proche de la cité aux vierges sacrifiées, il n’en fallait pas plus pour que le marquis ressentît ce crime multiple comme une offense personnelle. Parmi ces égreneurs de rimes à cravate douteuse, il y en avait un, bellâtre roux à la voix de fausset, qui avait le don d’exaspérer le marquis. Surtout quand ce « pommadé » glissait à l’oreille de Virginie des mots qui semblaient l’amuser. Cet écrivaillon, que la tante Drouin tenait pour un redoutable pamphlétaire, bien qu’aucun libraire n’eût encore imprimé ses textes explosifs, commit un jour l’imprudence de s’adresser au marquis, d’un air supérieur.

« C’est le français du XVIIe siècle, monsieur, que vous parlez, avec un accent de terroir désuet… et, comment dirais-je…, émouvant…, oui, émouvant…, c’est le mot. »

Le polygraphe à la chevelure rouillée semblait se gargariser de son verbiage. Adrien, déjà insatisfait, parce que son cigare était trop sec, se redressa comme un bœuf qu’un taon chatouille. Il souffla un jet de fumée bleue, qui fit cligner les yeux de son interlocuteur.

« Je parle le français que m’a appris mon père, monsieur, et quelques pères jésuites qui n’avaient pas usé leurs soutanes dans les salons. Ce français-là est compris des gens honnêtes. Et je me moque comme d’une guigne de ceux auxquels mon accent ne plairait pas, et spécialement des faiseurs de vers de mirliton… »

Le beau rouquin demeura interdit, chercha du secours du côté de Virginie, que la franchise de son mari réjouissait fort. Il lut dans son regard bleu-noir une ironie désagréable. Adrien, jetant son mauvais cigare dans la cheminée, attendit une réplique qui ne vint pas. Le pamphlétaire acerbe était déjà à court d’arguments. Désormais, il évita le marquis, qu’il qualifia, dans ses conversations avec les croqueurs de gaufres de son acabit, d’ours mal léché et de paysan à l’esprit épais !

Mme Drouin, qui se rendait bien compte que le mari de sa nièce ne participait pas aux jeux de sa petite cour, proposa un soir :

« Voulez-vous rencontrer M. de La Fayette ? Il a organisé la Garde nationale, qui nous garantit aussi bien des désordres populaires que des abus du pouvoir. Tout ce qui vient d’Amérique lui est cher. Il serait certainement heureux de bavarder avec vous !

— Moi, pas, fit Adrien d’un ton rogue. Je trouve qu’on a fait la part un peu trop belle à ce petit marquis auvergnat, qui choisit de faire la guerre des Américains parce qu’il s’ennuyait avec sa femme et voulait se donner un peu de gloire. D’autres Français se sont battus au moins autant que lui pour notre indépendance, Jean-Baptiste de Vimeur de Rochambeau et l’amiral de Grasse, entre autres. Et ceux-là ne passaient pas le plus clair de leur temps à chanter les louanges du grand Washington. M. de La Fayette, passé maître dans l’art de ménager la chèvre et le chou, vit sur sa réputation. Grand bien lui fasse. Quand il vint chez nous, en 1824, accompagné d’une Écossaise bavarde comme une pie-grièche, il ne cacha pas ses sympathies pour les Yankees anti-esclavagistes ; nous ne pourrions donc échanger que des politesses.

— Vous devez tout de même, observa Félicie Drouin, déroutée par cette sortie, lui manifester un peu de reconnaissance !

— Il n’est pas dans mon naturel d’être reconnaissant, madame ! »

Les choses en restèrent là. Les Damvilliers ne virent pas M. de La Fayette, fort occupé d’ailleurs à ce moment-là par l’organisation de son armée de contribuables, qui élisaient leurs officiers au vu de l’originalité des uniformes que les candidats pouvaient s’offrir !

Les Damvilliers avaient prévu de demeurer à Paris jusqu’aux premiers jours de février, mais, tandis qu’on se préparait à fêter Noël 1831, Adrien trépignait d’impatience. Une lettre de Clarence, qui avait mis près de deux mois à lui parvenir, faisait état d’une récolte de coton satisfaisante, encore que la fibre fût d’une moins bonne qualité que l’année précédente. Les travaux de la grande maison sont heureusement achevés, écrivait l’intendant. Votre demeure est comme neuve, toute blanche. Willy Tampleton a reçu une flèche d’un Séminole qui lui voulait du bien, puisqu’elle portait en guise de pennon un galon de capitaine.

Tout cela donnait au marquis l’envie de regagner Bagatelle. Il devenait taciturne et se frictionnait la tête de plus en plus souvent, sans tenir compte des regards désapprobateurs de Virginie. Celle-ci, par contre, paraissait tout à fait à l’aise dans ce Paris de fantaisie. Elle passait son temps en visites, en emplettes et Adrien voyait croître de jour en jour le volume des malles qu’il faudrait embarquer pour l’Amérique. Elle avait même commandé chez Pleyel un nouveau piano parce que ce facteur était le fournisseur de M. Chopin !

