Brossage scientifique

 

Se laver les dents. Quelle corvée imbécile ! Des contorsions hors nature qui ne deviennent jamais machinales, comme par exemple se moucher, ou se raser, ou enfiler ses chaussures. La brosse à dents ne sera jamais l’outil docile, le prolongement naturel des doigts, idéalement adapté à la géographie tourmentée de la bouche… Je suis sûr qu’on se fout de nous. Je me suis toujours lavé les dents ainsi qu’il est prescrit, scrupuleux jusqu’à l’ascèse, beaucoup plus assidu, en tout cas, que la plupart, faisant bi-quotidiennement violence à ma flemme et à ma répugnance. Le résultat est que toute ma vie j’ai cultivé les caries comme personne et que si j’ai encore par-ci par-là quelques piliers branlants à quoi accrocher des bridges je le dois exclusivement à l’ingéniosité et à l’agilité des doigts de mon dentiste. Je vous envoie l’adresse sur simple demande formulée poliment. Disons les choses abruptement : la brosse à dents ne sert pas à grand’chose, le dentifrice strictement à rien. Bien sûr, si tu pues de la gueule, ça peut te tranquilliser, mais comme, en fait, la puanteur vient de l’estomac, tu n’arrives qu’à masquer l’horreur, très provisoirement, et puis, deuxième temps, à superposer l’effluve mentholé aux miasmes de ton cloaque intime, ce qui est à peu près aussi abominable que l’odeur d’un mégot froid de tabac à la menthe noyé dans des chiottes d’usine. C’était une parenthèse, fermons-la et ouvrons la fenêtre, tu as tout à fait raison.

La brosse à dents, je l’atteste, ne sert qu’à nous tranquilliser la conscience, à nous endormir la culpabilité. Cinq à dix minutes de corvée avant de se coucher, l’homme a fait son devoir, il peut creuser son trou dans le matelas ou honorer bobonne. C’est pourquoi les honnêtes femmes ne connaissent de l’amour que des baisers mentholés. Heureusement, il y a les cinq à sept. Mais peut-être les amants se lavent-ils les dents, avant ? Pauvres femmes !

Enfin, bon, on s’est brossé la bouche bien à fond, deux minutes en haut, deux minutes en bas, six minutes pour le haut et le bas de l’intérieur, qui exigent un mouvement tournant du poignet assez acrobatique (Et de toute façon il est impossible de se brosser sérieusement la face interne des dents, tous les crapuleux mensonges des hygiénistes à la solde des puissants trusts du dentifrice ni leurs schémas habilement truqués n’y peuvent rien), puis un coup sur le plat des molaires, puis un rinçage à borborygmes… Nous aspirons une grande goulée, le fourbe menthol abondamment prodigué dans la pâte suscite sur nos papilles abusées une artificielle sensation de fraîcheur que notre cerveau docile associe à des idées de pureté, le con. Ceci nous conforte dans notre conviction d’avoir massacré les hideux germes jusqu’à la queue du dernier. Du rituel à la mystique, la frontière est floue. L’hygiène dentaire est une religion, une religion de salut dont la brosse à dents est le Messie.

