Le carnassier sentimental

 

Dans les années tout de suite après soixante-huit, des tas de barbus ont tout lâché pour se tailler élever des chèvres dans des Larzac pelés. Il sont presque tous revenus en rasant les murs, la queue entre les jambes et laissant l’herbe grise jonchée de cadavres de chèvres. Les chèvres, c’est un métier, comme tout.

Certains quand même se sont cramponnés. Ceux qui avaient le flair, l’acharnement, ou qui ont pu se payer les services d’un gardeur de chèvres du coin. Écolos, ils étaient, cela va sans dire. Amoureux de la verdure, respectueux de la nature, traitant l’animal d’égal à égal, pas plus racistes envers la chèvre qu’envers le manœuvre maghrébin. Des idéalistes aux yeux d’azur.

Ceux-là ont réussi. Plus ou moins. Si plus, c’est aujourd’hui la belle exploitation avec label de la Vie Claire sur les produits, logo maison, fromage pur chèvre « Le Cabricou », ce genre. Si moins, ils livrent le lait à la fromagerie. Dans les deux cas, ils font du lait.

J’ai dit « chèvres », parce que la chèvre avait pris une valeur pour ainsi dire symbolique, mythique et sympa, à l’époque où il pleuvait des pavés. L’opposition type à la pourriture citadine. On a du mal à se rappeler, aujourd’hui. Je pourrais aussi bien dire « moutons », ou « vaches », quoique les vaches, ça faisait déjà un peu trop technique dans l’imaginaire de l’amateur fuyant l’enfer déshumanisant de la métropole.

Bon. Le lait. Eh bien, le lait, qu’il soit de chèvre, de brebis ou de vache, il ne vient pas tout seul dans le pis de ces dames. Il y faut une condition préalable. Il faut qu’elles aient un petit à nourrir. Et qu’on leur enlève bien vite le petit, sans quoi ce goinfre-là se tape tout le lait. Et qu’est-ce qu’on en fait, du petit ? Pardi, du méchoui. Comme partout.

On te voit venir, mais on te laisse t’embourber. Compte pas sur nous pour le coup de main. En plein dans les sables mouvants, tu es. Vas-y, gigote.

Écolo, c’est quoi ? Retour au bon vieux temps, la chaumière qui fume sa fumée bleue à l’ombre du clocher ? Pas de chimies, pas d’hormones, rien que du naturel ? Filer la laine ? Éplucher des châtaignes au coin du feu de bois en écoutant des vieux cons radoter leurs éternelles niaiseries si tant folklos ? Et arracher tranquillement le biquet à sa mère, le veau à la vache, égorger le goret en famille, arracher l’œil du lapin, gaver l’oie clouée sur sa planche ? Chasser à l’arc, pêcher à mains nues ? Respecter le décor, quoi. Et manger des choses qui ne font pas de mal à la santé.

Cette « écologie »-là, je m’en fous. Elle me rappelle Pétain. Je veux une écologie, ou appelle ça comme tu voudras, sentimentale. Où le souci numéro un serait l’horreur du meurtre et de la souffrance. Mais les animaux tous les premiers ne nous donnent-ils pas l’exemple, sinon de la cruauté, du moins de l’indifférence ? Les carnivores tuent… Les animaux ont le droit d’être indifférents. Moi, je suis un animal avec quelque chose en plus, quelque chose qui change tout, qui m’ôte le droit à l’indifférence : je sais.

Je sais ce qu’est la mort, et la souffrance, et la peur. Je ressens celles des autres comme si c’étaient les miennes. Alors, je voudrais ne pas tuer, ne pas torturer. L’écologie que je rêve aurait pour premier souci d’éviter ça. Avoir la viande sans le meurtre. Pourquoi pas cultiver des rosbifs sur liquide nutritif ? Des rosbifs sans le bœuf. Des cellules qui se multiplient, tu coupes ce qu’il te faut, ça repousse. Pour le lait, un truc du même genre. C’est pas tellement utopique, vous savez, théoriquement tout à fait envisageable. Mais ce sera moins bon ! Ah, la saveur subtile d’un bon gigot de pré-salé !… Vous êtes vraiment des salauds. Qu’importe le meurtre, pourvu qu’on ait la gourmandise ! Qu’importe le calvaire de l’oie, pourvu qu’on ait le foie gras… D’ailleurs, pourquoi ne l’aurait-on pas, ce subtil fumet qui fait la différence ? Quoi, de la chimie ? Pouah ! Mais non, tout peut se cultiver « naturellement », si on le veut vraiment. Tiens, le camembert, comment crois-tu qu’on l’obtient, le camembert, le bon camembert de Normandie « moulé à la louche » ? On oblige le lait à fermenter d’une certaine façon, on lui permet tels ferments, on lui interdit tels autres, qu’est-ce que tu crois ? Et la croûte, la belle croûte blanche qui l’entoure et qui en est peut-être le meilleur, à mon goût du moins (les étrangers, surtout de la variété nordique aseptisée : Angliches, Chleuhs, Amerlocks, ÔTENT la croûte, les pauvres cons, et un bon demi-centimètre de chair avec, dans leur horreur hygiénique !), eh bien, cette croûte, ou plutôt ce manteau sublime, sais-tu comment on l’obtient ? Bien sûr, tu sais, mais je te le dis quand même. On sème sur le fromage un champignon microscopique, le « pénicillium » je ne sais plus la suite, et on attend que le champignon ait envahi toute la surface du fromage de son splendide manteau de velours blanc. Tu vois qu’on peut en faire, des choses, sans assassiner personne.

Mais pourquoi s’emmerder ? Pourquoi ne pas continuer comme maintenant ? Après tout, le meurtre, la souffrance des autres, suffit de ne pas y penser. Nous, on y arrive très bien.

Et moi, moi qui aime le boudin, quand j’en vois dans mon assiette j’entends le cochon couiner son épouvante, quand je vois une huître, je sais qu’elle est vivante, qu’on a brisé les muscles avec lesquels elle serrait sa coquille hermétiquement fermée sur sa peur… Rigole, rigole, tu as la santé.

Si j’avais pu choisir, j’aurais préféré être un Carnivore à quatre pattes, un tueur sans problème. Mais on ne m’a pas donné à choisir. À vous, si, apparemment.

Coups de sang
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