Créer de l’emploi
« Emploi », mot magique. « Créer de l’emploi », formule qui permet tout, qui couvre tout. Toutes les saloperies, bien souvent. Ce qui crée de l’emploi – ou prétend en créer – est sacré. Cloue le bec du contradicteur.
J’entends dans le poste qu’une autoroute va ravager le Marais poitevin, site pourtant archi-protégé, classé parc naturel par les Autorités. Ces mêmes Autorités qui interdisent – à juste titre – qu’on modifie si peu que ce soit ces lieux extraordinaires, riches d’une faune et d’une flore à peu près uniques, ces mêmes Autorités, d’un trait de plume, foutent tout en l’air, et vas-y donc ! L’autoroute – puisque, paraît-il, elle est nécessaire – pouvait passer sans dommage très au large du site « protégé ». Mais non, c’est là qu’elle passera, en plein milieu, oui, ainsi en avons-nous décidé, nous, Autorités, qui savons ce qui est bon pour vous.
Bien sûr, les associations de protection de la nature se mobilisent, proposent des contre-projets, manifestent. Le gars de la télé tend le micro au barbu (Déjà, hein : un barbu ! La France profonde se demande pourquoi les défenseurs de la fleurette ont tous cet air ex-hippie, baba-cool et brûle-Sorbonne…), puis, avec un sourire protecteur (« Il faut entendre les deux sons de cloche. Vous avez entendu les “contre”, je donne maintenant la parole au “pour” »), tend le micro à un brave maire du cru, chafouin mais bon genre, lui. « Parfaitement, moi je suis pour. L’autoroute apportera de l’animation dans le pays. J’ai déjà reçu des propositions d’usines, au cas où ça se ferait. Cela créerait une soixantaine d’emplois dans les communes environnantes. » Ça, c’est du sérieux, ça. Les mots sacrés ont été prononcés : « créer de l’emploi ». Tu peux toujours t’amener avec ta faune et ta flore.
Le même jour, même journal télévisé, le gars annonce gaillardement : « Renault licencie quinze mille emplois. » Eh bien, voilà, une soixantaine de ces braves gens vont être recasés, nous pouvons dormir tranquilles, la faune, la flore et le marais n’ont pas été sacrifiés en vain.
La publicité fait vendre, donc fait tourner l’usine, donc assure de l’emploi. La publicité est par conséquent l’activité maîtresse, celle qui tient toutes les autres dans sa main. La publicité est généreuse, la publicité est sainte, la publicité est belle, la publicité est culturelle, oser la critiquer est sacrilège.
« Euro-Disneyland », cet abcès purulent qui déjà dévore la bonne terre à blé de Brie et fera bientôt de l’Île-de-France tout à la fois la garderie d’enfants et le bordel de l’Europe, « créera de l’emploi ». Surtout pour les cadres dirigeants, les artistes et les techniciens américains, les Français étant bien contents de se faire balayeurs…
À Palerme (Sicile), la Mafia tue, intoxique, pourrit tout. La population de la ville est massivement, bien que sournoisement, pro-Mafia : si, du jour au lendemain, la police réussissait à stopper les activités de la Mafia, vingt à trente mille travailleurs divers se retrouveraient au chômage. La Mafia est sacrée, la Mafia crée de l’emploi.