14

QUAND, deux jours avant l’arrivée de Mosley, Mme de Vigors annonça à son mari que Julie agréait le courtier de Manchester, le hussard réagit vivement :

« C’est sainte Blandine livrée aux lions ! Si Julie était ma fille, je refuserais de revoir ce pot à tabac !

— Mais ce n’est pas votre fille… et je sais, moi, ce qui est bon pour elle.

— Elle ne sera pas heureuse, Virginie, ce n’est pas possible.

— Elle sera riche et en sécurité ; l’amour viendra plus tard.

— Mais, enfin, tu la vois – le colonel tutoyait sa femme dans l’intimité – dans le lit de ce gros type aux chairs molles !…

— Il n’y a pas que ça dans la vie !

— Non, mais il n’y a que ça dans un lit.

— Elle a accepté, alors ça suffit, non ?

— Elle s’est soumise, tu veux dire, c’est différent ! »

Quand Dandrige apprit la nouvelle de la bouche du colonel, au cours de leur promenade à cheval, il demeura stupéfait.

« C’est curieux, dit-il simplement, en homme sachant contenir ses réactions.

— C’est contre nature, oui, vous voulez dire. Je donnerais bien mille dollars pour que cet Anglais crève d’une attaque d’apoplexie avant d’arriver à Bagatelle… D’ailleurs, les Anglais sont ainsi. Ils n’ont aucune décence. Quand ils ont envie de boire ou de forniquer, rien de les retient. Je les ai vus à la guerre, hypocrites, sournois, peloteurs de petites filles… et toujours la Bible dans la poche !

— Est-ce vraiment décidé, ou ne s’agit-il que d’un projet ?

— C’est décidé. Vous connaissez Virginie, l’idée lui a plu…, je me demande pourquoi…, et en deux heures tout a été réglé.

— Ça plaît à Julie ?

— Que peut-elle savoir, si ça lui plaît ? Elle est moins délurée qu’un poussin. Vous la voyez, vous, chevauchée par ce gros plein de soupe !… Ce sera un viol !

— La première fois, c’est toujours un viol, colonel », dit Clarence, amusé par l’indignation de Charles de Vigors.

Julie, dont l’imagination ne portait pas si loin, se montra aimable avec Abraham Mosley. Après tout, les filles se mariaient, c’était leur destinée. Tous les romans qu’elle avait lus finissaient par des mariages. Évidemment, les fiancés des livres semblaient tous jeunes et beaux, mais il arrivait que des rois barbus épousent de jeunes princesses et que ces couples vivent heureux, entourés de beaucoup d’enfants. La seule chose qui l’amenait à se poser des questions, maintenant qu’elle avait décidé d’obéir à sa mère, relevait de la qualité et de l’expression du sentiment qu’on appelait l’amour et qui tenait toujours une grande place dans toutes les histoires de mariage. Elle prenait plaisir, certes, à écouter M. Mosley parler de l’Angleterre, des usines et des chevaux, des boutiques et des châteaux, mais un plaisir différent cependant de celui que semblaient prendre, quand ils se promenaient ensemble, les fiancés dont les gravures de ses romans montraient les visages extatiques. Aussi, quand après le breakfast, au lendemain de son retour, M. Mosley l’avait entraînée dans le parc et avait posé ses grosses lèvres humides sur son cou, elle ne s’était pas pâmée d’aise, comme la dame de Quentin Durward. Elle avait même réprimé un petit frisson de dégoût.

Car l’ardent Mosley, se sentant autorisé à faire sa cour, montrait d’étranges impatiences. Seules sa bonne éducation, les mœurs puritaines et les conventions du Sud le retenaient d’initier Julie à des jeux moins innocents que le volant, qui l’essoufflait, ou le jacquet, qui lui donnait la migraine. Aussi pressait-il Virginie de fixer le mariage au plus tôt, arguant que ses affaires l’obligeaient à rentrer en Angleterre avant le 15 mai.

On fiança donc officiellement Julie et Abraham le 28 mars, dix ans, presque jour pour jour, après la mort du marquis de Damvilliers.

