Les cigognes sont de retour…
J’ai lu quelque part qu’après de nombreuses années d’essais malheureux on a enfin trouvé le moyen de repeupler l’Alsace en cigognes. Car les cigognes, savez-vous, fuient l’Alsace. Complètement irresponsables ! L’Alsace sans cigognes, pouvez-vous imaginer ça ? L’Alsace, c’est des usines, des supermarchés, des autoroutes, des HLM, des centrales atomiques et des rues piétonnes, avec des fleurs dans des bacs, pour le petit commerce, comme partout, oui, mais, par là-dessus, des cigognes. Tant qu’il y a des cigognes, l’Alsace est l’Alsace, le reste n’est qu’épiphénomène. Or, justement, plus de cigognes. Donc, plus d’Alsace. Halte-là !
On s’est donné du mal. On n’a pas regardé à la dépense. On a importé des œufs de cigogne d’Afrique, on les a mis à couver en Alsace, on a installé les cigogneaux dans les fameux nids sur les cheminées, on les a dorlotés, mignotés… Va te faire foutre ! Le moment venu, ces ingrats prenaient leur envol vers l’Afrique et n’en revenaient plus, ou bien allaient passer l’été chez les communistes. On ne s’est pas découragé. On a cherché. On a fini par trouver. On enferme les cigogneaux à peine sortis de l’œuf dans des volières. On les y garde trois ans, c’est, paraît-il, le temps qu’il faut pour qu’ils perdent à tout jamais cette saloperie d’instinct migrateur. Et puis on les installe par couples dans les jolis nids si tellement folkloriques en priant le Bon Dieu qu’ils s’y tiennent au moins le temps d’une saison touristique, il y a un marchand de pellicules photo juste au pied du nid.
Le magazine – ce devait être « Science et Vie », peut-être bien – annonçait ça d’un ton plutôt content de soi, comme une grande victoire écologique remportée par la Tradition et l’Amour des Bêtes Décoratives sur la Déshumanisation et le Nivellement. Le ton sarcastique, c’est mon apport personnel.
Nulle part on ne nous dit pourquoi les cigognes fuient l’Alsace. Je vais donc vous le dire. Elles fuient l’Alsace, les cigognes, parce qu’il n’y a plus rien à manger là-bas pour des cigognes. Que mangent les cigognes ? Des grenouilles, des salamandres, des lézards, des rats, des petits oiseaux. Or, on a asséché les marais, lieux honteusement improductifs, supprimant du même coup grenouilles et salamandres. On a dératisé jusqu’à l’os. On a désinsectisé tous azimuts, comme partout, supprimant du même coup la nourriture des petits oiseaux, et donc les petits oiseaux eux-mêmes. Que voulez-vous qu’une cigogne aille foutre dans ce pays propre comme une tôle ondulée ? Fouiller dans les poubelles ? Mendier aux terrasses des restaurants ? La cigogne est bien trop fière pour ça.
Mais ces cigognes devenues sédentaires, ces grosses vaches de cigognes à l’engrais, que mangent-elles donc ? Oh, je suppose que le Syndicat d’Initiative du coin, ou la municipalité, ou l’Union des Marchands de Cartes Postales et de Pellicules Photo, ou monsieur Kronenbourg ou tous ceux-là ensemble, ouvre ou ouvrent une boîte de Canigou chaque matin et grimpe (ou grimpent) la placer à hauteur de cigogne. Le Canigou, c’est rien que du bon : du kangourou, de la baleine, du requin, du poisson-chat, des bas-morceaux de boucherie… On ne peut pas tout protéger. Il faut choisir. Nous, c’est les cigognes. Que protecteurs des kangourous, des baleines, des poissons-chats et des bas-morceaux se démerdent, et que le meilleur gagne. Si les baleines faisaient leur nid sur les cheminées, elles porteraient bonheur et seraient l’honneur et le symbole rémunérateur d’une sympathique province française.
Peut-être monsieur Canigou ira-t-il jusqu’à fabriquer un Canigou spécial cigognes, parfumé à la grenouille ?
Vous le voyez, tout n’est pas noir en l’homme. Simplement, l’homme est un tout petit peu contradictoire dans sa tête. Il veut le rendement maximum, et il veut la cigogne. Or, l’un exclut l’autre. Il faut choisir. Cela s’appelle un dilemme. Un dilemme est une chose inconfortable. L’homme le tranche toujours en faveur du rendement. Avec un gros soupir pour la cigogne, mais vous savez ce que c’est, le chagrin, on s’en fait tout un monde avant, et puis on s’y fait très bien.
Dans le cas qui nous occupe, la cigogne se trouve être AUSSI une source de rendement : ce bon vieux folklore sentimental qui fait faire un détour au touriste-tirelire. C’est pourquoi l’industrie de la cigogne-spectacle est tout aussi respectable que n’importe quelle activité cotée en Bourse.
Tiens, un détail, ça me revient : la nourriture la plus convenable pour un cigogneau en pleine croissance est le poussin vivant. Le poussin de poule, bien entendu. La poule n’est pas un animal folklorique, tant pis pour sa gueule.
Concluons sur le mode noble et prophétique si prisé des connaisseurs :
L’homme est dépassé par sa propre création. Il n’est plus le maître de cet environnement technologique né de sa main et qui, le vilain, court tout seul, court plus vite que lui. Heureusement, l’homme ne pense pas sans cesse à ces choses tristes et plutôt décourageantes.