Hommes-sandwiches

 

Depuis qu’ils ne portent plus à toute heure du jour le sacramentel veston, ils arborent tous sur le devant de la chemise, du polo ou du « tee-shirt », côté cœur, l’obsessionnel à hurler de rage petit crocodile vert. Les bons cons. Ils en sont très fiers. Symbole de haute civilisation. Il paraît qu’on l’imite tant que ça peut dans des ateliers sordides de Hong-Kong, de Taiwan ou de Calcutta, ce qui est malhonnête. Oh, mais, n’allez pas croire ! Monsieur Crocodile Lacoste fait le procès ! À tous les coups. On plagie beaucoup plus impunément « Les Misérables » ou « Guerre et Paix » que le crocodile de Monsieur Lacoste !

Qui oserait porter une liquette genre sport sans le crocodile au bon endroit serait réputé pauvre mec, minus, infréquentable. Non que ce saurien bâillant d’ennui soit un garant de qualité. Il l’a peut-être été, au début de la grande aventure, mais, comme dit le poète, où ai-je bien pu fourrer les neiges d’antan ? Ça n’a depuis lurette plus rien à voir. Le croco sur le palpitant est estampille de bon genre, clin d’œil entre gens qui ne se sapent pas aux Puces de Montreuil (quoique…), signe que le whisky, sur l’étagère du petit bar du salon, pèse ses douze ans d’âge en lettres mahousses sur l’étiquette dorée.

Tirons notre (symbolique) chapeau : nous assistons ici au triomphe absolu de la publicité. Au cambriolage par effraction sans douleur de tous les cerveaux d’une planète. Transformer les mâles superbes en hommes-sandwiches, faut le faire, Prosper ! En hommes-sandwiches non seulement consentants, mais empressés, mais fiers de l’être et cavalant à la soupe ! Appelons cela, pour montrer qu’on est dans le coup autant que quiconque, sponsorisation du cochon de payant. On le soulage de son oseille et on lui colle la marque (pardon : le « logo ») au cul… Tirons encore, pendant que nous y sommes, notre chapeau à ressort à Messieurs Vuitton, Adidas, à tous ces honorables marchands de peaux de lapin qui excellent dans ce sport consistant, ayant d’abord fait casquer le micheton, à le faire ensuite bosser, ni plus ni moins que ces professionnels adulés du « dépassement de soi-même » et du « recul des possibilités humaines au-delà de l’imaginable », comme dit le gars dans le poste, ces géants qui traversent des Atlantiques sur un fer à repasser ultra-« sophistiqué » (Faites-moi plaisir : haïssez ce mot, celui entre guillemets, oui, là, hurlez à la mort quand vous l’entendez, fendez à la hache le crâne superflu de qui le profère), ou qui s’échinent sur leur petit vélo dans les Galibiers du Tour de mon Cul (Vous avez vu ces nouveaux guidons de course ? Ils ont l’air de ne pas en être, de course, plutôt des mancherons de charrue, et c’est justement ça, l’astuce. À ton avis, c’est réellement plus rationnel ou bien c’est fait juste exprès pour que les vieux se sentent vraiment vieux ?) ou qui se traînent jusqu’au Pôle Nord à pied. (Les cons ! Remarque, les chiens se tapent tout le boulot, et l’hélicoptère avec la caméra virevolte juste au-dessus, tout le long du chemin. Tu y penses, à l’hélico et à la caméra, quand tu te dégustes « l’exploit » dans ta petite lucarne, les orteils à ras de l’écran ?)

Du moins ces hommes-sandwiches professionnels, ces « surhommes », se font-ils payer, eux, pour trimballer Adidas, Timex, Canon, Chicorée Leroux ou Coca-Cola sur leur casquette, sur leurs biscoteaux, sur leur dos, sur leur bide, sur leurs miches et, va savoir, sur leur zizi tringleur, dans les glaces glacées du Pôle, parmi les grains de sable plein la raie du Sahara ou sur les sommets si pointus des Himalayas. J’espère en tout cas qu’ils se font payer, et très cher, par les margoulins-sponsors de mes deux, le privilège de transformer un individu apparemment humain en mur couvert d’affiches dont tout le monde n’a strictement rien à foutre (Devrais-je-t’y pas écrire plutôt « … dont personne n’a… etc. » ? Je joue ici vicieusement de l’ambiguïté du mot « personne », bâtard que je pris naguère pour un adverbe alors qu’il n’est qu’un vil pronom, un sale péteux de pronom marchant à la voile et à la vapeur.)

Quand j’étais petit je n’étais pas grand, je montrais mon cul à tous les passants, bénissez-moi mon père parce que j’ai péché, et je portais un calot de soldat en papier « Pernod fils » le 14 juillet, c’est ce jour-là que les bistrots magnanimes en distribuaient aux mômes ravis de ces temps rustiques. Aujourd’hui, j’ai grandi, je ne montre plus mon cul qu’en privé et pas à n’importe qui, et j’arrache systématiquement le sale connard de petit crocodile vert de la liquette que je trouve dans la poubelle où je me fournis habituellement.

Question subsidiaire (pour départager les pas-d’accord) : Quel coureur cycliste, ou quel autre champion surhumain, osera se montrer avec, comme seule inscription sur sa personne, celle-ci, en grosses lettres : « Défense d’afficher, loi du 27 juillet 1881 » ?

Coups de sang
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