Savoir déjeuner
Oh, que m’énervent donc les symbolismes et les rituels, tous ces pauvres efforts, toutes ces pacotilles que l’homme multiplie pour magnifier les moments de sa vie ! Tiens, la bouffe. La table dressée, ses cristaux, ses porcelaines, l’argenterie, les fleurs, l’ordonnance du repas, son cérémonial, la gastronomie, l’art de marier vins et mets… Cette envie que j’ai d’attraper la nappe par un bout et de tout envoyer en l’air ! D’avance je vois ça « après », le gras figé, les os rongés, les fonds de vinasse, la tristesse de la vaisselle sale… Même si ce n’est pas moi qui la lave. Je suis bien content de ne pas être japonais : je n’aurais jamais supporté leur putain de cérémonie du thé, si tant vantée par les gens de goût et néanmoins grands voyageurs… J’ai faim, j’attrape le saucisson, j’arrache un tronçon de pain, et je bois n’importe quoi, pourvu que ça coule… Une brute, quoi ? Non, monsieur le Français raffiné : un paresseux. Qui estime que rien ne vaut l’économie de gestes et de chichis. Mais, et la convivialité, dans tout ça ? Oh, je n’aime pas parler la bouche pleine. Quand il m’arrive d’être invité (on ne parvient pas toujours à refuser, en tout cas pas plus de trois fois de suite), j’écoute, je parle, je ne mange pas. Ou j’avale de travers. La convivialité, d’accord, mais en dehors des repas. Quel sadique a inventé les repas d’affaires ? Eh oui, vous savez maintenant pourquoi je ne suis pas un grand de ce monde : je ne sais pas déjeuner.