Le colonel constata à cette occasion que personne ne s’indignait, comme lui, de l’extrême jeunesse de la fiancée. Dans le Sud, les filles se mariaient parfois à treize ans, à peine pubères, « et il n’était pas rare d’y rencontrer des grand-mères de moins de trente ans » ! Adèle Barrow elle-même, dont on connaissait la farouche vertu, ne trouva pas, dans la disproportion des âges, matière à commentaires. Elle suggéra simplement que « le lis tardif à tige de cristal devait avoir le feu au ventre, comme sa mère ».

Les Barthew, par contre, rejoignirent le camp du colonel, où l’on trouvait aussi le maréchal des logis Mallibert et Imilie. Ed Barthew avait sursauté en apprenant par Dandrige le mariage de sa filleule, qu’il tenait pour une gentille idiote. Comme sa femme, qui se rappelait avoir été serrée d’un peu près par un Mosley grassouillet et rose, il reconnaissait dans cette union la main de Virginie.

« Elle n’a vu que l’argent et la réussite sociale, dit-il à Dandrige. Je tremble pour Julie, dont personne ne connaît la sensibilité et la puérilité race aux choses de la vie.

— Je crois que Mosley, en vieux célibataire qui se résout à sauter le pas, fera tout pour la rendre heureuse. Ce n’est peut-être pas un si mauvais calcul.

— Heureuse…, soupira Mignette, quelle idée peut-elle se faire du bonheur ? »

Peu à peu, cependant, les objections formulées par ceux et celles qui, avec M. de Vigors, avaient critiqué la pression exercée par Virginie sur sa fille tombèrent. Les fiancés donnaient le spectacle d’une parfaite entente, effectuant des promenades en buggy, visitant les familles amies, passant de longues heures en tête-à-tête, au cours desquelles le courtier décrivait à Julie ce que serait leur vie en Angleterre. Virginie, ayant convaincu sa fille de s’habiller d’une façon plus austère « pour se vieillir un peu », présidait à la confection du trousseau. Toutes les couturières de la plantation tiraient l’aiguille pour « m’amselle Pom Pom ». Les fiancés étaient retournés ensemble avec Mme de Vigors à La Nouvelle-Orléans pour choisir des tissus, car il fallait prévoir des vêtements adaptés au climat britannique. Mosley en profita pour emmener les deux femmes au théâtre applaudir la cantatrice Jenny Lind, que les journaux nommaient « le rossignol suédois » et dont Barnum avait organisé la tournée à travers les États-Unis. Il paya leurs places cent cinquante dollars, ce qui impressionna Julie et ravit sa mère.

La cérémonie au cours de laquelle s’unirent Julie de Damvilliers et Abraham Mosley fut brève et relativement intime. Il y avait encore trop peu de temps écoulé depuis la mort de Marie-Adrien pour que l’on donnât une de ces grandes fêtes dont les planteurs raffolaient. La mariée, dans sa robe de dentelle blanche, légèrement maquillée par sa mère, afin de paraître moins pâle, ne ressemblait pas, comme l’avait craint Mignette Barthew, à une fillette déguisée en mariée. Elle souriait, donnant toutes les apparences de la satisfaction. Mosley, dans un frac gris-bleu, l’œil vif et la bedaine convenablement serrée dans un gilet très ajusté, faisait un époux tout à fait présentable. Virginie eût facilement passé pour la sœur aînée de Gratianne, laquelle ne manquait pas de chevaliers servants. Première demoiselle d’honneur, elle avait pris le bras du major Tampleton, dont la prestance, dans son bel uniforme bleu nuit à épaulettes d’or, contrastait avec la grâce de gazelle de la jeune fille, vêtue d’une robe à multiples volants d’organdi, au décolleté arrondi et souligné d’un feston.

« Après avoir vainement courtisé la mère, peut-être aura-t-il plus de chance avec la fille », susurrait Adèle Barrow.

Clarence Dandrige et Ed Barthew n’étaient pas éloignés de penser la même chose !

