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AU lever du jour, avec des précautions de nurse anglaise poussant le landau d’un bébé endormi, le Prince-du-Delta s’était éloigné des quais de La Nouvelle-Orléans pour entreprendre la lente remontée du Mississippi.

De tous les fleuves du monde, excepté, peut-être, la Tamise entre la Manche et Londres, c’était à cette époque le plus fréquenté. Le « boulevard des Amériques », disaient fièrement les gens du Sud, qui l’empruntaient pour se rendre à Saint-Louis, puis parfois, par le Missouri, jusqu’au territoire du Kansas, dans ces zones extrêmes de la civilisation, que les pionniers, dans leur marche vers l’ouest, appelaient encore la « Frontière ». Né près des grands lacs du Nord, le « Père-des-Eaux », ou Meschacebé, comme le nommaient les Indiens, glissait tel un serpent, en ondulant paresseusement jusqu’au golfe du Mexique où il arrivait, énorme et puissant, grossi des eaux du « Beau-Fleuve », l’Ohio, du « Grand-Fleuve-Fangeux », le Missouri, de l’Arkansas plus modeste, tous ces affluents ayant eux-mêmes reçu les apports d’autres fleuves, comme le Tennessee, et ceux d’innombrables rivières. Ses vassaux se montraient en certaines saisons si généreux que le maître fleuve, ne pouvant accueillir dans son lit toutes ces masses liquides, se laissait aller à des débordements. Les inondations fertilisaient les sols, mais elles noyaient aussi parfois les cultures, les bêtes et les gens ! Les faubourgs de La Nouvelle-Orléans étaient régulièrement envahis par le trop-plein de ces eaux-là, qui semblaient renâcler à se perdre dans l’Océan.

Hernando de Soto, un capitaine espagnol, compagnon de Pizarre, croyant renouveler le coup fameux du pillage de Cuzco, au Pérou, qui lui avait procuré tant de richesses, s’était, en 1541, lancé avec quelques centaines de conquistadors dans l’exploration du fleuve, depuis son embouchure. À massacrer les Indiens, à manger les porcs sauvages, à sonder les forêts, à rechercher l’or sur les rives du grand fleuve indifférent, de Soto ne gagna que la mort. Un an après sa découverte, il mourut de la malaria au village de Guachoïa. Ses hommes, pour impressionner les Indiens Choctaws et Kiowas, jetèrent son corps dans le Mississippi. Le fleuve emporta cette dépouille dérisoire comme un fétu de paille, mêlé aux arbres déracinés et aux débris naturels que charriaient les eaux limoneuses.

Plus tard vinrent les jésuites-explorateurs, brandissant le crucifix au-dessus des armes ; puis Cavelier de La Salle, l’envoyé du roi de France, enfin Le Moyne d’Iberville, chargé d’établir un droit de préemption sur des richesses à venir. Mais, au jour où Virginie Trégan et Clarence Dandrige s’embarquèrent sur le Prince-du-Delta, il n’y avait que sept ans que l’on savait exactement où le « Père-des-Eaux » prenait naissance. On devait la solution de ce mystère, qui longtemps avait inspiré les conteurs et les amateurs de légende, à un Italien nommé Costantino Beltrami. Celui-ci voyageait en Amérique, pour oublier, disait-il, le chagrin que lui avait causé la mort prématurée de sa bien-aimée et aussi pour se faire oublier, lui, des autorités de Bergame. Dans cette ville, on appréciait peu en effet ceux qui affichaient de la sympathie pour l’empereur Napoléon. Suivant le cours supérieur du fleuve, au-delà de son confluent avec l’Ohio et jusqu’à la frontière, alors mal définie, du Canada, l’italien avait découvert, avec trois Indiens, que le Mississippi sortait d’un lac minuscule qu’il baptisa aussitôt Giulia{16}, du nom de celle qu’il avait adorée.

Dans la salle à manger du paquebot fluvial, Clarence avait vu une gravure de 1828 représentant ce juriste explorateur. Vêtu d’une tunique en passementerie, croisée sur une chemise au col largement ouvert, appuyé d’une main sur un grand fusil, tenant de l’autre la poignée d’un sabre passé dans sa ceinture, le teint pâle, l’œil sombre et cerné des insomniaques, le bel Italien avait posé pour la postérité, debout sur un tertre, devant un ciel tourmenté. Ainsi portraituré, il ressemblait davantage à un jeune premier romantique qu’à un explorateur téméraire. Le Mississippi lui devait néanmoins une identité complète. Ajoutant à sa découverte un exploit : la descente du fleuve jusqu’à La Nouvelle-Orléans dans le canot de ses amis indiens, il avait fini par regagner l’Europe. Malgré le scepticisme de quelques géographes de cabinet, qui osèrent émettre des doutes sur la réalité de son expédition, il fut accueilli en France comme un émule de Christophe Colomb. Le marquis de La Fayette, pour qui tout ce qui venait d’Amérique était sacré, l’embrassa sur les deux joues. Fêté et décoré comme un arbre de Noël, l’italien rédigea un mémoire, qui plut aux dames sans convaincre les hommes de science. Cet ouvrage lui valut tout de même d’être agréé par plusieurs académies, ce qui le consola enfin de la perte de Giulia et le réconcilia avec les notables de Bergame.

