Le retour des poux

 

Quand j’étais petit, la télé, je savais qu’elle était pour dans pas longtemps : déjà, on avait la radio, et c’était tellement sidérant, tellement contre-nature d’entendre chez soi, dans une petite boîte, des gens qui parlaient à l’autre bout du monde, qu’à partir de là plus rien ne pouvait nous épater, le plus dur était fait, on trouvait même qu’ils prenaient leur temps, les savants, pour se décider à envoyer dans l’espace les images du cinéma comme ils envoyaient les musiques du pick-up, enfin, quoi, le cinéma existait, et en couleurs même, alors à quoi ça rimait de balancer sur les ondes ce qui s’entend et pas ce qui se voit ?

La radio, on ne l’avait pas, nous. Maman trouvait que ça mangeait du courant et que c’était vulgaire. Si bien que je ne connaissais de cette sublime invention que le « Concert des Auditeurs » et « Ploum-ploum-tra-la-la », que les radios des voisins balançaient à toute volée par les fenêtres larges ouvertes, et alors je me disais qu’effectivement c’était plutôt vulgaire et pas très excitant, mais je me disais aussi que c’était à cause du quartier, les pauvres c’est con et vulgaire, j’étais persuadé que les radios des gens riches et instruits parlaient à longueur de journée de Chateaubriand, de Madame de Sévigné, de l’orbite d’Uranus, des mœurs des fourmis, de la chute de l’Empire romain, de l’interaction électromagnétique, de la disparition des dinosaures, du mécanisme de la prise du pouvoir par Hitler, de la trigonométrie curviligne, de la relativité restreinte et généralisée, de l’évolution comparée des langues indo-européennes…, toutes choses dont j’étais éperdument gourmand. Il suffisait de tourner le bon bouton, croyais-je en mon enfantine naïveté.

Aujourd’hui, la télé, on l’a. Depuis un bon bout de temps, même. La plupart des gens actuellement en vie l’ont toujours connue, elle fait partie de leur monde aussi bien que l’eau chaude, les restaurants chinois et l’air qu’ils respirent. C’est pour eux un truc naturel, quoi. Ils l’acceptent telle qu’elle est, sans se demander s’il ne vaudrait pas mieux qu’elle soit comme ceci ou comme cela. Ça ne les gêne pas qu’elle soit aussi con. S’ils veulent du pas con, ils s’adressent ailleurs, pas à la télé. Et bon, quoi.

Moi, j’en suis resté au stade gros plouc écarquillé devant les merveilles de la science. L’eusses-tu cru qu’un jour l’homme, abolissant le temps et la distance, communiquerait par l’image et par le son, gningningnin, ce genre de prose. Et alors je me dis : l’homme a aboli le temps et la distance pour vendre du produit à tuer les poux et du papier torche-cul. Et ça, oui, ça c’est le vrai miracle !

La télé, comme je vous disais tout à l’heure, on l’attendait, on savait que ce serait pour dans pas longtemps, ça ne pouvait plus nous épater. Mais le retour des poux ! Quand j’étais tout môme, les poux, ils appartenaient à la mythologie, comme les loups et les dragons cracheurs de feu. On aurait plutôt trouvé un loup-garou dans le bois de Vincennes qu’un pou sur la tête d’un enfant, même très pauvre ! Des fois je tombais sur un vieux journal des années moustachues, j’y voyais une réclame pour la « Marie-Rose », « La mort parfumée des poux », j’appelais les copains, ça nous faisait marrer presque autant que les pilules pour faire revenir les règles qu’on trouvait dans les mêmes journaux. Enfin, vous qui êtes sensibles à la symbolique des choses, vous voyez sûrement ce que je veux dire : cette invention inouïe, la télévision, pour vendre un truc à tuer les poux… Non ? Ça ne vous épate pas ? Mettons que je n’ai rien dit.