Le beau Willy, le visage recuit par les soleils du Mexique et de la Californie, où il avait fort honorablement guerroyé pour la plus grande gloire de l’Union, approchait la quarantaine et attendait ses galons de lieutenant-colonel. Virginie lui plaisait toujours autant et, en tout cas, davantage que Gratianne, cependant fort appétissante. Il enviait le colonel de Vigors, non seulement parce qu’il était l’heureux mari de la femme qu’il convoitait depuis si longtemps, mais aussi d’une façon un peu puérile qui était dans sa nature. Les décorations, dont la Légion d’honneur donnée par l’Empereur, que le hussard arborait entre les brandebourgs aux ors ternis de son somptueux uniforme prouvaient que l’officier avait pris part à de vraies guerres. Percy Tampleton, venu avec Isabelle, sa Femme, et la demi-douzaine d’enfants qui faisaient la joie du patriarche des Myrtes, ressemblait de plus en plus à son père. Dans cette dynastie, les générations se succédaient sans hiatus. En voyant danser les garçons et les filles d’un homme auquel elle s’était autrefois donnée pour le seul plaisir, Virginie ressentait une vague tristesse. Marie-Adrien laissait un vide que Charles, qui s’empiffrait de gâteaux à la crème, ne parviendrait pas à combler.

Invitée par Dandrige pour une valse, celle qu’on appelait encore dans certains milieux « la marquise » se montra plus qu’amicale.

« Vous voyez que j’avais raison, Clarence, Julie est heureuse, n’est-ce pas ?

— Elle n’a pas l’air malheureuse, en effet.

— Vous qui me connaissez bien, vous savez que je suis intervenue dans son seul intérêt. Une mère n’est jamais contente de voir une de ses filles s’éloigner au bras d’un mari. »

Puis elle ajouta, le regard malicieux :

« Il faudra que je vous marie un jour, vous aussi ! Ou que je vous trouve une maîtresse digne de vous !

— J’ai déjà ce qu’il me faut, répondit l’intendant.

— Mon Dieu, qui est-ce ?

— Bagatelle ! »

Comme la danse s’achevait, Mme de Vigors dut clore cette conversation d’une pression plus appuyée sur le bras de son cavalier. Ils échangèrent un sourire, dont eux seuls connaissaient le sens profond. Un témoin ignorant les eût pris, à cet instant, pour de vieux amants.

Les mariés ne pouvant décemment passer leur nuit de noces à Bagatelle, Virginie avait obtenu des Tampleton qu’ils mettent à la disposition du couple une gentille petite maison, qu’ils possédaient en bordure de leur domaine, toute proche de Bagatelle et où ils hébergeaient parfois leurs invités.

Mme Tampleton, à laquelle ces préparatifs rappelèrent d’inavouables souvenirs, car elle était venue plus d’une fois, en cachette, dans cette annexe, retrouver des jeunes gens en mal d’initiation, avait, aidée de Mignette, fleuri le pavillon et fait allumer un bon feu dans la cheminée de la chambre nuptiale.

« Les nuits d’avril sont souvent fraîches et les jeunes mariées sont souvent dévêtues, avait-elle remarqué ; nous en savons quelque chose, n’est-ce pas ?

— Je tremble en imaginant Julie dans ce lit, madame Tampleton.

— Eh bien, moi, j’aimerais bien être à sa place, madame Barthew. M. Mosley ne doit pas être, en amour, le premier venu ! »

Mignette haussa les épaules.

« Julie ne sait rien de ces choses !

— Elle apprendra, madame Barthew, elle apprendra ! »

Quand, à la nuit tombée, tandis que les invités dansaient sous les lumières du grand salon de Bagatelle, Julie vint trouver sa mère, la jeune fille semblait fatiguée et inquiète.

« Maman, M. Mosley veut m’emmener maintenant.

— Eh bien, va, n’as-tu pas assez dansé ?

— Oh ! si ; je suis si lasse… Quelle journée ! »

Virginie donna un baiser à sa fille, signifiant ainsi que le moment de la séparation était venu, mais Julie demeura figée, indécise.

« J’ai un peu peur, maman ; j’aimerais mieux dormir ici, encore cette nuit !

— Ne sois pas idiote, ma chérie, tu sais bien qu’une femme doit dormir avec son mari, non ? Que peut-il t’arriver de mal ?… Ne prends pas froid, c’est tout.

— Alors, je m’en vais, maman.

— C’est ça, filez discrètement », recommanda Virginie, qui ne voulait pas voir des jeunes gens éméchés manifester autour du cabriolet qui devait emmener les époux.