Ce qui surtout me rend odieuse la corvée, outre ma chère paresse violentée, c’est le côté sous-off moralisant de la chose : « Ah, dame, si l’on veut garder ses dents, il faut se donner du mal ! On n’a rien pour rien ! » Et voilà maintenant qu’il est devenu nécessaire non seulement de se laver les dents deux ou trois fois par jour, mais encore d’observer très scrupuleusement le nouveau rituel, qui abolit et ridiculise l’ancien. Or, plus ça va et plus ils le rendent acrobatique et inhumain, le rituel. Vous vous brossez les dents horizontalement, de gauche à droite et vice versa ? Quelle tragique erreur ! Vous avez toujours procédé ainsi ? Alors, mon ami, pardonnez-moi si je suis brutal, mais c’est exactement comme si vous ne vous étiez jamais lavé les dents de toute votre vie. Écoutez-moi, regardez attentivement et tâchez de comprendre : il faut, utilisant une brosse profilée selon la courbure capricieuse de votre denture, opérer un mouvement vertical – attention, je dis bien : vertical – et légèrement rotatif, allant de l’extrémité masticatoire de la dent vers sa racine, de façon que les poils pénètrent aisément jusqu’au fond du sillon gingival et le débarrassent des matières indésirables qui s’y amassent, puis, inversant le mouvement, vous balayez largement de la gencive vers le tranchant de la dent, chassant ainsi ces matières détritiques loin du périlleux terrain où elles se préparaient à donner libre cours à leurs coupables putrescences. En haut face externe, en haut face interne, en bas face externe, en bas face interne, et enfin surfaces masticatoires. Rincez.

C’est lumineux. C’est rigoureusement infaisable.

Surtout les faces internes, surtout celles du haut. Vous avez beau vous contorsionner, vous tétaniser les muscles faciaux, vous désarticuler les vertèbres cervicales, vous n’arriverez qu’à vous coller un violent haut-le-cœur et vous n’aurez jamais l’impression gratifiante d’avoir fait place nette dans tous les recoins. Vous sentez les microbes grouiller et se dérober, vous les entendez ricaner. Vous culpabilisez, donc. Vous vous dites « Le voisin y arrive, je dois y arriver », mais vous n’y arriverez pas, personne ne le pourrait, fût-ce le revolver sur la nuque. Ou peut-être une fois, la toute première fois, si vraiment vous êtes consciencieux et entraîné aux exercices physiques. De toute façon, à la fin de l’épouvantable séance, vous envoyez la brosse à dents virevolter par les libres espaces et vous vous jetez tout sanglotant sur votre lit en serrant très fort dans vos bras votre cher vieux nounours en peluche. Il n’y a jamais de deuxième fois. Après une assez longue période de total découragement, on finit par acheter une brosse à dents tout à fait quelconque sur le marché et on revient au bon vieux rituel inefficace. Après tout, l’essentiel, c’est le goût de menthe dans la bouche, nous sommes bien d’accord.

Pourquoi, je vous le demande, pourquoi être simplement en bonne santé exige-t-il un effort ? Quel sadisme boy-scout y a-t-il là-dessous ? Quel minable salaud a-t-il voulu qu’il en soit ainsi ? Si Dieu existait, je lui dirais ce qu’il est. Il y a des moments où l’on voudrait qu’il existe, pour l’engueuler. Pourquoi, si l’on ne se lave pas, est-on sale ? Pourquoi, si l’on fait ce qu’on aime, est-on malade ? Pourquoi, si l’on n’est pas très travailleur, très économe et très prudent tout au long de sa vie, se retrouve-t-on sur la paille ? Pour faire plaisir à quel pète-sec ? À quelle peau de vache ? À quelle marâtre sans cœur ?

Je trouve abominablement injuste d’être obligé de travailler pour ne pas crever. Il me semble que je ne détesterais pas le travail s’il ne m’était pas imposé. De temps en temps, quoi. Et attention ! Il faut avoir l’air d’aimer ça, d’en être gourmand, d’y trouver son extase suprême ! Surtout ne pas être le feignant qui se force ! C’est qu’ils te guettent, les autres, ces fumiers.

Quelle saleté, cette malédiction ! Les ours, dans leurs forêts, tu crois qu’ils travaillent ? Et les lapins, et les poissons, et les tits zoizeaux ? Il est vrai qu’ils ont une autre malédiction : l’homme. La pire.