En se rasant, au matin du 11 mai 1830, Clarence Dandrige ne pensait pas à l’illustre Beltrami, qu’il avait cependant rencontré à Fort Snel au printemps de 1823, chez un autre Italien, le major Tagliafero. L’intendant de Bagatelle, tout à sa toilette, n’entendait même pas le halètement sourd de la machine à vapeur qui propulsait le bateau. Agitant son blaireau dans un bol à savon marqué à ses initiales en lettres d’or, il s’enduisit le visage de mousse, puis choisit, dans son coffret de voyage en pitchpin, un des rasoirs de Sheffield à manche de nacre que lui avait offerts son père. Il en éprouva le fil avec application, se rasa au plus près. D’un flacon de cristal taillé, décoré d’une rose d’or, il fit couler un peu d’eau de Cologne dans le creux de sa main, se tapota le visage en faisant une grimace à son miroir et se brossa soigneusement les cheveux. D’un des tiroirs à boutons d’ébène de son nécessaire de voyage il retira une paire de boutons de manchettes en onyx, puis il enfila une chemise fraîche. Avec l’aisance des dilettantes qui prennent plaisir aux gestes rituels, il noua sa cravate bouffante de manière à lui conférer ce « négligé artiste », marque de la dernière mode importée d’Europe. Ayant passé son pantalon de flanelle beige à sous-pied, chaussé de fines bottines lustrées et endossé une de ces redingotes courtes qui annonçaient déjà le veston, il sortit sur le pont ensoleillé, où musardaient passagers et passagères, en suivant avec intérêt et amusement le spectacle que leur offrait le fleuve.

Sur les eaux teintées de glaise, entre les rives plates et boisées, le bateau avançait dans l’axe du Mississippi, comme si la stature et la renommée du steamer réservaient naturellement à celui-ci la voie d’honneur. Majestueux comme un château en déplacement, le Prince-du-Delta croisait de grands chalands chargés de marchandises qui se laissaient porter par le courant, frôlait des barges, pleines à ras bord de rondins bien empilés et dirigées par de robustes mariniers, attentifs à maintenir leur route au moyen de lourdes perches. On voyait aussi des bateaux trapus, pourvus de deux avirons et d’un mât auquel on hissait une grand-voile quand il s’agissait de remonter le courant en comptant sur l’aide du vent. Les mariniers adressaient parfois des signes aux passagers du vapeur, dont la grande roue aux pâles couleur sang-de-bœuf tournoyait à la poupe, brassant l’eau dans un bruit de cascade et traçant un sillage ondulant comme l’échine d’un monstre à demi immergé.

« Comme ils sont drôles ! » fit une voix près de Clarence.

C’était Mignette, qui désignait à Virginie les « flat-boats » les plus typiques. La jeune Parisienne paraissait subjuguée par l’animation qui régnait sur le fleuve et intriguée surtout par ces grandes caisses de bois qui servaient d’habitation flottante aux nomades du Mississippi. Dans ces huttes s’entassaient des familles entières avec leurs meubles, leurs outils, leur basse-cour. Des lessives sur des fils tendus par le travers des embarcations claquaient au vent, comme des pavois de fantaisie. Des têtes d’enfants, curieux et sales, apparaissaient au ras des ponts, dans l’encadrement des écoutilles. Des cochons, attachés par une patte, pointaient leur groin gouailleur au ras de l’eau boueuse, y voyant peut-être une pitance inépuisable mais inaccessible. Des femmes échevelées, les poings sur les hanches, et des hommes au torse maigre et bronzé, arc-boutés sur les barres des gouvernails, regardaient, à travers toutes leurs envies refoulées, les élégantes encapuchonnées de mousseline et les beaux messieurs à chapeau de soie. Sur les « flat-boats », on se livrait au soleil de mai déjà chaud ; sur les paquebots on s’en protégeait sous des ombrelles frémissantes, pour ne pas gâter ces teints de magnolia qui différenciaient de toutes les autres les beautés du Sud.

