Banlieues
Grande manif des lycéens. Ce devait être la fête. Ce fut la grande pagaille, le pavé livré aux casseurs, les boutiques mises au pillage, l’incendie un peu partout.
Désormais, chaque grand machin populaire voit se déchaîner les casseurs. Sur les gradins des matchs de foot ou à la queue des manifs, ils ravagent tout, pètent les gueules, dégringolent les vitrines, pillent, détroussent, piétinent les allongés, foutent le feu, renversent les bagnoles, tuent s’ils le peuvent impunément.
On les appelle « casseurs », « hooligans », « loubards », « asociaux », « éléments incontrôlés »… Ils font peur, ils empêchent la masse des manifestants sincères ou des spectateurs passionnés de sport, bref, des gens « normaux », de défiler ou de vibrer en paix. On les considère comme une minorité de fauteurs de troubles, un problème marginal, marginal comme eux-mêmes.
Non. Ils ne sont pas de petits îlots anormaux disséminés à la périphérie de la société.
Ils sont la norme, et le seront de plus en plus.
Ils sont la population des énormes ghettos banlieusards, chômeurs de naissance sans aucun espoir de s’en sortir. Ils sont dès maintenant beaucoup plus nombreux que les lycéens.
S’ils étaient descendus en masse de leurs banlieues concentrationnaires, ils auraient submergé la manif lycéenne, pourtant impressionnante, auraient mis Paris à feu et à sang. S’ils avaient voulu.
Ils sont l’immense foule des exclus des études, par paresse, par manque de dons, par démission de l’école ou par ce qu’on voudra. Il n’y a pas de travail pour eux, il y en aura de moins en moins. Ceux mêmes qui, ayant décroché leur bac, pousseront jusqu’aux « études », auront bien du mal à se caser. Que dire de ces rejetés d’avance, de ces illettrés, de ces parias ? Parias arrogants et fiers de leur marginalité même. Autant être fier de ce qu’on subit et mépriser quiconque échappe à la malédiction, c’est l’attitude prévisible.
Quand apparurent les premiers grands ensembles (c’était à Sarcelles, il y a près de quarante ans de ça), ce fut une stupeur et une indignation. La presse presque unanime dénonça ce que serait l’écrasant ennui de ces « cités-dortoirs », leur isolement, les formidables foyers de délinquance juvénile qu’elles constitueraient. « Délinquance juvénile » étaient des mots fort à la mode alors. Rien n’y fit. De quelque couleur qu’aient pu être les gouvernements successifs, le nettoyage par le vide de la population modeste des grandes cités et son parquage dans les lointains cubes de béton s’accéléra. Un hideux anneau de misère et de désœuvrement couvrit les banlieues.
En même temps, le chômage s’institutionnalisait. On en accusa (on continue !) une prétendue « crise » qui n’existait pas. Malgré les chocs pétroliers et les vicissitudes du dollar, l’industrie tournait à plein, les sociétés faisaient des bénéfices impressionnants. À condition de se moderniser, d’être « compétitives ». C’est-à-dire de remplacer les salaires et les charges sociales par des investissements en automation. Les « dégraissages » et les concentrations jetèrent sur le pavé des centaines de milliers de nouveaux chômeurs. Et cela continue. Quant aux jeunes, surtout s’ils ne sont pas qualifiés, ils sortent de l’école pour traîner les rues.
Or, on continue à considérer le chômage, officiellement, comme un effet de la « conjoncture », de la « crise », un phénomène fâcheux, mais en somme passager et exceptionnel. On fait miroiter l’espoir qu’on s’en sortira. Alors que tout cela est faux, qu’on est en train de vivre une époque de bouleversements plus cataclysmiques que ne le fut la révolution industrielle elle-même : l’éviction de l’homme du travail manuel, et même de tout travail d’exécution.’Bientôt l’informatique le remplacera dans la plupart des tâches intellectuelles non créatrices, en attendant de faire mieux… Le profit du travail augmente, bien que le travail s’effectue sans travailleurs.
Ainsi chaque entreprise, fut-elle même nationalisée, s’équipe au nom de la rentabilité maxima et débauche en masse. Car chacun gère sa petite affaire au mieux de ses intérêts sans se préoccuper des incidences sur la société, celles-ci étant du ressort des hommes politiques. Lesquels sont bien incapables d’y faire face autrement que par des discours évasifs et des mesures de rapiéçage au jour le jour. Et donc la masse des jeunes désœuvrés augmente et augmente, dans les banlieues où l’on s’emmerde.
Quand on s’emmerde et qu’on n’a de goût pour aucun de ces trucs difficiles qui exigent de longs et acharnés efforts, on cherche des conneries à faire. Foutre la merde dans ce putain de monde qui vous étale sous le nez ses prestiges à base de fric et vous tire la langue, c’est encore ça le plus marrant. Comme au bal du samedi soir, mais géant, tu vois.
Ce n’est plus la « banlieue rouge » à papa, c’est la banlieue-cloaque. Quand elle bouge, les flics regardent de l’autre côté. Ils sont une masse énorme, ils sont LA masse. Inorganisée, heureusement. Jusqu’ici, tout au moins. Ils existent autant que les autres, ceux qui bossent, ils vivent à leurs crochets, et pour cela les haïssent. Ils seront un jour la majorité, au train où vont les choses. Dès maintenant, ils constituent une formidable puissance au service de la première grande gueule qui saura les organiser, les gonfler, leur foutre un « idéal » (le mot « idéal » devrait toujours s’écrire entre guillemets, l’infâme), leur imposer une tactique.
Avant la prise du pouvoir par Hitler, les effectifs des S. A. atteignaient les deux millions de soudards fanatisés, tous recrutés parmi les anciens combattants de 14-18 devenus chômeurs.