Démonstration

 

La plus éclatante, la plus implacable, la plus quotidienne démonstration de votre irrémédiable connerie, ô foules, c’est que la publicité vous fait acheter.

Incroyable, mais vrai. Ce harcèlement, ce martelage, cette persécution, cette obsession, ce décervelage, ce viol, ce sirop, cette goujaterie, cette vomissure, ces sourires répugnants de vénalité, ces « idées » laborieusement mises au point par des spécialistes de la psychologie profonde du connard tout-venant, cette bonhomie hypocrite, cette monstruosité rongeuse de vie, tout cela, non seulement vous le supportez, mais encore vous l’avalez, vous l’enfournez, vous vous en goinfrez, vous vous y plongez, vous le laissez couler en vous et vous emplir tout, ça vous dégouline par la bouche, par les oreilles, par les yeux, par tous les trous, avec, peut-être, parfois, soyons juste, un soupçon d’agacement, mais VOUS ACHETEZ ! Vous obéissez ! Au doigt et à l’œil ! Vous y courez ! Avez peur qu’il n’y en ait plus pour vous ! Tremblez de n’avoir pas à temps le tout dernier machin, la toute dernière bagnole, que le voisin l’ait avant vous ! Vous faites exactement ce qu’ils ont décidé que vous feriez, les mercantis, les fabricants de merde, les laveurs de cerveau, les tentateurs au nez rouge.

Vous qui ne supportez pas plus de dix secondes la ténacité courtoise de l’Arbi croulant sous les tapis qui s’acharne à vous proposer son marchandage de souk lorsque vous prenez l’apéro à une terrasse, vous qui envoyez péremptoirement se faire foutre l’indigène avec, si ça se trouve, accompagnement de quelques injures plus ou moins finement allusives, et même, tiens, pourquoi se gêner, carrément racistes, eh bien, vous, vous à qui on ne la fait pas, ah mais, vous achetez de toute votre âme à ces emmerdeurs de haut vol, vous êtes fier qu’ils daignent vous envahir et vous coloniser, vous tenez à grand honneur qu’ils vous autorisent à payer leur camelote et à vous endetter pour une saleté qui sera hors d’usage ou démodée bien avant que vous n’ayez fini de liquider vos traites, c’est calculé pour.

« La publicité, qu’ils disent, c’est l’information du public. Dans ce monde complexe et plein d’embûches, le public doit être informé. Cest son droit strict. Et c’est notre devoir sacré, c’est notre mission, à nous, gens de la communication. » Car ils ne sont plus des « publicitaires », ça faisait camelot et avant-le-Déluge, il faut aujourd’hui du techno-branché mâtiné d’apôtre : « Communication »… Dressage, oui ! Mise au pas. Injection du réflexe conditionné qui projettera automatiquement la main vers l’emballage au « logo » imprimé de force dans l’inconscient.

Ils ont misé sur votre docilité moutonnière, et ils ont gagné. Ils ont fait de vous, foules, des hordes de chiens de Pavlov robotisés jusqu’à la moelle… On ne peut certes pas accuser la publicité d’élitisme ! Elle s’adresse aux masses, doit convaincre le plus grand nombre d’acheter des produits conçus pour séduire le plus grand nombre, et donc néglige la minorité, qui n’aime ni le produit passe-partout ni la façon de le vanter, pour faire porter massivement son effort sur la quasi-totalité du public, portion non seulement la plus nombreuse mais aussi la plus imbécile et en même temps la plus réceptive, celle chez qui le sens critique est complètement atrophié, celle qui achète parce que la fille de la télé est bandante, ou parce que le bonimenteur est sympa, ou pour être dans le vent, ou parce qu’on a su la faire rire… Ah, ces petits sketches à î’« humour » pour mongoliens bavants qu’on vous balance sur la gueule en plein milieu du film ! Ah, le frisson érotico-frustrant des cuisses des belles nanas au sourire de pute entrevues le temps d’un spot… Le produit, on s’en fout. Dix sous de lessive emballée dans vingt balles de cartonnage et cinq cents balles de pub. Tous se valent. La concurrence ne peut jouer que sur la pub.