Trois jours avant Noël, un petit drame et un grand bonheur allaient précipiter les choses.

Comme il rentrait d’un office à Saint-Sulpice, Adrien, pénétrant dans le salon de Mme Drouin sans avoir rencontré de domestique, trouva le poétaillon rouquin, seul avec Virginie et lui tenant la main.

« Sacrebleu, fit le marquis d’une voix qui fit tressaillir les pendeloques des lustres, qu’est-ce qui vous prend ?

— Madame ne se sent pas bien », bégaya l’autre en se redressant comme un coq.

Virginie, en effet, s’appuyait, pâle et défaite, au dossier du fauteuil.

« Vos vers lui donnent la nausée, sans doute. Débarrassez le plancher au plus vite…

— Mais, monsieur, c’est… la maison de Mme Drouin…

— Et c’est la main de ma femme, qui n’appartient qu’à moi. »

En trois enjambées, Adrien fut sur l’homme roux, fait comme une gravure de mode. Il le saisit d’une main, à la nuque, par le col de son habit, de l’autre par le fond de son pantalon, le souleva comme une mesure de mélasse, traversa le salon, descendit l’escalier, intima l’ordre au maître d’hôtel d’ouvrir la porte, s’avança sur le perron et jeta le poète, paralysé par la peur, sur un tas de neige mélangée de crottin.

« Si vous revenez ici, je vous étrangle », lança le marquis d’une voix qui fit se retourner les rares passants.

Puis il claqua la porte avec une telle violence que le chapeau de Napoléon glissa de guingois sous son globe, dans le salon du rez-de-chaussée.

« Mon manteau, s’il vous plaît », fit l’expulsé d’une voix plaintive en essayant de s’extraire de la fange glacée.

De retour au premier étage, aussi promptement qu’il l’avait quitté avec son fardeau gesticulant, le marquis ne paraissait pas d’humeur commode.

« Alors, ce malaise, madame – c’était la première fois qu’il appelait Virginie ainsi – pouvez-vous me l’expliquer ? Voulez-vous un peu d’air frais ? On étouffe ici ! »

L’interpellée, toujours blottie dans son fauteuil aux accoudoirs en col de cygne, ne paraissait nullement émue, plutôt joyeuse. Elle avait retrouvé ses couleurs.

« Asseyez-vous, Adrien. J’ai quelque chose à vous dire. »

Le ton serein de sa femme rendit le marquis perplexe.

« Arrêtez de vous frictionner la tête et écoutez-moi. Tout d’abord, vous avez bien fait de me débarrasser d’un importun, qui profitait d’une situation à laquelle il était étranger. Vous auriez pu le faire avec moins de… vigueur, mais la colère vous va bien et je ne suis pas fâchée d’avoir pour mari un homme qui ne tergiverse pas quand la vertu de sa femme est en cause.

— M’mumm, grogna le marquis, mais ce malaise, Virginie ?

— Eh bien, apprenez, monsieur le marquis, que vous allez être père et que la faiblesse où je suis tombée en présence de cet olibrius n’a pas d’autre cause que celle-là, fort naturelle au demeurant.

— Sacrebleu ! lança le marquis en sautant sur ses pieds, ce qui eut pour effet de déclencher dans le salon une suite de tintements, comme si les bibelots frissonnaient de peur. C’est vrai ? C’est bien vrai ?… Ah ! Virginie, Virginie, que je suis heureux ! Vous ne pouviez me faire un plus beau cadeau de Noël ! »

Il lui prit les mains, les baisa avec une violence qui fit apparaître une grimace sur le visage de la future maman. Puis il tomba à genoux.

« Ainsi, vous allez nous donner un petit marquis.

— Ou une petite marquise, Adrien.

— Oui, bien sûr », fit-il, un peu décontenancé par cette incertitude fort commune.

Doucement, Virginie passa sa main fine dans la toison de son mari, gros caniche ému par cette perspective de paternité.

« Mais alors, fit-il en se redressant, le visage tragique, il va nous falloir rester à Paris… en attendant ?…

— Pourquoi donc ? Je tiens à ce que notre fils naisse à Bagatelle.

— Mais la traversée en cette saison risque d’être mauvaise…

— Eh bien, ça lui fera le pied marin. Si vous voulez me faire plaisir, Adrien, bouclons nos malles et rentrons chez nous. »

Ainsi toutes les joies étaient offertes à la fois au planteur. Il allait être père et quitter cette ville, qui ne lui plaisait guère. Il amorça un pas de gigue écossaise avec la grâce pataude d’un ours découvrant un pot de miel, ce qui mit en branle les pendeloques tintinnabulantes du lustre et fit apparaître à la porte du salon Mme Drouin.

