Foie gras
Savez-vous ce que c’est que le gavage des oies ? Bien sûr, vous le savez. Y pensez-vous quand vous mangez du foie gras ? Oh, non, par exemple ! Quelle horreur ! Pourquoi se gâcher le plaisir avec de pareilles abominations ? Il faudrait être maso !
Donc vous savez. Et, sachant, vous mangez. Mangez ? Oh, le rustre ! Nous savourons, voulez-vous dire. Nous dégustons, lentement, lentement. Nous faisons fondre sur la langue. Nous fermons les yeux, nous nous concentrons, nous nous recueillons, nous communions, nous palpitons de la narine – Saviez-vous que le goût, c’est surtout de l’odorat ? Si, si, je vous assure. J’ai lu ça quelque part. La science est formelle. Curieux, non ? – nous salivons, nous sommes toutes papilles, nous nous préparons à goûter au plaisir des dieux, et c’est en fait encore plus divinement meilleur. Le foie gras… Mais c’est un poème, Monsieur, un hymne au Créateur ! Une échappée sur le paradis. C’est bien simple, Monsieur, le foie gras, c’est la France. Ailleurs, ils n’y arrivent pas. Deux mille ans de tradition pour acquérir le tour de main.
Oui, mais, pour les oies, vous savez ? Eh bien, oui, nous savons. Nous savons, là. Et alors ? Les oies n’ont-elles pas été créées tout exprès pour cela ? Ne furent-elles pas dotées d’un foie dont les merveilleuses possibilités ne s’épanouissent que par le gavage ? Je ne me rappelle plus le nom de la femme de génie qui en eut la première la révélation, mais laissez-moi vous dire que c’était une artiste, Monsieur, une grande, une très grande artiste, et une bienfaitrice de l’humanité, en plus. Il y a deux grandes Françaises : Jeanne d’Arc et elle. Elle d’abord, dirais-je, car le foie gras fait rentrer des devises, alors que la guerre de Cent Ans, hein…
Donc, vous savez. Et ça ne vous gêne pas. Ou, si ça risque de vous gêner, vous pensez bien vite à autre chose. Au bouquet du vin qui se mariera le plus harmonieusement à cette merveille, par exemple. Vous avez bien de la chance, en vérité. Bien de la chance d’être un salaud. Un innocent salaud de brave type normal. Ils le sont tous, innocents. D’innocents petits gourmands. Pardon, « gourmets ». Pour un raffinement gastronomique, pour un plaisir un rien plus subtil sur le bout de la langue, ils vouent la vie d’un être vivant à une abominable torture. Ce ne sont pas des sadiques, ce ne sont pas des violeurs de petits enfants, ils ne feraient certainement pas de mal à une mouche (la mouche n’offre aucun intérêt gastronomique), mais une saveur sublime justifie l’atrocité, qu’ils ne commettent d’ailleurs pas eux-mêmes, ni ne voient commettre.
Quoique… Le gavage des oies, spécialité bien de chez nous dont la France est aussi fière que de son champagne, nous est complaisamment montré, à la télé et sur les bêtasses cartes postales « régionalistes » où des déguisées en paysannes du bon vieux temps, avec coiffe de dentelle empesée, sabots décorés et toute la panoplie à la con, serrent une oie entre leurs puissantes cuisses de jument et lui entonnent de force jusqu’au fond du gosier, au moyen d’un gavoir, espèce d’entonnoir en bois muni d’une manivelle, la bouillie hyper-nourrissante que la bête terrifiée ne peut qu’avaler, et avaler, et avaler, insultée par l’implacable mégère si elle n’avale pas d’assez bon cœur… Je n’irai jamais dans un de ces hauts lieux de la fine gueule, je risquerais de perdre le contrôle et de balancer une paire de baffes à la bourrelle, ce qui serait mal vu… Encore que, je suppose, l’opération ne doive certainement plus guère se pratiquer dans la cuisine familiale, entre les cuisses d’acier d’une lourdasse au cul carré, mais bien plutôt dans d’étincelantes usines, au moyen de harnais, de caisses ou de je ne sais quelles ferrailles rationnelles étudiées en vue du gavage en série par immobilisation optimale et tassement accéléré des bourratives calories dans le gosier par piston électroniquement programmé…
Une vie entière, imaginez-vous cela, une vie entière, une courte vie, heureusement – mais l’oie n’a que celle-là – consacrée dans chacun de ses instants à se fignoler méthodiquement une cirrhose monstrueuse, à transformer un être vivant en une machine à faire du foie, du foie malade, du foie noyé de graisse malsaine, du foie d’alcoolo, pour tout dire (car on y fout aussi de l’armagnac, dans la pâtée infernale, le fin goumet sait apprécier)… Merde, ceci justifie-t-il cela ?
Pendant qu’on y est : vous savez qu’on coupe les grenouilles en deux VIVANTES ? Avec des ciseaux ? Oui, vous le savez. Et vous mangez des cuisses de grenouilles ?
Ô, fins gourmets ! Ô, bons vivants ! Je sais ce qui se cache sous vos joues vermeilles, trop vermeilles, sous votre nuque en pneu de camion. Et ça me fait peur.
P.-S. Ah, oui, pour les oies, j’oubliais : on leur clouait les pattes sur une planche. Et j’allais vous priver de ça !