La publicité fait vendre, hélas ! Parce que nous sommes des veaux. (Pardon, les veaux, c’est une image, et qui marche. D’ailleurs, vous n’achetez pas, vous n’avez pas de pouvoir d’achat, aucun intérêt.) La pub, donc, fait vendre, et, conséquence, elle empêche ceux qui n’en font pas, ou qui en font moins, de vendre. La concurrence se réduit à une compétition entre « créateurs » publicitaires (Ils ont le culot de s’intituler comme ça eux-mêmes, ils ont pas la trouille !), entre trouveurs d’« idées », c’est-à-dire de trucs propres à accrocher un instant l’attention du badaud, à lui imprimer dans le mou du cerveau un nom, un graphisme. La qualité ? Oh, elle n’est pas exécrable. Jamais très bonne, non plus. En tout cas pas aussi incroyablement merveilleusement mieux que tout ce qui s’est fait auparavant, ainsi que le proclame la pub. L’usure de l’objet si vanté, si tellement en avance sur la plus pointue des techniques de pointe, si indestructible et tout et tout, cette usure est mathématiquement prévue, programmée, les points de faiblesse où se produiront les ruptures volontairement incorporées. Ce ne sera pas forcément l’organe essentiel, celui dont la pub clame si haut les performances, par exemple le moteur, qui flanchera, mais un infime bidule tout à fait secondaire, une petite bride de rien, une garniture de plastique… Et quand l’incident minime se produit, il entraîne le transport sur une décharge publique de tout l’appareil, car « la pièce n’existe plus en stock, nous ne suivons plus ce modèle, n’est-ce pas, mais nous avons celui-ci, tellement plus perfectionné (pardon : “sophistiqué” !), tout à fait haut de gamme… ». Vous connaissez la chanson. Cela s’appelle, chez moi, de la consommation forcée, et qui la pratique est un margoulin et un escroc, comparable au maquignon véreux d’autrefois qui vendait un cheval dont il maquillait les tares. (Les maquignons d’aujourd’hui s’appellent « multinationales ».) Nous sommes tous des otages dans les griffes des margoulins.

Il vaut donc mieux vendre de la merde formidablement « médiatisée » que de l’excellente qualité moyennement vantée. Les bons apôtres de la pub (ceux qui en vivent !) vont clamant, tout fiers d’avoir trouvé ça : « Le public est le souverain juge. La camelote ne se vendrait pas, même imposée par une campagne publicitaire gigantesque et géniale. » Invérifiable. Et grassement flatte-con : implicitement, on suggère au bon populo qu’il est bien trop malin pour se laisser avoir, et que par conséquent celui qui lui parle ne peut pas être une crapule, puisqu’il fait appel à son intelligence, à son bon sens, à lui, populo. Vieux truc de bateleur (et d’homme politique !) pour mettre dans sa poche l’honorable assistance.

La publicité fait vendre. C’est bien pourquoi se paient à coups de milliards les secondes de passage à la télé aux heures de grande écoute, c’est bien pourquoi les joueurs de football s’arrachent de club à club à coups de dizaines de milliards, c’est bien pourquoi journaux et magazines ne vivent que de la manne publicitaire, c’est bien pourquoi les Paris-Dakar et autres chienlits trouvent des « sponsors ».

Lorsqu’une vedette comme Yves Montand, sollicitée de donner son avis à la télé sur des questions de politique générale, exigea et reçut un fabuleux paquet de millions (je ne me rappelle plus combien au juste, et qu’est-ce qu’on en a à foutre ?), le bon public hurla au scandale, compara au S. M. I. C., méprisa le gourmand… Le bon public est un con. On le savait déjà, mais il fallut qu’une fois de plus il en donne la preuve spectaculaire. Pas un ne s’est dit : « Si on file à Montand ce paquet de fric, c’est parce qu’on estime que son numéro va faire monter le taux d’écoute à en péter l’audimat. Donc, le prix des secondes de pub va lui aussi sauter à la perche. Si l’on donne ce tas de bonne braise à l’artiste, c’est que son seul nom va en rapporter plusieurs fois autant aux organisateurs, c’est-à-dire à la chaîne de télé. » Qu’y a-t-il d’abusif là-dedans ? On est en système capitaliste dit « libéral », oui ou merde ? Vous voulez quoi ? Le communisme ? Votez Marchais, et quand vous aurez gagné, alors, oui, vous aurez bien raison de râler contre les super-cachets.

Supposons que j’aime le football. (Je ne l’aime pas. Enfin, pas comme ça. J’abomine le sport-spectacle, mais bon, supposons.) Je suis en train de suivre avec intérêt, avec passion peut-être, les péripéties d’un match à la télé. J’ai beau être captivé par le jeu, je ne puis empêcher mes yeux de décrypter et d’enregistrer les noms des marques qui s’étalent, énormes, colossales, sur le garde-fou tout autour de la pelouse. Je les reçois en pleine gueule chaque fois que la caméra les capte, c’est d’ailleurs bien pour cela qu’on les a collés là, les firmes ont payé des fortunes, s’il n’y avait pas ça, tout ce fric, il n’y aurait pas de match, et moi je lis, je ne peux m’en empêcher, mes yeux, enregistrent, mon cerveau déchiffre et traduit, « TIMEX », « OLIDA », « GRUNDIG », « BMW », « KAWASAKI », « OMO »… Et merde ! Ça s’enfonce en dépit que j’en ai dans ma tendre cervelle, ça s’y encoconne, y prolifère, me voilà envahi par ce virus dévorant. Encore une fois, c’est le but recherché, mais, bon dieu, on me viole, on me préfabrique, on me mécanise ! Et on m’emmerde. Car, moi, voyez-vous – vous, je ne sais pas –, moi, ça me rend enragé, ça me fout le meurtre aux pognes, ces putains de marques de fromage, de saucisson, de lessive, de bagnoles, de toquantes, de toutes ces merdeuses tentations, ça me brouille les yeux, me perfore le crâne. Ça me gâche le plaisir. Je hais les sales cons qui m’infligent ça, et dans la foulée je hais ceux qui fabriquent ces merdes et ceux qui les vendent. Je me jure sur la peau de mes couilles de ne jamais acheter aucune de ces saletés.