Ayant rejoint les deux femmes, Clarence leur nomma toutes ces embarcations de tailles et de formes diverses qui se croisaient ou se dépassaient dans l’écho des cris, des appels, des invectives que dominaient avec autorité les coups de trompe des steamers. Ceux-ci s’annonçaient au loin par leurs cheminées jumelles, les unes hautes et noires, empanachées de fumées grises, les autres courtes et fines, projetant vigoureusement les trop-pleins de vapeur blanche montant des « bouilloires{17} ».

Le Mississippi, hercule rampant, portait ainsi sur son ample et mouvante échine les meilleures et les pires cargaisons. Les steamers constituaient la haute société, l’aristocratie nautique. Ces espèces de châteaux de bois, à deux ou trois étages, ceints de galeries-promenades superposées sur de minces colonnettes, aux coques basses et prolongées, à la proue, par de larges passerelles, suspendues comme des ponts-levis, paraissaient massifs et sans élégance, à côté des clippers racés qu’ils retrouvaient en bout de course à La Nouvelle-Orléans. Mais, sur le fleuve sans profondeur, où ne pouvaient s’aventurer les lévriers des océans, ils devenaient des seigneurs imposants et leur silhouette anguleuse prenait, dans le décor grandiose des prairies et des forêts, des allures de grande maison noble en déplacement.

Clarence expliqua à ses compagnes que les habitués du fleuve connaissaient les noms et les performances de ces grands bateaux blancs, flanqués de roues à aubes ou, comme le Prince-du-Delta, équipés à l’arrière d’une seule roue, pareille à celle, sédentaire, des moulins. Les bateaux de ce modèle, dit-il, offraient des avantages en matière de vitesse et de confort, les vibrations et le bruit étant réduits au minimum. Il les conduisit à l’arrière et les fit se pencher sur les grosses bielles de bois qui transmettaient dans un va-et-vient régulier la force de la vapeur comprimée. Le soleil, jouant dans la poussière d’eau que projetait les palettes de la roue, amorçait un arc-en-ciel flou et Virginie prit plaisir à sentir sur son visage et ses mains le souffle humide du fleuve égratigné.

« Et les show-boats…, comment sont-ils ? » interrogea timidement Mignette.

Dandrige hésitait à répondre, mais un regard de Virginie l’y encouragea.

« Les show-boats sont des bateaux-théâtres, mademoiselle, qui, la nuit venue, s’illuminent comme des palaces de pacotille. On y donne des spectacles, que parfois les honnêtes gens n’oseraient pas montrer à leurs épouses. Sur certains show-boats, des demoiselles de cabaret, vêtues de robes de soie écarlate, portant des dessous de dentelle noire, dévoilent leurs jambes jusqu’à la jarretière et exécutent avec frénésie des danses équivoques.

— Oh ! » fit Mignette, rougissante et intéressée.

Dandrige poursuivit :

« Sur ces bateaux-là, on ne danse pas le quadrille comme sur les bateaux fréquentables, mais la valse, venue d’Europe, qui autorise des contacts que ne peut supporter aucune femme honnête. On y joue aussi au poker et aux dés. On y boit du whisky, du gin, de l’eau-de-vie et même de l’absinthe. Tout ce que les hommes ne trouvent pas à terre, dans les villages proches des plantations, se rencontre à bord des bateaux de plaisir. Des sirènes aux yeux de braise, promptes à vider un gousset dans le temps d’un baiser, y côtoient les joueurs professionnels, reconnaissables à leur façon de porter le sombrero noir, le diamant trop voyant au creux du jabot, les bottes à talon et qui, sans avoir toujours besoin de tricher, prennent, en une nuit, à un planteur benêt les bénéfices d’une récolte de coton. »

Devant Mignette, qui ouvrait de grands yeux ronds, et Virginie, qui pinçait les lèvres mais suivait attentivement son discours, Clarence expliqua que chaque nuit, à bord de ces casinos itinérants, les bagarres constituaient des attractions supplémentaires et gratuites. Il ne s’agissait pas de duels bien réglés entre gentlemen, mais de coups de poing, de couteau et de pistolet. Parfois un plouf dans les eaux noires indiquait, avant l’aube, qu’un malchanceux avait tout perdu, même la vie !

Au petit matin, la grande passerelle relevée, les clients ivres débarqués, le show-boat s’en allait plus loin, comme un écumeur des berges, s’amarrer dans quelque boucle du fleuve, près d’une zone habitée. Nettoyé, pimpant, annoncé dans les villages et les plantations par des émissaires montés, il accueillerait, le soir venu, une nouvelle foule d’hommes et de femmes, qui goûteraient avec d’autant plus d’entrain et moins de retenue aux plaisirs proposés, qu’au matin suivant le fleuve serait vide, le show-boat emportant, avant que le soleil ne brille, jusqu’au souvenir des heures folles.