La télé, à part les poux, c’est du foot. Ou du vélo, ou des jeuzos, ou de la formule un… Bref, du foot. De la compète. Que le meilleur gagne. Délire national. Les mômes, plus accrochés que n’importe qui. Le vainqueur, ils adulent. Le perdant, ils lui crachent dessus. Là encore, vous dites : « C’est la nature. » L’instinct. Faut bien se passionner pour quelque chose. Un peuple a besoin de héros, tout ça, tout ça. Alors, dites-moi, pourquoi, à l’école, on n’a plus le droit de les classer, vos mômes ? Même plus celui de les noter. Ça les traumatiserait. Leur amputerait le sens de l’égalité. C’est vous, en tout cas, parents, qui le dites. Et, à peine rentré à la maison, le cher ange plonge dans la télé, qui est le temple du culte du surhomme. Exaltation délirante de la, justement, inégalité. Ça ne vous dérange pas ? Vous devez avoir raison.

Entre deux foots et deux marchands de poudre à poux, il y a, de temps en temps, généralement juste après la soupe, un film. Objet d’art. Le cinématographe est un art, le septième, je crois. Un art populaire, et il s’en fait gloire. Un film, de deux choses l’une : ou il est triste, ou il est con. Ou il est les deux, oui, mais ne compliquons pas. Il est triste neuf fois sur dix. On regarde la télé, on va au ciné, pour quoi faire ? Pour se distraire. Pour, comme ils disent, s’évader. Ben, merde. Que des histoires à te faire chialer toutes les larmes de ton corps, à te dresser les cheveux, à ressortir de là tout démoli ! Ils aiment le malheur. Le malheur, ils aiment. Le spectacle du malheur. D’un malheur qui pourrait être le leur. Ça leur fout les jetons, et après ils se retrouvent dans leur fauteuil, des caramels plein la gueule, et ils se disent ouf, c’est pas moi. Moi, la tristesse me rend triste, le malheur me navre, surtout le malheur quotidien, tu vois, la glu indécollable, l’HLM et la pluie, la cour de ferme et la boue, les existences écrasées par les fatalités, les sagas… Pire que tout, les sagas. J’abomine les sagas. Mais vous, vous aimez. Vous aimez pleurer. Vous aimez tout ce qui est le reflet de votre propre petite merdouille, vous vous sentez moins seul. Cinéma-vérité, dites-vous, tout faraud. Vérité mon cul. La vérité, je l’ai dans ma cour, dans ma tripe, dans le journal, elle m’écrase le nez, elle m’arrive dessous sans que je l’appelle, elle a une gueule de HLM sous la pluie, de môme qui crève d’overdose et de petite vieille pleurant toute seule dans son galetas. Quand je veux de l’« évasion », c’est de ça justement que je cherche à m’évader.

Je préfère encore les films comiques, c’est-à-dire cons. Oui, mais ils sont vraiment très cons. Tellement cons que je pique la crise, et je fous le camp. Alors ? Alors, rien.

T’es bien prétentieux, mon pote. Oui, hein ? Et les gars qui ont trouvé la télé, ils l’étaient pas, prétentieux ? Tu crois qu’ils allaient au foot ? Et ceux, avant, qui ont dégotté les lois de la propagation des ondes électromagnétiques ? Et ceux de l’électricité ? Et ceux… D’accord, j’ai rien inventé. Mais pourquoi des types calés n’inventent-ils des choses formidables que pour qu’elles servent à des conneries ? Des cerveaux de dieux pour vos joujoux débiles…

De loin en loin, avec mille précautions, la télé ose aborder un sujet « difficile ». De la science. Non, non, vous sauvez pas, pas tout de suite. De la science médicale. Ah, là, ça vous intéresse. Votre tension vous cause du souci, votre oncle Gustave vient de claquer d’un cancer, vous êtes concerné, vous restez sur la chaîne. Alors, voilà. Dix secondes de chirurgie. Du sang partout, le cœur qui saute comme un cabri hors de la cage, catgut, mademoiselle, ligature, compresse… Du Hitchcock. Plus de dix secondes, votre épouse tomberait dans les pommes, vous vomiriez sur le tapis. Pas fou, le réalisateur, il vous connaît, fin de l’horreur en couleurs, un savant à lunettes vous parle du haut de sa blouse blanche. Il se donne du mal pour ne pas être chiant, il emploie des mots de tous les jours, il parle lentement, comme à des petits enfants un peu retardés, n’empêche, vous, vous regardez la pendule. Heureusement le réalisateur, qui vous connaît, envoie vite vite de l’humain. Là, ça va. Enfin, de la science intelligente. La mémère raconte son fibrome, comme quoi elle était inquiète depuis quelque temps, elle l’avait même dit à la bouchère, alors sa bru lui a conseillé de voir son médecin, alors son médecin a dit faut faire une radio, alors… Là, ça baigne. Vous suivez, vous participez. Vingt minutes comme ça. Et merde, revoilà l’autre casse-pieds avec ses microscopes et ses schémas ! Heureusement, dix secondes, c’est vite passé. C’était une émission scientifique, vous avez vachement du mérite.

