La chasse aux Bambis
Il m’est arrivé, figurez-vous, d’être un petit enfant. Oh, il y a longtemps, bien longtemps, n’empêche que je m’en souviens comme si c’était ce matin. Je m’en souviens même mieux que de ce que j’ai fait ce matin. Et alors, bon, comme tous les petits enfants du monde, j’écoutais les histoires gentilles que me racontait ma maman ou la maîtresse de l’école maternelle, je chantais les chansons, je regardais les livres d’images. Ces histoires, ces chansons, ces images étaient grouillantes de charmants petits lapins, de bons gros nounours, de tits zoizeaux tout plein mignons, de tits moutons tout frisés, de biquettes espiègles, de faons aux longs cils vacillant sur leurs longues pattes grêles, de souris friponnes, de poussins, de canards, de papillons… Tout cela adorable. Je les adorais. Je les adore toujours. J’ai l’adoration tenace.
Et donc les petits enfants, tous les petits enfants, du moins dans ces pays que nous nous plaisons à qualifier de « civilisés », vivent dans ce même univers de rêve, dans ce paradis terrestre peuplé d’animaux charmants, aimables, amicaux. Joujoux, images, chansons, histoires, dessins animés, séries télévisées, tout ce qui s’adresse aux chers petits êtres s’évertue à leur faire aimer les gentilles bébêtes, ce qui n’est d’ailleurs pas une tâche trop ingrate, les enfants étant spontanément attirés par ces douces pelotes de fourrure ou de duvet aux yeux sans fourberie. Les industriels qui « font » dans l’enfantin savent bien cela et l’exploitent à fond. Qui n’a pas chéri un gros nounours en peluche plus même que sa maman ? Qui ne s’est pas senti éléphant parmi les heureux éléphants du royaume de Babar ? Qui n’a pas été charmé par Bambi, par Mickey la souris et son petit monde stylisé ? Qui n’a pas jeté de son pain aux canards, écrasé son nez contre la vitre d’un aquarium ?
Bien. Alors, maintenant, dites-moi. Expliquez-moi. Expliquez-moi comment, par quel subit et violent retournement, le petit enfant devient chasseur, amateur de corridas ou de combats de coqs. Dites-moi à quel moment précis s’accomplit la métamorphose. À quel moment le cher gros vieux nounours, l’adorable Bambi, l’espiègle Jeannot Lapin, devient-il gibier, cible, « pièce » ensanglantée pour photographie de groupe devant le tableau de chasse artistement arrangé sur la pelouse ? À quel moment Mickey et Jerry deviennent-ils ces monstres horribles dont l’apparition furtive terrorise les dames et les fait bondir, hurlantes, sur les tables ? À quel moment la petite fille devient-elle rombière imbécile, le petit garçon gros con de chasseur ? Expliquez-moi.
Ce ne furent pourtant pas tous de précoces arracheurs d’ailes de mouches, des creveurs d’yeux de moineaux, des sadiques en herbe, acharnés à mal faire dès le berceau !
Il m’est difficile de concevoir une telle volte-face, à moi qui ne l’ai pas subie. J’en suis réduit aux suppositions. D’ailleurs, tout semble donner à penser qu’il n’y a pas vraiment volte-face. Mur, plutôt. Mur de béton. Dans leurs crânes épais, du front à l’occiput, partageant strictement l’espace, sans une fissure. Y coexistent, de part et d’autre de ce mur de Berlin, sans jamais se rencontrer ni poser problème, le gentil lapin des dessins animés et le lapin-cible créé tout exprès pour qu’on s’amuse à tirer dessus à coups de fusil le dimanche. Leur petit garçon joue avec son gros nounours tendrement chéri sur la somptueuse peau de l’ours qu’ils ont tué l’an dernier au Canada (Paris-Paris trois mille dollars, tout compris). Le nounours est d’un côté du mur, le grizzli de l’autre côté, le mauvais.
Ça ne les gêne pas. Ils vivent très bien comme ça, dans le contradictoire. Ils rotent et pètent et se curent les dents, vont à la messe de minuit et balbutient des mots d’amour en lâchant leur purée. Ils peuvent être très tendres, très romantiques, vous savez. Même prier la Sainte Vierge avec ferveur. Moi, j’appellerais ça schizophrénie, si je ne craignais pas que les psychiatres et néanmoins chasseurs ne me fassent un procès pour exercice illégal de la médecine.
Ils ne sont d’ailleurs pas sans argument, si l’on essaie de leur faire prendre conscience de la chose. Ils vous expliquent que c’est justement par amour qu’ils tuent. Tuer, n’est-ce pas, est l’acte suprême, la plus belle preuve d’amour, l’amour et la mort se donnent la main, l’eusses-tu cru, et gningningnin et gningningnin… Ils t’accumulent ces miteux paradoxes stéréotypés comme s’ils y croyaient, et peut-être y croient-ils, ils sont si cons, leur petite cervelle est si vite satisfaite, pourvu que le paradoxe aille dans le sens de leurs pulsions.
Oui, mais, moi, ces types à mur de béton, ils me foutent la trouille. Il leur est si facile de faire passer un être humain, en principe sacré, du mauvais côté du mur, par exemple en le baptisant « scélérat », ou simplement « ennemi »…