Mais il y avait pire, sur le boulevard liquide, et Clarence, qui savait les mystères des navigations équivoques, aurait pu en dire davantage. Certains chalands devenaient au crépuscule d’étranges églises où l’on célébrait de curieuses messes. Sur les uns, des Blancs se livraient entre eux à des sabbats au cours desquels des fillettes créoles ou de très jeunes esclaves noirs des deux sexes devaient se soumettre aux désirs pervers et aux vices cachés de gens que l’on croyait, à terre, très honorables. Sur d’autres bateaux, des Noirs se rassemblaient en cachette pour célébrer le vaudou, comme ils le faisaient autrefois à Saint-Domingue avant que leurs maîtres, chassés de l’île caraïbe, ne les embarquent pour venir travailler dans leurs nouvelles plantations d’Amérique. Parfois montaient de deux barges closes, serrées bord contre bord, d’étranges musiques. Quand on avait assez bu dans l’une, on passait sur l’autre, divisée en compartiments étroits où se réfugiaient les couples de hasard et où les solitaires retrouvaient des prostituées en rupture de bordel.

Le Prince-du-Delta, bien sûr, n’était pas un vapeur de cet acabit. Même si les passagers qu’il transportait ne pouvaient tous prétendre à une honorabilité sans tache, il régnait à bord la même atmosphère de bon aloi que dans un hôtel de Boston. Le capitaine Wrangler, un Allemand aux mains énormes, grand fumeur de cigares, portant une barbe blonde et bouclée de Viking, y veillait. Et puis le tarif des passages et le fait que soient interdits à bord les jeux d’argent assuraient déjà une sélection de la clientèle. Clarence avait justement choisi ce bateau pour que la filleule du marquis de Damvilliers ne soit pas amenée à rencontrer ces aventuriers audacieux, qui passaient leur vie sur le fleuve, à la recherche de bonnes fortunes.

Sur la plage avant, autour de petites tables de fonte moulée peintes en blanc, on pouvait vers dix heures du matin prendre un bol de bouillon accompagné de quelques biscuits, que des serveurs, parcourant ponts et galeries avec leurs plateaux, distribuaient aux passagers. Clarence et Virginie sacrifièrent au rite. Elle, protégée par son ombrelle, lui, le panama ramené sur les yeux, ils goûtèrent un moment, en silence, la qualité de cette matinée de printemps, car, à la vitesse de six nœuds, la chaleur du soleil se trouvait tempérée par le vent frais de la course.

Les yeux mi-clos, Clarence considérait la jeune fille. Elle paraissait finalement bien différente de ce qu’il avait imaginé et l’impression qu’elle lui avait donnée la veille, d’être irritable et insolente, s’était dissipée. Il décida qu’elle était jolie, même très jolie, et point sotte. Par moments, quand le bateau passait à hauteur d’une grande maison à demi dissimulée par les arbres, au bout d’une longue pelouse, elle interrogeait :

« Quelle est cette plantation ? »

Et Clarence répondait :

« À droite, c’est Elmwood, maison créole construite par un descendant d’un des six La Fresnière venus avec les premiers colons, puis à gauche Home-place, construite par les Fortier en 1801, dans un style franco-espagnol assez commun. »

Et un moment plus tard :

« Voici, là-bas, Destrehan, où habite un descendant de Jean-Baptiste Destrehan des Tours, trésorier royal de la colonie française, puis sur l’autre rive Saint-Joseph, faite de bois de cyprès et de briques d’argile.

— Vous semblez, monsieur Dandrige, connaître parfaitement ce pays où vous n’êtes pas né, alors que, venue au monde au bord de ce fleuve, j’en ignore tout, observa Virginie.

— Quand on est fils de militaire, on naît où l’on peut, mademoiselle. Si mon père, qui est anglais, n’était pas venu en Amérique avec les troupes de Sa Majesté, chargées de mettre à la raison les Bostoniens qui avaient jeté les dix-huit mille livres de thé de l’East India à la mer, j’aurais sans doute vu le jour dans le Sussex !

— Et pourquoi monsieur votre père, qui avait combattu contre les Insurgents, une fois l’indépendance reconnue, resta-t-il dans le pays ?

— Parce qu’il l’aimait, je crois, et que, fait prisonnier après avoir été blessé à Yorktown, il y fut soigné par une Française, une descendante d’Acadiens, comme vous…, qu’il épousa. Guéri, il renonça au métier des armes et se fit avocat à Boston, où je suis né. »

Un coup de vent rabattit la mousseline sur le visage de Virginie.