Les gars qui ont écrit la Bible avaient très bien compris. Eux non plus n’aimaient pas ça du tout. Ils ont arrangé le coup en mettant la chose sur le compte de leur dieu : « Tu gagneras ton pain à la sueur de ton front. » Une punition, quoi. Nous sommes des taulards, la Terre est un bagne, nous sommes condamnés à perpète parce que Adam et Ève ont volé une pomme… Un dieu comme ça, c’est un voyou. Capable de tout. On ne peut pas lui faire confiance. Ne tourne jamais le dos !

« Tout se gagne, tout se mérite. » Les gagneurs nés sont bien d’accord. En plus qu’ils gagnent, ils ont la vertu pour eux et l’admiration des foules. La morale les sanctifie. Meilleur que tout, ils ont la haine des perdants et l’envie des impuissants. Les vaincus ne font pas seulement tintin à la porte du banquet, ils essuient le mépris du monde et le leur propre. Ils n’ont pas fait tout le possible. Ne se sont pas fait souffrir assez…

C’est pas un monde de sales cons, ce monde-là ?

Coups de sang
titlepage.xhtml
CoupsDeSang_split_000.htm
CoupsDeSang_split_001.htm
CoupsDeSang_split_002.htm
CoupsDeSang_split_003.htm
CoupsDeSang_split_004.htm
CoupsDeSang_split_005.htm
CoupsDeSang_split_006.htm
CoupsDeSang_split_007.htm
CoupsDeSang_split_008.htm
CoupsDeSang_split_009.htm
CoupsDeSang_split_010.htm
CoupsDeSang_split_011.htm
CoupsDeSang_split_012.htm
CoupsDeSang_split_013.htm
CoupsDeSang_split_014.htm
CoupsDeSang_split_015.htm
CoupsDeSang_split_016.htm
CoupsDeSang_split_017.htm
CoupsDeSang_split_018.htm
CoupsDeSang_split_019.htm
CoupsDeSang_split_020.htm
CoupsDeSang_split_021.htm
CoupsDeSang_split_022.htm
CoupsDeSang_split_023.htm
CoupsDeSang_split_024.htm
CoupsDeSang_split_025.htm
CoupsDeSang_split_026.htm
CoupsDeSang_split_027.htm
CoupsDeSang_split_028.htm
CoupsDeSang_split_029.htm
CoupsDeSang_split_030.htm
CoupsDeSang_split_031.htm
CoupsDeSang_split_032.htm
CoupsDeSang_split_033.htm
CoupsDeSang_split_034.htm
CoupsDeSang_split_035.htm
CoupsDeSang_split_036.htm
CoupsDeSang_split_037.htm
CoupsDeSang_split_038.htm
CoupsDeSang_split_039.htm
CoupsDeSang_split_040.htm
CoupsDeSang_split_041.htm
CoupsDeSang_split_042.htm
CoupsDeSang_split_043.htm
CoupsDeSang_split_044.htm
CoupsDeSang_split_045.htm
CoupsDeSang_split_046.htm
CoupsDeSang_split_047.htm
CoupsDeSang_split_048.htm
CoupsDeSang_split_049.htm
CoupsDeSang_split_050.htm
CoupsDeSang_split_051.htm
CoupsDeSang_split_052.htm
CoupsDeSang_split_053.htm
CoupsDeSang_split_054.htm
CoupsDeSang_split_055.htm
CoupsDeSang_split_056.htm
CoupsDeSang_split_057.htm
CoupsDeSang_split_058.htm
CoupsDeSang_split_059.htm
CoupsDeSang_split_060.htm
CoupsDeSang_split_061.htm
CoupsDeSang_split_062.htm
CoupsDeSang_split_063.htm
CoupsDeSang_split_064.htm
CoupsDeSang_split_065.htm
CoupsDeSang_split_066.htm
CoupsDeSang_split_067.htm
CoupsDeSang_split_068.htm
CoupsDeSang_split_069.htm
CoupsDeSang_split_070.htm
CoupsDeSang_split_071.htm
CoupsDeSang_split_072.htm
CoupsDeSang_split_073.htm
CoupsDeSang_split_074.htm