Les petits enfants…
Les petits enfants adorent avoir peur. Les petits enfants se relèvent, la nuit, et, sur leurs petits pieds nus, sans bruit, ils quittent leur chambre et leurs joujoux, ils vont dans le « séjour », ils allument la télé. Ils mettent le son très bas, ils ont l’oreille subtile. Ils se blottissent dans les coussins du canapé, et puis, le pouce dans la bouche, ils regardent de tous leurs yeux le film d’épouvante.
L’épouvante, c’est toujours des sales types mal rasés avec des mains énormes, ou des savants fous à grosses lunettes, ou des SS aux bottes bien cirées, enfin, bon : des méchants. Qui vont faire du mal, beaucoup de mal, à des gens tout à fait innocents, quoique un peu imprudents, peut-être.
Presque toujours, il y a des bêtes : les terribles chiens des SS, par exemple. Souvent, même, les bêtes sont les vedettes. Les super-méchants. De sales bêtes, très féroces, très implacables. Et laides !… Horribles. Hideuses. Répugnantes. Des vampires suceurs de sang. Des araignées géantes. Des requins qui vous coupent un homme en deux d’un seul coup de dents. Des tigres qui ne peuvent plus se passer de manger de l’homme depuis qu’ils en ont goûté une fois. Des crocodiles tout en mâchoires béantes de la tête à la queue qui s’ouvrent comme une fermeture-éclair. Des monstres cuirassés surgis d’on ne sait quelle ère géologique maudite. Des gorilles arracheurs de membres comme on épluche une banane et violeurs de petites filles blondes (violer d’abord, arracher ensuite, ne pas se tromper, surtout). Des loups-garous. Des femmes-vipères. Des pieuvres colossales. Des scorpions, des panthères, des piranhas, des grizzlis… Des pinces, des dards, des crocs, des cornes, des tentacules, du venin, des langues-fouets, des yeux à rotule… Du gluant, du visqueux, de la carapace, des yeux cruels et glacés ou bien irradiant la rage de tuer… La Bête, quoi.
Les petits enfants regardent ça, ils ont atrocement peur, ils adorent avoir peur mais ils ont VRAIMENT peur, ça leur rentre dans la tête par leurs yeux écarquillés, ça déclenche en eux la grande délicieuse panique de ce qui POURRAIT arriver, ça s’inscrit dans leur tendre et avide mémoire en une association inconsciente mais ineffaçable, ça dresse entre eux et la Bête le mur inexpugnable de l’horreur, à tout jamais…
Bien sûr, ils savent que c’est du « pour de rire », que c’est rien que du cinéma, du « pas pour de vrai », n’empêche que s’imprime au plus profond de leur être la méfiance envers le non-humain, que se confirme l’instinctive pulsion à considérer comme ennemi tout ce qui est autre.
Peut-être faut-il voir là la réponse à cette question que je pose quelque part en amont : « À quel moment, dans la vie du petit d’homme, le gentil nounours, le mignon petit lapin deviennent-ils le fauve qui fait surgir le besoin de tuer, et dont le meurtre procure le haut plaisir coupable pour une fois permis, le honteux mais délectable secret plaisir du sang qu’on fait gicler, le sang exécré de l’Autre ?