Le goût du sang

 

— Supprimer la corrida ? Mais alors, dit le Sentencieux de service, rendez-vous compte, il n’y aurait plus de taureaux de combat, c’est-à-dire plus de taureaux du tout – à part, bien sûr, les rares étalons inséminateurs qu’on conserve pour fournir le sperme qui sera injecté par seringuées avares aux braves vaches laitières, car il faut qu’une vache ait un veau chaque année, et qu’on le lui confisque, pour que son pis sécrète le bon lolo de nos chers petits –. On ne les élève que pour ça, les taureaux, pour le combat. Plus de combat, plus de taureaux. Disparition du taureau, noble et bel animal. C’est cela que vous désirez ?

— Ah, c’est une question ? Bon, je réponds. Vous venez de le dire, vous n’élevez les taureaux que pour le combat. C’est-à-dire pour les assassiner. « Combat », mon cul. Assassinat à grand spectacle, oui, avec tortures préliminaires. Assassinat crapuleux pour chatouiller la glande aux sadiques du dimanche… Eh bien, oui, je préfère que les taureaux n’existent plus plutôt que de les savoir n’existant que pour ça : pour mourir ignominieusement, en pleine beauté, dans le magnifique épanouissement de leurs jeunes muscles, pour procurer à un ramassis de gros cons des frémissements sans danger, pour drainer le fric desdits gros cons dans la poche d’organisateurs rapaces, pour fournir de la prose héroïque à de miteux journalistes « sportifs » chauffant l’« aficionado » à pleines pelletées de ce vocabulaire technique à la con plus ou moins espagnol dont se gobergent les gogos. Je ne suis pas rongé par l’angoisse de la disparition des espèces. Bien sûr, je déplore. Je préférerais qu’hommes et taureaux puissent vivre gentiment leur vie sur cette verte planète où il y a de la place pour tout le monde. Mais il paraît que c’est impossible. L’homme ne tolère l’animal que s’il lui sert, de nourriture, d’esclave ou de joujou. De joujou sanglant, ici. Ce qui me ravage et me rend la vie invivable, c’est la souffrance, la souffrance de tout être capable de la ressentir. Qu’on inflige la souffrance, l’angoisse et la mort pour faire joujou, pour passer le temps, pour s’exciter le goût du sang, voilà ce qui me met en rage et me réveille en sursaut la nuit. Oh, les pétarades d’ouverture de la chasse ! La campagne tout entière devenue abattoir, les tueurs bien élevés déguisés en farouches guerriers…

L’homme aime tuer. Tuer pour tuer. L’homme aime le massacre… Alors, pourquoi pas moi ? Qu’est-ce que je fous sur cette planète d’assassins ? Oh, bon dieu, partout le sang, le plaisir du sang, la volupté d’écraser, de dominer, d’anéantir la beauté qu’on ne peut avoir, d’abattre l’oiseau en plein vol… Maman, tu m’as jeté dans une fosse pleine de monstres, leurs gueules, leurs mains dégoulinent de sang, ils proclament « J’aime ! » et ils égorgent, ils s’extasient « Que c’est beau ! » et ils tuent. Ils tuent, ils tuent… Tu m’as jeté parmi eux, maman, alors pourquoi m’as-tu fait différent d’eux ?

— Allons, allons, dit le Sentencieux, le taureau est par nature un animal combatif, il aime se battre, il est né pour ça. On ne fait que lui fournir l’occasion de donner libre cours à ses instincts, et de le faire glorieusement. Les taureaux se battent entre eux, savez-vous ?

— Les taureaux se battent entre eux, mâle contre mâle, à coups de cornes, à la saison du rut. Les cerfs aussi, les chevaux aussi, les scarabées aussi. Jamais à mort. Le vaincu s’incline et se soumet. Quant à la gloire de l’arène, je veux croire que vous rigolez. Moi, je n’ai pas envie de rire. Salut.

Coups de sang
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