Enfoiré mondain
C’était à prévoir.
Depuis le temps que ceux qu’on appelle, avec le petit sourire goguenard qui s’impose, « les amis des bêtes » se battent contre l’universelle et triomphale connerie ambiante, ils ont peu à peu réussi à réveiller les consciences et à presque mettre à la mode l’intérêt pour les formes de vie autres que strictement humaines. Parler respect et protection de l’animal, voire amour, n’est plus ridicule. Ce fut dur, ce n’est pas gagné, loin de là, mais ça avance.
À partir de là, une plate-forme anticonformiste toute faite s’offre au petit connard arriviste qui veut se tailler sa petite place au soleil des snobinards : proclamer bien haut son dégoût des bébêtes et son mépris pour les mémères à.
Ça, Madame, c’est du créneau ! Nouveau ! Original ! Prendre le contre-pied, ça paie toujours. Mettre le paradoxe mondain à la portée des méninges du beauf tout-venant… Et beaufs d’applaudir ! Beaufs de se reconnaître dans l’audacieux démolisseur de tabous ! D’autant mieux que ça répond à la férocité profonde beaucoup plus spontanée chez l’individu courant que l’élan de sympathie. Les défenseurs des bêtes nous emmerdent, voilà ce que monsieur Ducon-Moyen pense tout bas sans trop oser le dire parce que les jeunes d’aujourd’hui sont dans l’ensemble plutôt pro-bébêtes, un peu comme ceux de soixante-huit – dont M. Ducon-Moyen – étaient pro-Mao… Mais puisque voilà que le connard arriviste dont nous parlions tout à l’heure ose écrire et affirmer dans le poste que les amis des chiens et des chats nous pompent l’air, que les grands problèmes de cette fin du vingtième siècle sont la prolifération des crottes de chien sur nos trottoirs et la multiplication des chats dans les galetas des pauvresses qui feraient mieux de se payer du caviar avec leur maigre retraite que de la gaspiller en boîtes de Ronron, puisque ce puissant novateur a levé le drapeau de l’anti-chienchien-à-sa-mémère, osons à notre tour, nom de dieu, gueulons que nous en avons marre de marcher dans la merde, exigeons des mesures, suscitons un mouvement d’opinion, à bas la sensiblerie, vive la virile cruauté, et tiens, sur notre élan, rétablissons la peine de mort… Au moins pour les chiens errants, mais ce n’est qu’un début.
Naturellement, le connard ci-dessus n’a pas manqué de brandir l’argument massue des chasseurs, des aficionados, des pêcheurs à la ligne ou « au gros », des vivisecteurs et des arracheurs d’ailes de mouches : « Occupons-nous d’abord des misères humaines, hélas encore si nombreuses ! Quand il n’y aura plus un seul petit enfant affamé dans le Tiers-Monde, plus un seul opposant torturé, plus une seule injustice chez les hommes, plus une seule guerre… alors, peut-être pourrons-nous nous offrir le luxe de nous inquiéter de la souffrance animale. » Ça, ça fait toujours son petit effet, ça. L’assemblée se tait et hoche la tête… Demande-lui seulement, au tartufe, ce qu’il fait pour les petits enfants affamés, lui, et pour les droits de l’homme, lui. N’aie pas peur, il restera comme un con. Dis-lui alors que, toi qui te bats pour les bêtes, tu te bats AUSSI pour les enfants affamés et pour les droits de l’homme. Car il n’est qu’un combat, un seul, contre un ennemi, un seul, et cet ennemi s’appelle souffrance, peur, mort. La pitié, l’amour, ne se divisent pas… Oser chipoter le Ronron de la petite vieille qui se prive pour nourrir les chats errants et lui dire qu’elle ferait mieux de se priver pour le Tiers-Monde, oser proférer de pareilles conneries dans un pays où l’on arrose de pétrole des milliers de tonnes de pommes de terre parce qu’on ne peut pas les vendre au prix qu’on voudrait, il faut vraiment être un petit connard inconscient prêt à tout pour se tailler son glorieux chemin dans la jungle des cons.
Non, mais, tu te rends compte ? Cette chance incroyable que nous avons, nous, hommes, que ces deux animaux merveilleux, le chat et le chien, veuillent bien partager notre vie, se fondre dans nos habitudes, nous offrir à tout instant leur beauté, leur gaieté, leur amitié, cette amitié totale qu’aucune amitié humaine ne saurait égaler ? Leur regard, tiens. Leur regard…
Vivent les chiens ! Vivent les chats !
Et mort aux cons !