À pas lents, Julie vint rejoindre son mari, qui l’attendait près de la porte des cuisines, car il ne tenait pas, lui non plus, à entendre les propos gentiment grivois que le départ des mariés au soir de leurs noces ne manque pas de susciter. Il prit la main de Julie, la tira dans la cuisine. Elle suivit docilement, traversant, ainsi conduite, la grande pièce qui communiquait avec l’extérieur, par une porte que n’empruntaient que les domestiques. Anna, assise sur un tabouret, bien droite pour ne pas froisser son tablier blanc, son madras de dentelle posé de guingois sur ses cheveux lustrés au suif, vit passer le couple furtif : « Mon Dieu, m’amselle Pom Pom ! » ne put-elle s’empêcher de dire, devinant vers quel sacrifice s’en allait sa petite maîtresse.

Entraînée par Mosley, la jeune fille se retourna vers la cuisinière, lui lança sans rien dire un regard tragique d’animal enchaîné, dans lequel Anna lut une détresse qui lui fit mal.

« Pauvre Pom Pom ! » soupira-t-elle en entendant s’éloigner le cabriolet que M. Mosley avait fait conduire derrière la maison.

On ne sut jamais ce qui se passa exactement dans la petite maison des Tampleton, encore que beaucoup de gens purent l’imaginer. Mosley se tut et Julie ne put le dire.

Les derniers invités, émoustillés et bruyants, avaient depuis longtemps quitté Bagatelle et les domestiques remis un semblant d’ordre, en grignotant les reliefs du buffet avant d’éteindre les chandelles, quand les chiens aboyèrent furieusement. Ceux de Dandrige, qui couchaient sur le seuil de sa chambre, se joignirent au concert. Clarence, les entendant dévaler l’escalier, se leva et, sans allumer sa lampe, enfila prestement le pantalon et la redingote qu’il avait quittés deux heures plus tôt, puis il sortit sur le seuil de la galerie et s’appuya à la balustrade. Saisi par le froid, il essaya de percer la nuit. La grande maison demeurait silencieuse et obscure. Personne ne semblait se soucier des aboiements. Il suffisait parfois qu’une famille de tatous traversent le parc ou qu’un rat musqué plus audacieux que les autres s’approchât de la cuisine pour déclencher la fureur des chiens.

Attentif aux jappements, Dandrige s’aperçut qu’ils ne semblaient pas traduire la colère, mais plutôt la crainte ou l’embarras. Il se munit d’une lampe à huile et se dirigea, protégeant la flamme de la main, vers la façade de la maison. Aussitôt les chiens s’approchèrent, tout en continuant, la tête tournée vers l’obscurité du parc, à donner de la voix. Sitôt qu’ils l’eurent reconnu, ils firent demi-tour et repartirent en aboyant de plus belle, du côté de l’allée de chênes.

Intrigué, l’intendant les suivit tout en s’efforçant de les calmer. Dans le halo de la lampe, il vit enfin ce qui excitait pareillement les animaux : une forme blanche étalée au pied du premier arbre. « Quelque châle oublié, pensa Clarence, ces chiens sont idiots. » Comme il se penchait pour ramasser ce qu’il croyait être un vêtement, il vit qu’il s’agissait d’un corps, vêtu d’une robe de dentelles. Avec quelque hésitation, tout en se demandant laquelle des invitées pouvait être allongée là, à cette heure, il secoua l’épaule de la dormeuse. Son geste fit basculer le corps léger. Dans le rayon de la lampe, il reconnut le visage de Julie. Les chiens s’étaient tus. Avec d’infinies précautions, Clarence adossa la jeune fille inerte au tronc du chêne. C’est alors qu’il comprit, en voyant sa bouche béante, ses yeux grands ouverts et fixes, qu’elle était morte.

Il demeura un instant immobile, puis, avec le fol espoir qu’il ne s’agissait peut-être que d’un évanouissement, il tâta le cœur. À travers l’étoffe fine, il ne perçut aucun battement. Comme il se redressait, un pas fit crisser le gravier de l’allée. En levant sa lampe, il reconnut Bobo, qui, une hache à la main, s’avançait en roulant des yeux blancs.

« Ah ! c’est vous, m’sieur Dand’ige ! Quand j’ai vu la lumière, j’ai cru que c’était des voleu’…

— Regarde, Bobo, dit l’intendant en abaissant sa lampe.

— … Mais c’est m’amselle Pom Pom, m’sieur ; elle est malade ?

