Ceux qui aiment

sous condition

 

Il y a ceux qui disent « Moi, j’aime bien les chiens. Mais alors, les chats… »

Il y a ceux qui disent « Moi, j’ai rien contre les bêtes. Mais alors, les serpents… » (ou « les rats », ou « les araignées », ou « les crapauds », ou…)

Me font bouillir le dedans de la tête, tous ceux-là. Je crois que je détesterais moins le butor qui me cracherait, les yeux dans les yeux : « Moi, les bêtes, j’en ai rien à foutre. » La connerie agressive mais sans faux-plis de ce fils de pute te claque la porte au nez, bon, tu laisses tomber. Alors que les « J’aime, mais sous condition » me donnent envie de botter des culs.

Ils croient, ces rétrécis, se montrer compréhensifs et large ouverts à l’universelle mansuétude. Ils font les généreux, se contemplent, oh qu’ils sont donc bons ! Pensez : ils vont jusqu’à ne pas haïr les bêtes, à les tolérer, même, car, comme ils disent, en leur langage tartufesque : « Nous respectons le droit à la différence. L’altérité. » Si, si. C’est comme ça que ça cause. Ne se rendent pas compte, les superbes, que, par là même, ils trahissent leur condescendance, leur certitude et leur satisfaction d’être de la race élue, de celle qui a le droit d’aimer ou de détester, de tolérer, voire de protéger, ou d’anéantir. Qu’ils étalent leur conviction intime qu’aimer les bêtes n’est pas spontané, pas « naturel », qu’il faut faire un effort ou, mieux dit, se forcer, et que, cet effort, ils veulent bien le faire, mais à la condition que les bêtes en fassent un de leur côté, qu’elles soient aimables, jolies à regarder, douces à caresser, fidèles, reconnaissantes… Enfin, quoi, qu’elles y mettent du leur, c’est la moindre des choses.

Ils veulent bien les aimer, les bêtes, mais pourquoi ne se donnent-elles pas toutes la peine d’être belles, élégantes, nobles, racées… selon l’idée qu’ils se font de la beauté, de l’élégance, de la noblesse, de la race, ces pauvres types aveugles à tout ce qui n’est pas humain, ou ne singe pas l’humain, ou ne peut s’interpréter selon des critères humains.

Surtout, elles devront, les bêtes, pour être admises à l’humaine mansuétude, ne pas user ordinairement de ces armes fourbes que réprouvent la morale humaine, le sens humain de l’honneur. Hors de ma vue, porteurs de venin, tisseurs de filets, suceurs de sang, massacreurs par-derrière ! Ces armes-là, filets, glu, collets, sont réservées à l’homme, seul être moral. Par contre, les crocs, même démesurés, les griffes, les serres, les becs de rapace inspirent le respect dû aux armes « nobles ». L’homme admire les beaux tueurs, en érige l’image en totem sur ses blasons.

Elles devront encore, les tolérées, ne pas avoir une démarche louche, comme le hideux serpent, qui rampe « que rien que d’y penser j’en ai la chair de poule », ou comme l’araignée, si agressivement répugnante, boule hirsute d’horreur pure balancée sur de squelettiques pattes à ressort, on dirait vraiment qu’elle le fait exprès, ou comme le visqueux crapaud, qui a tellement l’air de traîner une sale maladie de peau que c’en est de la provocation…

Enfin, elles devront ne pas faire peur aux petits enfants ni aux femmes enceintes, tant pis pour la souris, pourtant mignonne, à part ça, et ne pas traîner derrière elles une lourde tradition de maléfices, tels le chat noir, le bouc, la chouette, la chauve-souris…

Et puis, et puis… L’homme veut être aimé. C’est humain, dirait Ducon. L’amour est une réciprocité, en principe, mais il faut que la bête commence. D’où le succès du chien, paquet d’amour effréné qui se cherche un objet. L’homme ne peut admettre que les bêtes vivent leur vie de bêtes et l’ignorent, lui qui a tant besoin qu’on l’aime. Le chien aime son maître, éperdument, exclusivement, à tout jamais, même si celui-ci le bat, même s’il l’abandonne : que voilà donc une brave bête ! C’est d’ailleurs l’argument favori des « plutôt chien » contre les « plutôt chat » : « Le chien aime son maître, le chat aime ses aises. » Vous voilà scié ! D’abord, c’est même pas vrai, mais le chat étant moins fougueusement démonstratif, tant pis pour lui, l’homme veut de l’enthousiasme à la louche et du trémolo pleins décibels.

Ceux qui se figurent aimer les bêtes parce qu’ils aiment les chats, les chiens, les chevaux, les dauphins ou les chimpanzés qui sont TELLEMENT humains, ceux-là n’aiment pas les bêtes. Ils n’aiment que l’humain dans l’animal, l’humain qu’ils croient y être ou qu’ils y mettent, ils n’aiment que leur propre reflet, ils aiment comme un « bon » maître aimait ses esclaves.

Si encore ceux qui proclament « ne pas aimer » telle ou telle espèce se contentaient effectivement de NE PAS aimer, forme négative, attitude passive. Hélas, en français courant, « Je n’aime pas » signifie en fait « Je déteste ». Et donc l’affirmation « Je n’aime pas les araignées » devra se comprendre « Je déteste les araignées » et sera suivie ou précédée de l’écrabouillement de l’araignée sous une semelle horrifiée et frénétique.

Les bêtes ne demandent pas qu’on les aime. Elles demandent simplement qu’on leur fiche la paix. Qu’on leur laisse vivre leur vie de bêtes, elle est déjà bien assez difficile comme ça.

Mais c’est justement cela que l’homme ne peut supporter.

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