Mowgli le fayot
À douze ans, j’étais fou de Kipling. On a bien le droit d’avoir douze ans, une fois dans sa vie. Farfouillant dans les rayons de la bibliothèque municipale de Nogent, j’étais tombé sur « Le Livre de la Jungle ». Le titre m’avait séduit, je choisissais mes lectures au flair, tant pis pour l’auteur génial pas foutu de se trouver un titre. Le contenu m’avait enthousiasmé. J’étais Mowgli, le petit d’homme élevé par les loups, j’étais le chéri de la jungle, Bagheera, la terrible panthère noire, était mon amie, Baloo, l’ours sagace, me donnait une tape de sa grosse patte quand je n’étais pas attentif à ses leçons, Kaa, le python géant, me protégeait, en cas de danger je lançais mon cri spécial et aussitôt ils accouraient, les formidables, les invincibles. Je savais dire les mots sacrés « Nous sommes du même sang, toi et moi » dans tous les parlers de la jungle… Il faut avoir lu Kipling à douze ans !
On ne peut pas avoir toujours douze ans. Moi, en tout cas. Et quand on n’a plus douze ans, si l’on relit Kipling, on a un peu honte d’avoir marché. On voit les ficelles, les poncifs, l’épaisse morale de boy-scout bien convenable, le militarisme, le chauvinisme… Le talent est certes toujours là, éblouissant, mais il ne peut plus suffire à vous faire avaler les plus grossières, les plus éculées des idées reçues : le tigre est fourbe et cruel, le chacal lâche et cauteleux, la panthère noble et loyale, le loup généreux et fidèle au clan, l’ours puissant mais n’usant de sa force que pour le bien, le serpent furtif et sans pitié, la mangouste courageuse jusqu’à la mort, le singe vantard, bavard, sale et versatile…
Rien de bien nouveau. Les animaux ne sont ici, comme toujours, que les incarnations de types humains, souhaités ou honnis. Ils n’existent que pour nous montrer combien il est beau d’être brave et loyal, combien il est méprisable d’être lâche et fourbe… Et quand, plus tard, je sus que, dans l’esprit ultra-britannique de Kipling, Shere Khan, le tigre exécrable, symbolisait l’Allemand, que les Bandar-Logs, les singes malpropres et jacassants, représentaient les Français, que Tabaqui, le chacal puant, évoquait le Juif éternel, je rangeai le papa Kipling, malgré tout le plaisir que je lui devais, parmi les vieux cons qui, doués d’intelligence et de talent, prostituent ces dons précieux pour flatter dans le sens du poil tout à la fois le pouvoir et le populo, ce que les biographies bien léchées appellent « forger un idéal ».
On ne peut pas avoir toujours douze ans.