« Mais mon père a voulu finir ses jours en Angleterre, dans la maison de ses ancêtres, c’est pourquoi il est reparti il y a quelques années, fortune faite. Il est maintenant très âgé. »

La jeune fille voulut aussi visiter le bateau, et l’intendant de Bagatelle, qui plusieurs fois avait voyagé sur celui-ci, proposa de lui servir de guide. Le Prince-du-Delta réunissait tous les éléments du confort anglo-saxon traités au goût du jour. Le hall, sorte de grand salon du pont principal, offrait les nobles proportions du lobby d’un hôtel de première catégorie. De là partait un bel escalier de chêne, aux contremarches de cuivre, dont la base s’élargissait en éventail entre deux colonnes de même bois, soutenant un plafond à moulures, ouvert en arc de cercle. Les rampes de fer forgé supportaient de larges mains courantes d’acajou, ce qui élevait la perspective, fermée au sommet des marches par une console abondamment fleurie. De part et d’autre, on accédait au bar nommé « London-lounge ». Face au pied de cet escalier, monumental et ciré comme une armoire, s’ouvraient la conciergerie du bord et une petite boutique où l’on trouvait souvenirs, tabacs, papier à lettres et même des écharpes de soie. Entre ces deux alvéoles lambrissés s’allongeait, vers l’arrière du bateau, un long salon-fumoir, meublé de tables aux pieds tarabiscotés, de fauteuils en tapisserie, de canapés rococo, de causeuses capitonnées. On pouvait y prendre le thé et certaines chambres s’ouvraient sur le pourtour de cette pièce, ceinturée à hauteur du pont principal par une large galerie, que supportaient des colonnes à chapiteaux corinthiens, sacrifice au style « Greek Revival » cher aux gens du Sud. Aux cloisons, des gravures encadrées alternaient avec des appliques de bronze à contrepoids. Ces derniers permettaient aux lampes à huile de conserver toujours la position verticale. Clarence remarqua qu’il s’agissait d’une précaution nouvelle contre les risques d’incendie.

Éclairé le jour par de larges baies donnant sur le fleuve et que fermaient la nuit venue des rideaux de velours bleu nattier, le grand salon du Prince devenait le soir salle de bal, quand on avait roulé les tapis, rangé les sièges et convoqué les violons. Les lambrequins, les corniches, les encadrements d’érable ou d’acajou, le plafond à caissons couleur crème, comme les cloisons lambrissées à mi-hauteur de chêne clair, faisaient de ce lieu un séjour douillet.

« Il ne manque qu’une cheminée où l’on brûlerait des bûches, pour oublier tout à fait qu’on se trouve sur un bateau ! » observa Virginie.

À l’avant du vaisseau, un autre salon, en principe réservé aux passagères qui, n’accordant pas d’attention au paysage, s’y réfugiaient à l’abri du vent pour faire de la tapisserie ou papoter, offrait, autour de guéridons supportant des chandeliers d’argent, quantité de coins tranquilles. Crochetant ou brodant dans des fauteuils à dossier droit et oreillettes, des dames sérieuses y buvaient à petites gorgées du très vieux porto, ou croquaient des sucreries. Entre plafond et fenêtres, le décorateur avait voulu ajouter une touche de luxe supplémentaire : une frise de vasistas à petits vitraux imitant l’agate. Virginie, venue s’asseoir là un moment, observa les jeux du soleil à travers ces verres colorés, qui mettaient des reflets tendres sur le cuivre rouge du gros baromètre mural, sur les marbres des guéridons et jusque sur les robes de soie.

Pendant le déjeuner, Mlle Trégan se fit expliquer le principe de la machine à vapeur, dont on percevait les vibrations, sous le tapis. Elle fut étonnée d’apprendre que des esclaves, torse nu dans la cale, supportant une chaleur d’étuve, jetaient sans arrêt dans les foyers des grosses bouilloires de cuivre des rondins de bois. Des bûcherons, dont on voyait à intervalles réguliers sur les rives du fleuve les cabanes montées sur pilotis, approvisionnaient au passage les vapeurs.

Clarence, voué au rôle de professeur, expliqua que le premier capitaine qui s’aventura sur le fleuve avec un steamer, un Hollandais, se nommait Nicolas Roosevelt. Avec Fulton, l’inventeur de la machine à vapeur, il avait construit un bateau nommé La Nouvelle-Orléans, qui valait en 1811 trente-huit mille dollars ! Parti de Pittsburgh, sur l’Ohio, il emprunta ensuite le Mississippi et rejoignit la capitale de la Louisiane. Depuis, bien sûr, on avait lancé quantité de bateaux à vapeur, puisque plus de six cents d’entre eux sillonnaient le fleuve. On allait aussi plus vite que par le passé. Dandrige cita la performance d’un capitaine, dont il avait oublié le nom, qui ne mit que cinq jours et dix heures, en 1814, pour aller de La Nouvelle-Orléans à Natchez.