— Va réveiller les maîtres, Bobo, puis attelle un buggy et va vite chercher le docteur Murphy.

— Oui, m’sieur, mais par cette nuit noire !

— Va, et vite !… »

Tandis que le cocher tambourinait à la porte de la maison, Clarence arrangea la robe de Julie, puis, après une hésitation et pensant qu’il valait mieux ne pas attendre l’arrivée de Virginie, il lui ferma les veux.

Quand les lumières s’allumèrent, Dandrige se dirigea vers la maison et gravit pesamment l’escalier ; sur le seuil il se heurta à Anna, qui, enroulée dans une couverture, venait aux nouvelles. Il allait lui parler quand Virginie apparut, suivie du colonel, l’un et l’autre en robe de chambre. Voyant la mine de l’intendant, Mme de Vigors n’osa même pas poser une question, ne sachant qu’imaginer, mais devinant quelque drame.

« Julie… est là ! » dit simplement Dandrige en désignant la lampe qu’il avait laissée près du corps, au pied du chêne.

Aussitôt Virginie s’élança, suivie par Anna, dévalant l’escalier comme s’il eût fait plein jour. Dandrige retint un instant le colonel qui s’apprêtait à suivre sa femme et la cuisinière.

« Elle est morte. J’ai envoyé chercher Murphy, mais je crains qu’il ne puisse rien faire. »

Virginie, s’étant penchée sur le corps de sa fille, se releva aussitôt, les yeux démesurément agrandis par l’horreur, la mâchoire tremblante. Quand son mari la rejoignit, elle n’avait pas prononcé un seul mot. À la maigre lueur de la lampe à huile, Mme de Vigors avait un visage de folle, un affreux tic lui faisait sursauter le menton. Sa fille, affalée, les bras allongés le long du corps, les paumes ouvertes, comme offerte aux génies de la nuit, avait le visage douloureux et résigné des martyrs. Anna, qui, elle, s’était agenouillée, criait en sanglotant :

« M’amselle Pom Pom, m’amselle Pom Pom, elle est toute froide, m’ame, elle est toute froide… »

Le colonel entraîna sa femme, silencieuse et trébuchante, vers la maison. Clarence, précédé d’Anna qui portait la lampe, ramassa le corps de Julie dont la longue traîne blanche balayait le sol. Les domestiques, tirés de leur sommeil et rassemblés sur la galerie, s’écartèrent pour laisser passer l’intendant et son fardeau. Brent, qui, depuis peu, remplaçait le vieux James dans les fonctions de maître d’hôtel, se signa comme il avait vu des gens le faire au passage des morts.

Julie fut déposée dans sa chambre de jeune fille où Murphy la trouva quand, une bonne heure plus tard, il apparut, sa trousse à la main.

« Son cœur a lâché », dit-il, laconique, à Dandrige en quittant la chambre où Virginie, comme frappée de stupeur, assise droite et glacée au pied du lit, veillait sa fille.

Puis le médecin ajouta à haute voix pour être entendu de tous :

« Cette petite n’était pas faite pour le mariage. C’est exactement comme si on l’avait tuée !

— Taisez-vous, intervint vivement le colonel, Virginie pourrait vous entendre.

— Et alors ? dit le médecin, vous avez peur de la vérité ? »

Cette allusion au mariage rappela au colonel que Julie avait un mari :

« Mais où est-il, Mosley ? L’a-t-on vu ? »

Puis, nerveusement :

« Je vais aller le chercher, moi…

— Laissez-moi faire, dit Dandrige. Restez auprès de Virginie, elle a besoin de vous. »

M. de Vigors se résigna. Murphy ramassa sa trousse et sortit avec l’intendant. La nuit était exceptionnellement froide, l’aube révélait à la surface des prairies une fine gelée blanche. De la vapeur sortait des naseaux du cheval que Bobo avait conduit à un train d’enfer pour ramener Murphy :

« Je vais avec vous, proposa le médecin ; ce gros type pourrait bien nous faire une attaque en apprenant ce qui s’est passé.

— En tout cas, il se soucie peu de sa femme, observa Dandrige ; il a dû tout de même s’apercevoir qu’elle s’était enfuie !

— Je parie qu’il dort, ce porc, dit Murphy en serrant les dents.