J’espère qu’après ça vous regarderez la télé avec la supériorité du gars qui sait que c’est rien que des conneries, mais que voulez-vous, c’est ça ou rien, n’est-ce pas. Ça vous donnera un petit air méprisant et blasé, les femmes adorent.

La prochaine fois, je vous dirai ce que vous devez penser de votre ordinateur familial.

Coups de sang
titlepage.xhtml
CoupsDeSang_split_000.htm
CoupsDeSang_split_001.htm
CoupsDeSang_split_002.htm
CoupsDeSang_split_003.htm
CoupsDeSang_split_004.htm
CoupsDeSang_split_005.htm
CoupsDeSang_split_006.htm
CoupsDeSang_split_007.htm
CoupsDeSang_split_008.htm
CoupsDeSang_split_009.htm
CoupsDeSang_split_010.htm
CoupsDeSang_split_011.htm
CoupsDeSang_split_012.htm
CoupsDeSang_split_013.htm
CoupsDeSang_split_014.htm
CoupsDeSang_split_015.htm
CoupsDeSang_split_016.htm
CoupsDeSang_split_017.htm
CoupsDeSang_split_018.htm
CoupsDeSang_split_019.htm
CoupsDeSang_split_020.htm
CoupsDeSang_split_021.htm
CoupsDeSang_split_022.htm
CoupsDeSang_split_023.htm
CoupsDeSang_split_024.htm
CoupsDeSang_split_025.htm
CoupsDeSang_split_026.htm
CoupsDeSang_split_027.htm
CoupsDeSang_split_028.htm
CoupsDeSang_split_029.htm
CoupsDeSang_split_030.htm
CoupsDeSang_split_031.htm
CoupsDeSang_split_032.htm
CoupsDeSang_split_033.htm
CoupsDeSang_split_034.htm
CoupsDeSang_split_035.htm
CoupsDeSang_split_036.htm
CoupsDeSang_split_037.htm
CoupsDeSang_split_038.htm
CoupsDeSang_split_039.htm
CoupsDeSang_split_040.htm
CoupsDeSang_split_041.htm
CoupsDeSang_split_042.htm
CoupsDeSang_split_043.htm
CoupsDeSang_split_044.htm
CoupsDeSang_split_045.htm
CoupsDeSang_split_046.htm
CoupsDeSang_split_047.htm
CoupsDeSang_split_048.htm
CoupsDeSang_split_049.htm
CoupsDeSang_split_050.htm
CoupsDeSang_split_051.htm
CoupsDeSang_split_052.htm
CoupsDeSang_split_053.htm
CoupsDeSang_split_054.htm
CoupsDeSang_split_055.htm
CoupsDeSang_split_056.htm
CoupsDeSang_split_057.htm
CoupsDeSang_split_058.htm
CoupsDeSang_split_059.htm
CoupsDeSang_split_060.htm
CoupsDeSang_split_061.htm
CoupsDeSang_split_062.htm
CoupsDeSang_split_063.htm
CoupsDeSang_split_064.htm
CoupsDeSang_split_065.htm
CoupsDeSang_split_066.htm
CoupsDeSang_split_067.htm
CoupsDeSang_split_068.htm
CoupsDeSang_split_069.htm
CoupsDeSang_split_070.htm
CoupsDeSang_split_071.htm
CoupsDeSang_split_072.htm
CoupsDeSang_split_073.htm
CoupsDeSang_split_074.htm