Troupeaux

 

Touristes, je vous hais. Vous avez de gros culs, de grosses cuisses poilues, vos femelles sont mollasses et blêmes, ou rougeaudes et cubiques, vous êtes répugnants, vous êtes hideux, vous êtes ce que l’espèce humaine peut chier de plus laid, de plus con, de plus flasque. Vous encombrez de vos troupeaux ahuris les plus jolis coins de nos villes, vous les confisquez, les déshonorez, les transformez en camps de concentration où vous piétinez de votre piétinement lourdasse de bétail devant l’abattoir (si seulement… !).

Vous tartinez sur vos larges mufles ce sourire imbécile et satisfait du bon connard loin de sa bauge, vous vous dandinez sur vos vastes culs, l’obligatoire boiboîte de Coca à la poigne, l’obligatoire boiboîte à photos pendue au poitrail en cloche de vache, vous bloquez de votre masse moutonnière trottoirs, places et rues, si je veux passer (je bosse, moi !) je dois me forcer une trouée à coups d’épaule hargneux dans le magma pleine pâte – Je vais me priver, tiens ! – Vous étalez insolemment vos viandasses et votre connerie comme vous n’oseriez pas le faire chez vous. Vous êtes des sacs pleins de merde, c’est là votre nature profonde, le voyage organisé la révèle, l’exalte, la tire au grand soleil et la jette là, sur nos trottoirs, visqueuse et pestilentielle, tout ça pour nos gueules, merci du cadeau, et je ne parle pas des autocars monstrueux qui ne vous ont vomis que pour vous réingurgiter et qui, en attendant, bouclent hermétiquement des quartiers entiers, ces petites bêtes faut bien que ça se pose quelque part.

Du haut de votre béatitude de mongoliens gavés de bouillie, vous vous rendez vaguement compte de notre existence. Vous laissez traîner sur nous vos yeux sales, nous sommes les indigènes, nous vivons nos petites vies de tous les jours, si exotiques, si pittoresques, pour le régal de vos étonnements programmés. Vous vous poussez du coude. Vous pouffez. Vous, vite vite, clic clic, prenez la photo. Nous sommes les poissons rouges dans l’aquarium, vos mufles flottent de l’autre côté de la vitre. Vous êtes au zoo, vous êtes les normaux, vous avez payé pour venir voir du Français dans son jus, du Français à béret et à litre de rouge, vous cherchez à déceler sur nos faciès, dans l’affaissement de nos poches de veste, la trace héréditaire du béret basque et du litron.

À cause de vous, touristes, sales cons, tristes cons, une ville n’est plus une ville qui vit sa vie de ville. Elle est en représentation. Pour un public, le pire des publics : vous. Elle joue un rôle, son propre rôle. Et elle en remet. Oh, là là ! Des tonnes. Elle joue le rôle d’une ville du bon vieux temps, le bon vieux Paris sympa et pas fier comme dans Yves Montand et dans Balzac (Balzac ? Une espèce de sous-Dickens bouffeur de grenouilles, si vous voyez.) Vous, bien sûr, vous marchez. Vous avez payé. Vous ne voyez pas, vous êtes trop cons, et de toute façon vous ne voulez pas voir, que la ville fait semblant. C’est du décor. Tout bidon. Même le vrai vieux est maquillé en faux vieux. Et ça vous tire des glapissements ravis et prévus. Patates, va ! Déchets. Fausses couches. Clones. Vous êtes des clones. Dommage qu’on ait cloné les plus moches. Ou alors ils sont vraiment tous comme ça, chez vous ? Aussi dégueulasses ? Je n’irai certes pas vous voir, dans votre pays de cons. Moi, touriste ? Qu’on me les coupe si jamais…

Paris est bidon. Toutes les villes « d’art » sont bidon. Le « Vieux Paris »… Mon cul ! Un minuscule noyau préservé, bichonné, maquillé, conservé sous cloche étanche, autour des quelques cartes postales grandeur nature qu’il faut ab-so-lu-ment que vous ayez mises dans vos boiboîtes, avec au premier plan votre truie et vos merdeux, avant de retourner dans vos soues à cochons faire chier vos amis et connaissances avec vos kilos de diapos.

Vous ne voyez pas, vous ne voulez pas voir, que ces vieilles si pittoresques boutiques dans ces vieilles si authentiques ruelles ont été vidées de leurs commerces de vie, boulangeries, charcuteries, merceries, bistrots,… et qu’on a injecté à la place, dans le bon vieux décor, des marchands de souvenirs « made in Hong-Kong », de gris-gris folklo bidon ou « culturels », bref, de ce bric-à-brac snobinard qu’on trouve partout, y compris chez vous, mais chez vous vous ne le voyez pas, il est fait pour les yeux des bonnes pommes de touristes venus d’ailleurs, d’ici, peut-être bien, et les petits margoulins merdeux vous attendent, tapis là comme araignées en leur toile pour vous sucer ce pauvre fric qui vous a fait trimer toute l’année en vue de cet instant suprême… Mais vous n’en avez rien à foutre, vous ne voyez pas. Vous ne voulez pas voir la réalité.

La réalité, c’est l’anneau de béton qui a dévoré la ville, les mornes verticalités verre-acier, le vertige universel qui est la vraie ville, partout la même, strictement la même, chez vous comme ici, et les banlieues merdeuses, strictement les mêmes, les usines et les autoroutes, à dégueuler, à se flinguer, vous ne voulez voir que le minuscule bout de « vieux » quartier rafistolé vieilles pierres vieilles poutres, fardé vieille pute, avec une Notre-Dame ou une tour Eiffel au milieu, parce que ça aussi c’est une industrie, la « vieille pierre chargée d’histoire » (comme si vous étiez capable de faire la différence entre Jeanne d’Arc et Marie-Antoinette !) et parce que vous vous emmerdez tellement, livré à vous-même, que vous suppliez qu’on invente des combines pour vous faucher votre fric pourvu qu’on vous procure du loisir bien balisé.

Vous vous faites trimbaler par le vaste monde afin d’entasser dans vos petites boîtes les images des merveilles plus ou moins bien conservées que surent édifier, ou peindre, ou sculpter, les hommes d’autrefois, parce que vous êtes bien incapables d’en faire autant, feignants… Vous construisez à la va-vite des merdes dont il ne restera rien et vous allez au bout du monde verser un pleur sur ce qui reste des temps où l’on bâtissait comme si l’on croyait à l’éternité. Vous pleurez sur les Pyramides mais n’avez nulle envie de construire les Pyramides[3].

La France lâche son industrie, lâche son agriculture, et s’équipe à bride abattue en « infrastructures touristiques », genre Disneyland et le reste. La France a choisi. Les Allemands auront l’industrie, les Italiens, les Espagnols, l’agriculture… Ils gagneront du fric, ils viendront le dépenser en France. La France a choisi le tourisme. La France sera le bronze-cul de l’Europe, son Luna-Park, son Las Vegas, son casino et son bordel.

Un pays qui a vitalement besoin des ressources du tourisme est un pays de mendigots.

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