« Mais, ajouta-t-il, le Prince ne mettra que trois jours pour nous amener à Pointe-Coupee, qui n’est qu’à une demi-journée de Natchez. »

L’intendant, devant Mignette qui buvait ses paroles, comme s’il se fût agi d’un conte, révéla les dangers de cette navigation. Le brouillard qui tombe parfois sur le fleuve, les bancs de sable qui traîtreusement se déplacent, le peu de profondeur du Mississippi n’étaient rien, d’après lui, en comparaison des risques d’incendie, consécutifs aux abordages et aux explosions des bouilloires.

« Car, dit-il, un des grands plaisirs des capitaines est d’organiser des courses. Mais à pousser la chauffe on excite la machine jusqu’à la rupture et c’est le désastre ! Ainsi le Zebulon Pike, que nous croiserons peut-être, est le quatrième du nom…, les trois premiers ont explosé !…

— Mon Dieu !… fit Mignette, effrayée par la perspective d’une telle catastrophe.

— Ce doit être excitant, ce genre de course, fit Virginie, les yeux brillants.

— Et les Indiens ? Sont-ils vraiment si méchants ? » demanda Mignette qui tenait à connaître tous les risques du voyage.

Clarence la rassura :

« Autrefois, à bord de leurs pirogues, ils abordaient les bateaux à voile pour se saisir des biens des passagers, mais ils y ont depuis longtemps renoncé. Et puis ils étaient moins dangereux que les pirates des rivières, des bandits blancs qui volaient l’argent, les bijoux… et enlevaient les jolies passagères, ajouta-t-il avec un sourire.

— Mon Dieu ! fit encore Mignette en répandant une cuillerée de sorbet sur son corsage, ce qui amusa Virginie et les convives de la table voisine.

— Soyez sans crainte, nous avons le meilleur pilote du Mississippi, dit Clarence. Ce n’est peut-être pas un excellent danseur de quadrille, mais il connaît toutes les traîtrises du fleuve, tous ses caprices, les crues soudaines, les tourbillons, les vents coléreux. Il a un don pour prévoir le temps. Ainsi il devine, à la moiteur des manetons du gouvernail, si la pluie vient ; il sait, aux hurlements des chiens dans le brouillard, où il se trouve, car leurs aboiements sont tous différents, et jamais il ne se risque à faire la course avec un autre bateau, l’armateur lui ayant fait signer un contrat le lui interdisant. »

Au cours de l’après-midi, alors que Virginie se trouvait à l’avant du bateau, sous la dunette, elle put elle-même apprécier la prudence du capitaine. Un marin, penché à la proue, maniait la sonde et transmettait au maître du bateau, debout sur la passerelle, hiératique comme un Neptune en charge d’âmes, le résultat de ses observations. C’était une sorte de chant, comme celui qui rythmait les enchères aux tabacs, qu’elle avait entendu petite fille. « Mark four, half four, mark four, mark three, half three, mark twain{18} », criait l’homme, ce qui signifiait que la profondeur du fleuve passait à cet endroit-là de vingt-quatre à douze pieds. C’était suffisant pour le Prince, dont le tirant ne dépassait pas huit pieds.

Un peu plus tard, quand le soleil commença à décliner et que l’horizon, au-delà des plates forêts de sassafras et de cyprès chauves, s’embrasa de lueurs de forge, le Mississippi, doucement, vira au mauve.

Clarence, à l’arrière du bateau, penché sur la grande roue qui brassait inlassablement le liquide couleur d’encre fanée, respirait la fraîcheur des embruns argentés soulevés par le tournoiement des pales et suivait dans le sillage le long frémissement des eaux dérangées. C’était l’heure qu’entre toutes il préférait. Le moment privilégié où les hommes et les bêtes de somme peuvent s’abandonner à leur lassitude, où les choses, débarrassées des artifices des ombres portées, retrouvent leur volume exact, où l’immobilité enveloppe la campagne comme une housse. Lors de tels crépuscules, particulièrement harmonieux sur ce fleuve virgilien, Dandrige se sentait doué d’une lucidité, étonnante. Il l’appliquait volontiers aux gens qui l’entouraient et croyait alors les voir tels qu’ils étaient réellement.

Ainsi, cette Virginie devait être désirable. Il avait remarqué les regards des hommes à son passage et plusieurs, qu’il connaissait, avaient souhaité lui être présentés. Le jeune Tampleton entre autres, qui rentrait à Pointe-Coupee après avoir terminé ses études à West Point. Virginie Trégan avait reçu l’hommage du jeune officier avec une satisfaction visible et l’aisance que lui avait donnée, face aux hommes, la pratique des salons parisiens. L’intendant de Bagatelle s’était amusé du spectacle de ces êtres jeunes, amorçant inconsciemment le pas de deux de la séduction. Plaire, tel paraissait être le souci de la plupart des mortels. Clarence ne le partageait pas et, s’il soignait sa mise et veillait à se conduire galamment avec les femmes, c’était simplement pour suivre les règles courtoises de ce qu’on appelait la civilisation du Sud.

