Le petit poulet
et la grosse Mafia
C’est drôle que personne n’y ait pensé. Où peut-être l’a-t-on fait, et maintes fois, et suis-je seul à ne pas le savoir ? En ce cas, ça ne fera jamais qu’une fois de plus. Bof…
Dans une société humaine, le nombre de ceux qui exercent une certaine profession est fonction du besoin qu’on a d’eux. Une de ces professions consiste à empêcher de nuire ceux qui n’acceptent pas la règle commune, voleurs, escrocs, assassins par cupidité ou par passion, fauteurs de troubles, bref : délinquants. Cette profession, vous l’avez reconnue, c’est la police.
De même que le nombre des boulangers, des épiciers, des maçons ou des chauffeurs de taxi est (ou devrait être) fonction du besoin qu’en a la communauté, de même l’effectif des policiers est-il (ou devrait-il être) fonction du besoin qu’on en a, c’est-à-dire, en gros, du nombre des fauteurs de troubles. Bien.
Mais ceci suppose que le contingent de fauteurs de troubles soit réduit, très réduit, par rapport à la totalité de la population. Disons 2 %, 5 %… Allons jusqu’à 10 %. Si nous admettons qu’un policier suffit pour tenir en respect un voleur (j’inclus dans la police tous ses auxiliaires : bureaucrates, magistrats, gardiens de prison, etc.), alors nous aurons, homme pour homme, autant de policiers que de voleurs, soit 10 % de la population totale. Dix pour cent plus dix pour cent, cela fait vingt pour cent. Un cinquième de la population est donc consacré aux problèmes (totalement improductifs) du maintien de l’ordre, la moitié d’entre eux pour essayer de détruire cet ordre, l’autre moitié pour essayer de les en empêcher. Cela fait beaucoup de monde à nourrir. Encore supposé-je que la police neutralise parfaitement les délinquants. En fait, beaucoup de malhonnêtes passent à travers les filets, ou commettent des dommages qu’ils ne peuvent réparer. Bilan de toute façon pire encore. Respirez bien à fond et buvez un coup, ça ne fait que commencer.
Supposons maintenant que le pourcentage des délinquants augmente. Qu’à cela ne tienne, augmentons en proportion les effectifs de la répression… Oui, mais cela entraîne qu’augmente également la proportion du budget général consacré à cette répression. Or, du fait que davantage de citoyens sont devenus voleurs ou policiers, la production diminue. Sans compter qu’une plus grande partie de cette production est confisquée par les voleurs impunis… Enfin, bon, supposons, cahin-caha, qu’on y arrive quand même, en se serrant la ceinture. L’ordre règne, ou à peu près.
Et si la proportion des délinquants augmente encore ? Si elle atteint, par exemple, 50 % de la population ? Verserez-vous en bloc l’autre moitié dans la glorieuse phalange des Chevaliers de l’Ordre ? Et le travail, alors, qui le fera ?
Vous souriez finement. Vous voyez là une espèce de parabole dont vous attendez avec gourmandise que je tire la moralité. Mais pas du tout. Je suis en train d’exécuter devant vous un travail d’étude sociologique tout à fait sérieux. Une population composée d’une grande proportion de délinquants (ou d’aspirants délinquants), tenue en respect par une proportion correspondante d’agents de répression, cela s’appelle une dictature. Et quand la proportion de délinquants devient soudain, imprévisiblement, beaucoup plus grande que celle des forces de répression (ou est rendue plus hardie par la colère), c’est l’émeute, cela peut même être la Révolution, Sire.
Laissons ce cas extrême, qui relève plutôt de la politique et de l’histoire, pour redescendre chez nos délinquants classiques, voleurs, escrocs, bandits, maquereaux, marchands de drogue, fraudeurs du fisc, facteurs de fausses factures… Tant que ces activités demeurent artisanales, la police fait face au grain. Tant bien que mal. Il y aurait bien sûr beaucoup à dire sur la quantité de hold-up impunis, d’assassinats familiaux qui ne font pas de bulles, de compromissions entre pouvoir politique et délinquance financière, sans parler de l’indulgence utilitaire des policiers envers les délinquants-indicateurs…, mais bon, tant bien que mal, elle fait face, ne chipotons pas. La société, malgré fuites et bavures, tient debout et tourne, comme une vieille locomotive fourbue qui crache sa vapeur par tous ses trous.
