Les crocodiles ont la bombe !
Je suis de plus en plus convaincu que l’homme – l’espèce humaine – est la malédiction de cette planète. Assez évolué pour avoir ajouté la conscience – la raison – au jeu des pulsions instinctives, pas assez pour que cette raison ait asservi ces instincts, les ait réduits au silence, tout au moins à l’obéissance. Et ce sont les instincts, les pulsions brutes, qui mènent les hommes, et qui ont asservi la raison. La raison (l’intelligence, la réflexion, la conscience, appelle ça comme tu voudras) croit tenir le gouvernail, alors qu’elle n’est qu’un instrument entièrement soumis aux toutes-puissantes pulsions animales. C’est pourquoi toute société humaine est vouée à l’injustice, à la brutalité, à la corruption et, depuis qu’elle en a les moyens (depuis que la raison raisonnante lui en a fourni les moyens !) à l’autodestruction.
La raison n’est tolérée qu’en tant que fournisseur d’armes, de stratégies, de justifications, de prétextes, d’idéologies. Le bon droit est du côté des vainqueurs, après coup.
La distance est énorme qui sépare la faculté pensante de l’homme de celle du plus évolué des mammifères après lui. Énorme, et cependant insuffisante. L’animal vit, mais ne sait pas. L’homme sait, mais pas assez. Pas au point que cette faculté pensante ait pu prendre les commandes. Le « cerveau reptilien » du petit père Laborit est le plus fort, le seul déterminant. L’homme est un crocodile possédant la bombe atomique.
Peut-être était-ce fatal. Peut-être le développement de l’évolution doit-il obligatoirement passer par ce stade où la pensée, fantastiquement développée, coexiste avec les pulsions irraisonnées qui furent salvatrices aux stades purement instinctifs. Mais alors, puisqu’il y a possession des moyens de destruction universelle avant d’avoir atteint le stade suivant, celui où ce que j’appelle la « faculté pensante » commanderait absolument le comportement humain, alors il y a là un goulot d’étranglement, et jamais ce stade béni ne pourra être atteint. Il eût fallu que le colossal saut quantitatif qui sépare l’homme de l’animal et dont le résultat fut l’émergence de la pensée raisonnante fût plus colossal encore. Il ne l’a pas été. L’homme reste à mi-chemin entre la bête et l’ange. Il va très probablement en crever, et beaucoup d’espèces innocentes avec lui.
On sait à peu près comment la vie commence, comment elle se développe. Doit-elle toujours, obligatoirement, finir ainsi ? Ce n’est pas impossible. C’est même fort probable. Pour ce qui nous concerne, je veux dire la vie telle que nous la connaissons sur cette foutue planète, c’est même à peu près certain. Je ne vois pas ce qui pourrait détourner les foules de plus en plus denses, de plus en plus ignares, de plus en plus imbéciles et fières de l’être, menées par des individus à peine moins frustes qu’elles-mêmes mais tout aussi livrés à leurs instincts crocodiliens, de courir joyeusement à la catastrophe. Ça ne me fait pas plaisir.