Comment, mais comment, nom d’un chien, l’effet de martelage publicitaire peut-il conduire à l’achat ? On me l’a expliqué, et très bien même, et plus d’une fois, c’est de la psychologie, il y a des écoles de pub où on vous apprend ça, n’empêche, ça me renverse toujours… Enfin, quoi, un homme normalement foutu ne peut tout de même pas se décider à acheter avec son pauvre pognon durement gagné sur les seules louanges dithyrambiques décernées par les fabricants à leurs propres produits ! Au contraire, même, cela devrait éveiller sa méfiance ! Mais encore, comment ne pas être maintenu en perpétuelle rage noire par cette agression sans trêve, cette obsession tonitruante, en bruit, en couleurs, en astuces lourdasses, qui salit chacun de nos instants, où la laideur, la tartuferie bonasse et surtout, surtout, la bêtise la plus grossièrement flatte-con s’étalent insolemment ?

Mettons-nous, disent les graves décideurs, au niveau du plus con, il est la masse, seule la masse compte, les quelques rares olibrius que ça décoiffe ne comptent pas, qu’ils se résignent ou se suicident s’ils trouvent la soupe trop dégueulasse. Et puis d’abord, ceux-là aussi sont une clientèle. Une clientèle marginale, mais une clientèle. Exploitable, comme l’autre. Et par les mêmes moyens, quoi qu’elle en pense. Simplement, il faut nuancer. « Cibler. » Adapter le tir à la cible. On va le leur faire à la différence. À l’élite. Question de vocabulaire. De ton. S’ils ont du fric, on leur vendra de la merde chère : champagne, caviar, bijoux, voitures « haut de gamme », éditions de luxe, tableaux… Snobissimo. Les « supports » seront des revues sur papier glacé, des catalogues de commissaires-priseurs, des invitations, des présentations… De la pub en smoking pour connards huppés.

Et puis, il y a les anticonformistes. Ceux qui ne font rien comme tout le monde. Fauchés, en général. On les aura, ceux-là, en exploitant justement ça : leur hautain isolement. Les écologistes sont des proies juteuses pour les margoulins de l’aliment « naturel », fait comme au temps de grand-père, à la sueur d’homme et au purin de vache… et vendu très cher ! Les dégoûtés de la science « déshumanisante » et de ses chimies seront pris en main par les gras charlatans des médecines « autres », par les inspirés de la tisane et du bain de siège, par les guérisseurs, les sorciers, les marabouts, les médiums, les Vierges de Lourdes et les maîtres à penser de l’Orient mystérieux. Les rêveurs d’utopie et de rénovation sociale par la pureté et la trique sont l’éternelle clientèle des extrêmes droites et des extrêmes gauches avec leurs leaders à « charismes ».

Les Coluche et compagnie ont beau vous plonger le nez dans votre caca, vous rigolez, vous dites « Ça, c’est tapé ! », et puis vous continuez. Comme des cons.

Il y en a pour tous les goûts, il y en a pour tout le monde ! Plein la gueule, gogos, avalez, gavez-vous ! Plus vite ! Plus vite ! Achetez, consommez, bouffez, rotez, pétez gras ! Vous que la pub ne fait pas dégueuler, vous qui non seulement achetez ses saloperies, mais POUVEZ LA SUPPORTER, vous êtes des ébauches inachevées, vous êtes des monstres, vous êtes des machines à dévorer le printemps et à le chier en merde. Je vous vomis.

Tenez, je vous offre une chance : on boycotte les annonceurs. Plus ils en font, moins on achète. Chiche ? Qu’ils crèvent, ces malpolis qui forcent notre porte, s’étalent chez nous, se vautrent sur les meilleures pages de nos journaux, rabaissent nos télés au niveau du jardin d’enfants, dégueulassent nos murs, nous sautent dessus quand on ne s’y attend pas et salopent nos plus belles heures !

Et toi, direz-vous, toi aussi, tu t’en sers, de la pub. Toi aussi tu vas faire le gugusse dans le poste quand tu as un bouquin à vendre. Ben, oui… On n’échappe pas au système. Même pour faire entendre un hurlement contre la pub, on est obligé de passer par la pub… J’ai l’impression que, ce bouquin-là, ils vont me le faire payer, les vaches !

Coups de sang
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