Mais pourquoi le crime resterait-il artisanal ? Pourquoi, en ce domaine particulier, ne s’appliquerait pas la grande loi de l’économie libérale, qui n’est autre que la loi de la jungle : le plus fort (ou le plus rusé) dévore le plus faible ? Pourquoi la concentration capitaliste qui triomphe dans tous les domaines de l’activité économique ne sévirait-elle pas chez les arsouilles ?
Pardi, elle sévit. Elle s’appelle Mafia. Elle s’appelle Camorra. Elle s’appelle du nom des patrons de la cocaïne de Colombie, du nom des patrons de l’opium de l’Extrême ou du Moyen-Orient, du nom plus ou moins secret de bien d’autres organisations criminelles… Ce n’est pas nouveau. Il y eut de tout temps des ambitieux constructeurs d’empires, souterrains ou au grand air. Mais voilà qu’est apparue une activité criminelle infiniment plus juteuse que l’attaque à main armée, le cambriolage, la prostitution, la contrebande, le jeu ou l’extorsion de fonds à grande échelle. La drogue, puisqu’il faut l’appeler par son nom, relègue braqueurs et marchands de viande dans les activités de jardin d’enfants. Aucune industrie au monde, licite ou illicite, ne rapporte autant que la drogue, pour une mise de fonds quasi nulle. Les gains fabuleux ridiculisent les risques. Le problème majeur des trafiquants est la manipulation des sommes colossales qui leur affluent dans les mains, leur réinjection dans le circuit honnête, en un mot le « lavage » des narco-dollars. C’est un problème. Ils le résolvent. Quel problème ne se résoudrait là où le fric abonde ? En y laissant ce qu’il faut de plumes au passage, ils réussissent à investir leur fric pourri dans des affaires absolument propres. Et donc assurent des emplois aux honnêtes travailleurs. Et s’installent dans l’équilibre économique général. Les voilà admis à la sacro-sainte table des conseils d’administration, participant au grand jeu de la concurrence et de la concentration capitaliste. Soyez certain qu’ils n’y apportent pas une sensibilité exagérée. N’oublions pas que les narco-dollars continuent à affluer, avantage que n’ont pas les sociétés dont la solidité n’est assurée que par la vente des petits-suisses ou des montres à quartz qu’elles fabriquent. Combien d’honorables multinationales cotées en Bourse sont-elles, dès aujourd’hui, totalement ou partiellement phagocytées par les marchands de drogue ? Combien de hauts fonctionnaires, combien de gouvernants sont des pantins dont les crapules tirent les ficelles ?
Il n’est nullement exagéré d’imaginer qu’un jour toute l’économie mondiale passe entre les mains des gangsters. Cela ne changerait d’ailleurs pas grand’chose : on ne triche pas avec les lois du marché. Tout au plus se montreraient-ils davantage « patrons de choc » que les capitalistes actuels. Le retour au capitalisme intransigeant des débuts de l’ère industrielle, qui s’amorcera de toute façon maintenant que l’URSS a admis la faillite de l’utopie socialiste, en serait seulement accéléré. Le XXIe siècle, disait l’autre, sera religieux (ou mystique, je ne me rappelle plus, et qu’importe ?). Il sera également réactionnaire dans tous les domaines. Et patriotard. Et illettré… Il sera terrible. Il dégoulinera de sang.
Prise du pouvoir par les gansters ? Ce ne serait pas la première fois. Qu’étaient d’autre que des bandits aventureux les envahisseurs germaniques qui ravagèrent l’empire romain, massacrèrent, incendièrent et, surtout, pillèrent ? Maîtres du pays, ils s’aperçurent que, tels les maîtres précédents, après l’orgie de la conquête ils ne pouvaient que l’administrer au mieux pour exploiter le croquant et lui faire cracher l’impôt. Ainsi se fonda cette aristocratie aujourd’hui si imbue d’elle-même Les tueurs de la Mafia sont-ils les aristocrates de demain ?