— Parce que vous croyez qu’elle ne se serait enfuie qu’après… le…

— Je ne crois rien, je sais, fit le médecin. J’ai examiné la petite… Elle n’est pas morte vierge, mon vieux ! »

Dandrige eut une moue de dégoût. L’aspect bestial de cette union, qui ne l’avait pas dérangé outre mesure, lui apparaissait soudain. Il fit claquer le fouet et prit le chemin du pavillon Tampleton.

Ainsi que l’avait prédit le médecin, Abraham Mosley dormait à poings fermés. Il fallut cinq bonnes minutes pour qu’il ouvrît la porte de cette maison où ne vivait aucun domestique. En se réveillant, il avait constaté l’absence de Julie.

« Que se passe-t-il, où est ma femme ? Je ne comprends rien ! »

Au petit lever, l’élégant Mosley n’était pas beau à voir. Malgré sa robe de chambre de soie à ramages et des mules brodées à son chiffre, il ressemblait, avec ses cheveux clairsemés et teints qui lui retombaient sur les oreilles, à un vieux faune adipeux.

« Julie est à Bagatelle, Mosley, fit Dandrige.

— Déjà ? fit le courtier ; mais le jour n’est pas levé !

— Elle est morte, dit le médecin, qui se souciait peu de ménager ce gros homme inconscient.

— Morte ! Ce n’est pas vrai, c’est impossible. Pourquoi dites-vous une chose pareille !

— Parce que c’est la vérité, Mosley, reprit Clarence. Elle s’est enfuie pendant que vous dormiez, a couru jusqu’à Bagatelle… Elle est tombée avant d’atteindre la maison.

— Mais, alors, elle est vraiment morte ? »

Sous le regard des deux visiteurs, Abraham Mosley parut soudain se friper, comme une baudruche qu’on dégonfle. Son visage, brusquement décoloré, devint flasque comme de la gomme. Il chercha un siège, le trouva et se mit à sangloter. Sa robe de chambre, en s’écartant, révéla des mollets grêles et variqueux. Dandrige se détourna.

« Vous feriez bien d’aller là-bas, maintenant, conseilla Murphy, toujours aussi sec.

— Je vais y aller, bien sûr, dans un moment, mais j’aimerais mieux ne pas la voir…, vous comprenez…, pour garder d’elle un beau souvenir. Elle était si jolie, si gentille et… tout… Ça s’était si bien passé… Pourquoi est-elle partie comme ça, en pleine nuit !

— Peut-être que vous la dégoûtiez », lança le médecin.

Puis il fit signe à Dandrige et les deux hommes quittèrent la maison, laissant le veuf hébété pleurant à chaudes larmes, le visage enfoui dans ses mains potelées, comme un vieux bébé auquel on a pris son jouet.

On ne revit jamais Abraham Mosley à Bagatelle. Quelques heures après avoir appris par Dandrige et Murphy la mort de Julie, il fit porter une lettre au colonel de Vigors, par laquelle il exprimait son désespoir, ses regrets, mais aucun remords. Il quittait à jamais, écrivait-il, ce pays où il avait failli être heureux. Charles de Vigors en était encore à lire ces mots, que déjà le courtier louait un petit vapeur pour regagner au plus vite La Nouvelle-Orléans, comme s’il craignait d’être poursuivi.

« Quel pleutre ! fit le colonel.

— Mosley a horreur du spectacle de la mort, murmura Virginie, comme pour excuser le fuyard.

— Elle finira bien par le rejoindre, va, comme tous ! »

La fin si soudaine et si scandaleuse de m’amselle Pom Pom plongeait la plantation dans une sorte d’anéantissement. Les domestiques oubliaient leur service. Il avait fallu arracher Anna et Imilie du chevet de Julie et maintenant que Virginie, s’étant ressaisie, évaluait le drame, elle-même demeurait prostrée près du lit où reposait sa fille dans sa toilette nuptiale. Tandis que le médecin examinait le corps, elle avait vu comme lui les traces de sang sur la face interne des cuisses de Julie. Cette vision lui souleva le cœur. Ainsi l’amour pouvait être autre chose que cette exubérance de la chair et cette fête des corps qu’elle-même appréciait si fort. La rebutante brutalité masculine lui avait été épargnée par son premier amant, un initiateur d’une grande tendresse, mais il lui était arrivé ensuite de la subir, puis de la souhaiter, sachant, en amoureuse experte, jouir de l’impétuosité parfois sans délicatesse d’un partenaire.