Enveloppée dans un châle, car l’heure était fraîche, Virginie apparut, un livre sous le bras. Dans la lumière du soir, le regard bleu et froid de la jeune fille prenait de la douceur. Elle eut une telle façon de s’accouder au bastingage près de Clarence, d’incliner la tête comme pour dissimuler son visage derrière les lourdes anglaises qui l’encadraient et de humer les parfums de chèvrefeuille et de jasmin, portés par le vent de terre, qu’elle parut fragile et romantique, en plein accord avec le décor du fleuve.

« Je me sens vraiment, ce soir, une fille de ce pays. Loin des capitales dans leurs vêtements de pierres, ici l’espace existe. Les perspectives organisées de Paris ou de Londres ont leur charme, mais elles n’éveillent pas le même désir de conquête que ces forêts et ces prairies sans limites…

— C’est juste, dit Clarence. L’eau, le ciel, la terre ont autour de nous plus de réalité qu’ailleurs. Les décors urbains sont des prisons. L’homme y prend de fausses dimensions en rapport avec ce qu’il construit. Ici, il a conscience d’être à la fois minuscule et divin. »

Les moqueurs regagnaient leurs nids en poussant des cris ironiques, qui affolaient les cardinaux au plumage écarlate et interrompaient les conversations badines des geais. Dandrige montra à la jeune fille des tortues qui, la circulation fluviale étant devenue moins dense, osaient dresser la tête au-dessus de l’eau, pour satisfaire leur curiosité au passage du grand bateau blanc.

« Et les alligators, à quelle heure sortent-ils ?

— On n’en rencontre plus que dans les bayous du sud ou à l’embouchure des rivières ; les hommes les ont chassés. »

Ils suivirent, par contre, un vol de flamants roses, filant vers les marais où coassaient des milliers de grenouilles, et ils aperçurent dans les roseaux des hérons marchant avec précaution. Dans l’herbage, invisibles, les rats musqués et les ratons laveurs se déplaçaient furtivement. Des chevreuils qui se désaltéraient s’enfuirent quand la trompe à vapeur du Prince-du-Delta lança dans une courbe du fleuve un appel rauque. Le capitaine prévenait ainsi les bûcherons que l’hôtel flottant allait s’amarrer pour la nuit, près de leurs cabanes, et qu’il conviendrait de charger du bois en profitant du reste de jour.

Les moustiques ayant fait leur apparition, les passagers regagnèrent les salons où, déjà, on avait allumé les lampes. Virginie saisit le livre qu’elle portait sous le bras.

« Ce M. de Chateaubriand est venu par ici il y a quelques années et il a écrit ce livre dont on a fait grand cas en France. »

Clarence prit l’ouvrage et lut le titre : Atala.

« Il s’agit des amours de deux sauvages, dit Virginie, amours contrariées, bien sûr, par des lois religieuses, mais qui ont pour théâtre les bords du Mississippi que l’auteur, comme nos Indiens et nos nègres, appelle Meschacebé. Il dit qu’on rencontre par là, dans ces plaines et ces forêts, des bisons qui, parfois, traversent le fleuve à la nage. Il y a vu aussi des ours manger des raisins sauvages, des caribous par troupeaux, des perroquets, des serpents jaunes et des crocodiles qui sentent mauvais !… »

Clarence sourit à l’énumération de cette faune.

« J’aimerais lire ce livre, me le prêterez-vous ? »

Elle acquiesça.

« Car, ajouta l’intendant, les poètes ont une façon particulière de voir les pays et j’imagine que, pour un Parisien, toute forêt dépourvue d’allées cavalières est une jungle dangereuse. Nos bois n’ont plus de secrets, hélas ! Les bisons se sont enfuis vers l’ouest, où l’on pousse aussi les Indiens. Les caribous ont été mangés par nos grands-parents, les perroquets capturés par les marins, et les trappeurs sont en train de décimer les colonies de loutres et de castors. Seuls les rats musqués, qui se reproduisent avec une étonnante rapidité, demeurent abondants comme les tatous. Aux chasseurs, il reste quelques cerfs, des cochons sauvages, des lynx et des renards… »

