Détente
C’est la détente. Allons, soyons pas chiens, ça mérite bien la majuscule. La Détente. La grande guerre exterminatrice Ouest contre Est, la sainte croisade plus ou moins nucléaire contre le communisme impie, la Troisième Mondiale, pour tout dire, n’aura pas lieu. Ça s’est fait tout d’un coup, ça surprend, il faut changer des tas d’habitudes… C’est que, depuis près d’un demi-siècle, on s’y préparait, on l’attendait, on rentrait la tête dans les épaules, on guignait l’abri le plus proche, on disait « Merde, à la fin ! Que ça pète un bon coup et qu’on n’en parle plus ! »… Et voilà, c’est fini. Ça n’a pas pété, ça ne pétera pas. En tout cas, pas de ce côté-là. L’Est a dit « Pouce ! » et s’ouvre au Coca-Cola. On se met d’accord pour désarmer, et bon, on désarme. Symboliquement, pour commencer. Cette détente est encore bien frileuse, on ne sait jamais, avec ces fourbes… N’empêche, on fait des gestes. Spectaculaires. Un symbole, pour fonctionner, doit être spectaculaire. Spectaculaire, ça veut dire télévisé. Et donc l’Occident charmé voit défiler sur ses écrans magiques les armadas terrestres aux carapaces d’acier, mais dans l’autre sens, le mauvais, du point de vue militaire. Ils rentrent à la niche, les mastodontes cracheurs de mort subite. Joie dans les chaumières, grimaces dans les conseils d’administration, la guerre, même potentielle, est le meilleur client de l’industrie, mais les chaumières sont égoïstes, que voulez-vous.
Joie, donc, dans les chaumières. Vue prise d’hélico. Une route qui serpente quelque part en Allemagne. Une caravane de camions s’y traîne. Une longue, une interminable caravane d’énormes camions kaki, bâchés, hermétiquement clos, sinistres. Sur leurs flancs, l’étoile blanche américaine. Le commentateur, tout joyeux, nous annonce : « Le désarmement est décidément en bonne voie ! Ces camions U. S. chargés d’obus à gaz et d’autres armes chimiques quittent leurs cantonnements à proximité des frontières de l’Est pour rapatrier leur meurtrière cargaison, etc., etc. »
« Chic, se dit le téléspectateur, cette fois, c’est vraiment la détente ! On va pouvoir enfin respirer, élever nos enfants, ce genre de chose… » Il ne se dit rien de plus ? Non. Pourquoi ? Il devrait ? Le type dans le poste lui a dit que c’est une bonne nouvelle, alors, bon, il se réjouit, et qu’est-ce que tu trouves à y redire ?
Alors, personne ne sursaute ? Personne ne s’écrie : « Les salauds ! Les fumiers ! Ainsi, ils en avaient ! Toutes prêtes ! Tout le long de la frontière ! Des armes chimiques ! De ces immondes saloperies qu’ils ont tant reproché à l’Irak d’avoir employées ! Et on ne savait rien. Ils se gardaient bien de nous le dire. Ils nous en parlent seulement aujourd’hui, pour nous annoncer qu’ils les enlèvent, pour s’en faire parade, pour exalter devant le monde leur sincère volonté d’apaisement… Ordures galonnées ! Politiciens de merde ! Vous brandissez les accords de La Haye, de Genève et de je ne sais où encore, vous prétendez « humaniser » la guerre – rien que ça, tartufes : oser accoler « guerre » et « humaniser » ! –, vous condamnez les bricoleurs de la chimie de la mort massive, et vous, pendant ce temps-là, dans vos usines et vos arsenaux, vous industrialisez tranquillement la chose, vous produisez à la chaîne ces armes scélérates – pardon pour le pléonasme : toute arme n’est-elle pas scélérate ? –, vous entraînez minutieusement les spécialistes qui les balanceront sur ceux d’en face… Et quand, pour soigner votre propagande, vous les faites défiler à l’envers sous l’œil des caméras, les bonnes pommes, devant leurs petites fenêtres, sont soulagées et vous bénissent ? C’est tout ? Tout ce que ça vous fait, bonnes pommes ? Vous ne bouillez pas de rage ? Vous ne vous sentez pas cocufiés ? Vous ne descendez pas dans la rue pour tout casser ?
« Mais, dites-vous (vous l’avez lu dans le journal, vous n’auriez pas trouvé ça tout seul), mais, ces armes chimiques, il n’est nullement défendu d’en posséder, ni de les stocker ! Il est seulement interdit de s’en servir. On les installe face à l’ennemi, mais naturellement on ne s’en serait servi que si l’ennemi avait commencé. »
Ben, voyons. Crevez, bonnes pommes.