La pauvre Julie, certes, n’était pas préparée à la violence d’un désir mâle. En livrant sa fille innocente à Mosley, elle avait misé sur le tact et la sensibilité de cet homme, si raffiné dans ses goûts et si courtois dans son comportement. Sa brusque passion pour Julie, les attentions dont il l’avait entourée pendant leurs brèves fiançailles, cette espèce de dilection qu’il avait pour un être dont il disait connaître la fragilité auraient dû le rendre patient, capable de refréner l’ardeur faunesque de sa nature.

Or Julie avait été traitée comme une fille à soldats, sans même comprendre ce qui lui arrivait. Son cœur ne s’était peut-être arrêté de battre qu’après sa longue course dans la nuit, mais le viol qu’elle avait subi dans la maisonnette des Tampleton ne suffisait-il pas pour la tuer ? Au chagrin insupportable de perdre un troisième enfant s’ajoutait pour Virginie le remords secret d’être – elle pensait seulement de paraître – responsable de la mort de sa fille. Pour la première fois de sa vie, cette femme orgueilleuse connaissait la honte qui accable les provocateurs à la vue des drames qu’ils ont suscités. Elle entendait l’accusation que son mari aurait pu porter contre elle, s’il avait été moins épris. La réserve de Dandrige confirmait le ressentiment unanime qu’elle lisait dans les yeux des domestiques, percevait à travers le chagrin véhément d’Anna et que Murphy avait exprimé sans ambages.

Face à la jeune morte, maintenant coiffée et propre, elle se redressa. Elle relèverait le défi des ragots avec arrogance et saurait interdire l’accès de son esprit aux insinuations de sa propre conscience. Elle ne permettrait pas que l’on puisse, non seulement dire, mais penser que Julie avait été détruite par la faute de sa mère.

Quand Virginie retrouva, au salon, les hôtes silencieux et pensifs de Bagatelle, elle était redevenue maîtresse de ses nerfs et capable de prendre des décisions.

« Je ne veux aucune cérémonie, dit-elle aussitôt. Nous enterrerons Julie chez nous et non au cimetière. Au pied du chêne où Clarence l’a trouvée et dans sa robe de mariée ! »

Le colonel de Vigors, accablé, approuva d’un hochement de tête le choix d’une aussi bizarre sépulture. Gratianne, pelotonnée dans un fauteuil, redoubla de sanglots. Dandrige, lui, leva sur la dame de Bagatelle ce regard paralysant et glacé qu’elle détestait. « Lui, pensa-t-elle, comprend ce que je ressens ! »

Une fosse fut donc creusée, dès le lendemain au petit jour, au pied du premier chêne de la rangée de droite, à partir de la maison. Entre les fortes racines de l’arbre, planté cent ans plus tôt par le premier marquis de Damvilliers, on descendit l’étroit cercueil de chêne, béni par le père jésuite, précepteur de Julie. Ni les Barthew, ni les Tampleton, ni les Barrow n’avaient été conviés et aucun domestique ne fut autorisé à sortir de la maison pendant l’inhumation. Clarence soutenait Gratianne, la dernière des Damvilliers. La mort, visiteuse insatiable et méthodique, paraissant s’acharner sur cette famille, comme si elle voulait l’anéantir, était désormais une habituée de Bagatelle.

Le petit Charles, écartant les rideaux de la chambre où Virginie l’avait laissé sous la garde de Brent, vit deux esclaves inconnus égaliser le sol autour de l’arbre, une fois la tombe refermée.

« Julie est devenue un ange, maintenant, soupira Brent.

— Mais les anges, on les voit pas, dit le petit garçon, et moi, j’aimais bien voir Julie.

— Quelquefois on les voit la nuit, m’sieur Charles, quand y reviennent dans leur maison de la terre ! »

Plus tard, le colonel de Vigors et sa femme vinrent déposer au pied du chêne, sur cette tombe que rien ne distinguait et où l’herbe déjà repoussait, une pierre gravée de la taille d’un gros livre sur laquelle on lisait : Julie de Damvilliers (1837-1852), et une phrase choisie par Dandrige : Tous me doivent cet ombrage.