Quant aux amours des sauvages, Clarence savait d’expérience à quoi s’en tenir, mais il n’évoqua pas ce chapitre devant Virginie. Elle se mit alors, à sa demande, à parler de Paris, s’animant au rappel de ses plus récents souvenirs. Elle évoqua avec précision et humour le boulevard de Gand{19}, ses beaux arbres, ses dandies et ses trottins, ses larges trottoirs que l’on commençait à daller avec des pierres d’Auvergne. Elle avait fréquenté les cafés, salons publics pour une société élégante : le Tortoni où l’on commandait des glaces Plombières, des sirops, des punchs romains et des petits fruits glacés ; le Grand Café, le Café Riche, le Café Anglais, où se retrouvaient écrivains et journalistes de renom ; le restaurant Paillard, qui servait des soles à la crème. Elle cita les boutiques où la bonne société faisait ses emplettes : Scharlcher, le porcelainier des princes ; la « Petite Jeannette » qui fournissait mousselines, fichus et châles – le sien justement en venait – Mme Herbault, la modiste, qui bâtissait d’étonnants chapeaux ; Rose Druelle, sa concurrente ; Melnotte le chausseur, Fatout le marchand d’estampes, Camille chez qui l’on se devait d’acheter ses robes, « Aux Bayadères » dont le rayon « nouveautés » éclipsait tous les autres. Elle fit rouler les landaus, les tilburies, les buggies, les calèches, les phaétons mis à la mode par lord Seymour, les premiers omnibus, les fiacres : « citadins » gris rosé, « berlines du Marais » vert foncé, « célestines » bleu de ciel. Sa tante, Mme Drouin, possédait elle-même un coupé très élégant, doublé de satin jaune, au plancher recouvert d’un tapis de la Savonnerie.

« Vous n’imaginez pas ce que peut être ce quartier, un univers où l’on côtoie tout ce que Paris compte de gens d’esprit et de talent, de paresseux fortunés, de princes étrangers en goguette, d’aventuriers séduisants, de gens pauvres qui jouent aux richards et de gens riches qui s’encanaillent avec des demi-mondaines. »

Naturellement, elle avait passé de nombreuses soirées au Théâtre des Variétés, à l’Opéra de la rue Le Peletier et avait dîné plusieurs fois chez les ‘Nicolet, rue Basse-des-Remparts, qui importaient les produits de l’Amérique et possédaient un magasin à La Nouvelle-Orléans.

Elle avait assisté à la bataille d’Hernani, au mois de février. Au cours de cette folle soirée, qui marquait l’avènement du romantisme au théâtre, elle avait perdu son chapeau dans la cohue et applaudi jusqu’à ce que ses mains soient rouges et brûlantes. Victor Hugo lui avait caressé la joue et Alexandre Dumas lui avait envoyé des places pour Henri III.

Encore imprégnée des fortes sensations de cette nuit historique, elle dit avec enthousiasme :

« Il fallait voir les rapins et les poètes avec leurs cheveux ébouriffés, leurs barbes énormes, leurs vêtements étranges, manteaux espagnols, blouses flottantes, gilets de carnaval ! Les gens gesticulaient ou s’interpellaient, les conventions étaient abolies. Ma tante manqua de s’évanouir parce qu’un étudiant l’avait tutoyée. Il y eut des fauteuils cassés et des diadèmes piétinés, mais quand Mlle Mars dit :

Je me sentais joyeuse et calme, ô mon amant,
Et j’aurais bien voulu mourir en ce moment…

je me suis mise à pleurer et un jeune homme que je n’avais jamais vu ôta la rose qu’il portait à la boutonnière, essuya de ses pétales une larme qui roulait sur ma joue et me glissa : « Le pleur le « plus romantique pour la plus romantique des « fleurs… » Oh ! monsieur Dandrige, que c’était bon, ce soir-là, au Théâtre-Français !… Si ma tante ne m’avait emmenée, j’aurais passé la nuit à chanter et à rire comme une grisette ! »

Clarence, étonné par tant d’exaltation, regardait cette nouvelle Virginie, le feu aux joues, l’œil brillant, volubile et passionnée.

« Je crains que les soirées de Bagatelle ne vous paraissent bien calmes, mademoiselle, après de tels moments parisiens. »

Redevenue brusquement sérieuse, presque grave, la jeune fille porta sur l’intendant un regard serein, dans lequel toutes les lumières du théâtre, qui un instant plus tôt y brillaient étrangement, semblaient s’être éteintes.

« Voyez-vous, monsieur Dandrige, la passion de doña Sol, je crois que je la porte en moi, comme beaucoup de femmes. Il n’est pas de lieu au monde, si calme qu’il ne paraisse, où elle ne puisse un jour se réveiller !

— C’est ce que vous espérez ?

— C’est ce que j’attends ! »

La cloche du dîner interrompit ces confidences ébauchées. Le soir même, Clarence Dandrige allait avoir la preuve que Virginie Trégan savait provoquer le destin.