« Mon Dieu, que se passe-t-il ? J’ai trouvé un de mes amis grelottant sur mon seuil et réclamant son manteau… Vous l’avez, paraît-il, jeté dehors comme un paquet et je vous vois dansant comme un satyre devant ma nièce ! »

Surpris, Adrien demeura un pied en l’air.

« Il se passe, madame, que je suis heureux, comme un homme auquel on vient d’annoncer que sa descendance est assurée et qui, soit dit sans vouloir vous faire de peine, s’apprête à rentrer chez lui avec sa femme…

— C’est tout ? Cela ne mérite pas que vous ébranliez mes planchers, terrorisiez les domestiques et mettiez à la porte un doux poète, auquel je porte de l’intérêt. »

Le ton était celui d’une bourgeoise offensée. Mais rien en cet instant ne pouvait altérer le bonheur de M. de Damvilliers.

« Parlons-en, du beau roussot qui faisait la cour à ma femme, profitant d’un léger malaise dû à son état. Oui, madame, je l’ai jeté dehors comme un barbet trop affectueux. Mais il vous reviendra dès que nous serons partis. »

Avisant sur un canapé le paletot de sa victime, Adrien, avec un entrain d’écolier achevant un canular, se saisit du vêtement, ouvrit la fenêtre du salon :

« Hé ! greluchon, cria-t-il, attrapez votre guenille et allez vous mettre au lit avec une bouillotte…

— Que vont dire les voisins ? » soupira Mme Drouin, qui ne pouvait se défendre d’une certaine admiration pour ce mâle expéditif.

Virginie riait aux éclats et deux domestiques accourus se tenaient sur le seuil du salon, la bouche ouverte, les yeux ronds !

« Hou ! Hou ! » leur fit Adrien avec une grimace.

Ils disparurent après avoir échangé un regard traduisant l’opinion peu flatteuse qu’ils avaient de l’état mental de l’Américain. Mme Drouin eut un mouvement d’épaules résigné et s’assit au milieu de ses coussins.

« Alors, c’est vrai, Virginie, déjà un enfant ! Je suis heureuse qu’il ait été conçu chez moi.

— Non, pas chez vous, ma tante, mais plutôt dans le lit de Cromwell, à Broadway, en Angleterre !

— Ah ! fit la dame, étonnée d’une telle précision. En tout cas, il naîtra chez moi, ce sera une vraie fête.

— Non, pas chez vous, madame, intervint le marquis, mais à Bagatelle, en Louisiane, comme son père et son grand-père ! Car nous quittons Paris. »

Vaincue sur tous les fronts, Félicie Drouin mit de l’ordre dans sa guimpe et sourit.

« Vous ne pensez pas que traverser l’Atlantique en cette saison…, pour une femme enceinte… »

Virginie se leva, vint embrasser sa tante.

« C’est décidé, nous rentrons. L’air du large est vivifiant, ma tante, et je ne serai pas la première à voyager en cette posture !

— Mais M. de Damvilliers ne devait-il pas se rendre dans l’Est pour revoir les terres de ses ancêtres ? risqua encore la bonne dame.

— Nos terres sont au bord du Mississippi, madame, répliqua Adrien d’une voix adoucie. Ici, je me sens comme étranger et j’ai hâte de retrouver mes nègres et mon coton.

— Si vous êtes vraiment décidés…

— Nous le sommes, ma tante. Nous passerons Noël et le jour de l’An avec vous et nous prendrons le premier bateau de l’année en partance pour New York.

— Je vais écrire à Clarence dès que j’aurai retenu nos passages », conclut Adrien, joyeux comme un militaire à la veille d’une permission exceptionnelle.

Il laissa les deux femmes à leur tête-à-tête, prit son paletot, son chapeau et sa canne et dévala l’escalier avec une célérité de postillon.

Dans le hall, tandis qu’il attendait que le cocher eût attelé, il ramassa un billet plié en quatre, sans doute tombé de la poche du petit rouquin. Il lut :

Déesse du Mississippi,

L’amour vous attend à Paris,

Sur un signe il saisit sa lyre

Pour chanter ce que ne peut dire

La voix rude d’un gros mari

Pour qui demain sera tant pis.

 « Eh ! allez donc ! grinça M. de Damvilliers en froissant le poulet avant de l’expédier d’une chiquenaude sur le tas de neige où avait atterri son auteur, un moment plus tôt. Le don Juan aux cheveux rouges ne sait même pas l’orthographe !

— Plaît-il, monsieur ? fit le cocher qui, découvert, invitait Adrien à monter dans la calèche.

— Je dis que Mississippi s’écrit avec quatre s, mon brave, et que le temps est au dégel ! »