Privé de dessert
À propos du film de Scorsese, « La dernière tentation du Christ », je n’ai pas très bien compris en quoi le sujet de ce film indigne tant les chrétiens convaincus. Si quelque chose dans ce film m’indigne, moi, anticléricaliste convaincu, c’est justement son accord profond avec la doctrine chrétienne, avec ce qu’elle a de plus choquant, de plus outrageant pour la raison. Je trouve que le cinéaste a magnifiquement exalté, avec beaucoup d’art mis au service d’une grande conviction, un des dogmes essentiels du christianisme, peut-être même le plus fondamental de tous, celui en tous cas qui fut l’objet pendant les premiers siècles de la nouvelle religion de disputes acharnées et fit couler des flots de sang : j’ai nommé le dogme de la double nature du Christ.
C’est le premier en date (et le plus fameux) des Conciles œcuméniques, celui de Nicée, en 325, qui trancha, d’extrême justesse et grâce à l’intervention personnelle de l’empereur Constantin, en faveur des catholiques contre l’arianisme, et qui donc obligea désormais les chrétiens à croire et à professer que le Christ Jésus est à la fois dieu et homme, pleinement dieu et pleinement homme, de même qu’il est à la fois pleinement Père, pleinement Fils et pleinement Saint-Esprit, sans cesser pour autant d’être unique.
Étant homme, Jésus subit toutes les conséquences de la condition humaine, entre autres il souffre et se tourmente dans la plénitude des souffrances de la chair et des tourments de l’âme, sans que sa nature divine intervienne pour le soulager. Ce n’est pas moi qui le dis, c’est le dogme. C’est bien pourquoi l’homme Jésus, flagellé, humilié, torturé et finalement cloué sur la croix d’infamie, supplice particulièrement horrible, nous est objet de compassion. Car, je vous le demande, en quoi serait attendrissant le sort d’un dieu qui se laisserait docilement supplicier tout en se réfugiant dans ses pouvoirs divins pour ne pas sentir la douleur ?
Participant à part entière de tout ce qui est humain, Jésus n’en connaît pas que les aspects désagréables. Cela va de soi. Son système nerveux et son psychisme d’homme ordinaire lui font ressentir aussi bien le plaisir physique, l’appel de la chair, la tentation… Jésus savait ce qui est bon. C’était même un gourmet averti : aux fameuses noces de Cana, lorsqu’il changea l’eau en vin, le résultat ne fut pas une grossière bibine, mais bien un cru excellent qui valut des compliments au maître de maison. Et quand la belle courtisane Marie-Madeleine répandait sur les pieds de Jésus un vase d’un parfum précieux, il savait apprécier…
Alors, dites-moi, pourquoi ce dieu, si pleinement homme lorsqu’il décidait d’être homme, eût-il été à l’abri des tentations qui sont le lot quotidien de l’humaine nature, en particulier des tentations de la chair, les plus vivaces de toutes ?
L’homme est ainsi fait que le péché l’environne, que la tentation harcèle chacun de ses instants, et qu’il est d’ailleurs parfaitement libre d’y résister ou d’y céder, c’est toujours le dogme qui parle. Jésus, c’est-à-dire Dieu, le sait bien, puisque c’est lui-même qui nous a créés tels ! Nous répète-t-on assez que là réside la véritable grandeur du destin de l’homme dans toute sa tragique beauté, et que Dieu, c’est-à-dire Jésus, nous a fait là un magnifique cadeau, la plus belle preuve de son amour infini pour nous, je veux dire la possibilité de nous sauver ou de nous damner selon que nous sommes forts ou faibles devant la tentation.
Tant de sang a coulé, au long des siècles, pour réfuter les hérésies de ceux qui ne pouvaient admettre un Christ trop humain, qui l’eussent voulu un peu plus Dieu, un peu moins créature…
Oui, mais voilà… Nos pudibonds croyants veulent bien d’un Christ perdant son sang par mille plaies, gémissant sous le fouet, se tordant sur la croix… Ils veulent bien d’un Christ désespérant de son Père (lequel, entre parenthèses, n’est autre que lui-même, débrouille-toi avec ça !), d’un Christ lançant au ciel, du haut de la croix, le terrible cri : « Pourquoi m’as-tu abandonné ? » et souffrant toutes les angoisses de l’agonie… Souffrances d’homme, tentations d’homme, oui, mais des tentations AVOUABLES. Des tentations décentes. Décentes selon nos conceptions actuelles de la décence. C’est-à-dire non sexuelles. Des tentations qui ne fassent pas rougir la chaisière ! Des tentations qu’on puisse mettre entre toutes les mains ! Pas de tentations au-dessous de la ceinture. Quand le diable enlève Jésus dans les airs pour le tenter, que lui offre-t-il ? Des royaumes, de l’or, la puissance… Rien que du bien convenable. Pas un harem ! De la tentation signée Comtesse de Ségur, pour la Bibliothèque rose !
Homme pour la souffrance, mais tintin pour le plaisir ! Privé de dessert, quoi.
Je m’étonne donc qu’aucune voix chrétienne ne se soit élevée pour faire remarquer que Scorsese a fait là un film éminemment édifiant. Un excellent et très efficace ouvrage de propagande pour le christianisme. En poussant l’humanité du Christ jusqu’en des régions où l’on n’avait jusqu’ici pas songé à l’appliquer, il en a fait un être infiniment plus proche des pauvres faibles hommes que nous sommes. Un dieu faillible, un dieu copain, tout à fait propre à séduire des jeunes plus portés sur les chansons de Renaud que sur les austérités du catéchisme, quel formidable argument de séduction publicitaire ! Et un dieu entouré de belles filles aux cuisses terriblement efficaces ! Les cuisses font chaque jour, dans nos télés, dans nos magazines, la preuve de leur efficacité quand il s’agit de vendre des yaourts, des voitures, des eaux minérales ou des sels de bain… Pourquoi pas quand il s’agit de vendre du bon dieu ?
Les prêtres eussent dû faire un triomphe au film de Scorsese. Ils ont préféré hurler au scandale et allumer une petite guéguerre de religion, avec bonnes sœurs priant à genoux sur les trottoirs, croisés casseurs de gueules, enfants de chœur incendiaires… C’est sans doute parce que leur tactique pour les temps présents n’est pas le prosélytisme, mais la baston.
En somme, ils cherchent la bagarre, voilà. Tout leur est bon pour faire du bruit. « Eux », c’est-à-dire ceux qui mènent la danse. C’est-à-dire les intégristes et leurs alliés plus ou moins occultes. À défaut de guerre raciale, une petite guerre de religion peut faire l’affaire. Et voilà nos amateurs frustrés de nuits de cristal déguisés en chaisières pudibondes, faute de mieux. Mais, quand les chaisières retroussent leurs manches, on voit les gros bras pleins de poils.
Finalement, je ne vais tout de même pas pleurer. Le film tel qu’il est constitue un instrument de propagande religieuse plus efficace pour les temps actuels que « Quo Vadis » ou « Fabiola ». Les prêtres l’ayant décrété impie, satanique et caca, les âmes qu’il eût pu convertir vont s’en détourner. Eh, mais, ne devrions-nous pas nous réjouir, nous autres, ô mes frères incroyants ?