Je ne vous embauche pas,

votre horoscope

est trop mauvais

 

Une des plus amères surprises de ma vie aura été l’implacable montée du marécage de boue puante qu’on se plaît à nommer « l’irrationnel » et qui n’est, tout simplement, que le triomphe de la bêtise « au front de taureau » de Flaubert, de l’increvable bêtise au mufle arrogant, activement propulsée par la cupidité des charlatans.

On m’avait élevé dans la certitude (je ne dis pas « la foi », rien n’est article de foi) du progrès. Majuscule. Le Progrès était en marche, irrésistiblement, rien ne pourrait plus l’arrêter. Mes éducateurs, laïques jusqu’à la passion, entendaient alors par « progrès » tout autre chose que la lumière électrique, la télé-satellite, l’homme sur la Lune, la musique laser, la tuberculose vaincue ou les week-ends à Disneyland. Ces bricoles n’étaient pas exclues, bien entendu, mais elles n’étaient que la petite monnaie du progrès, ses à-côtés triviaux, ses menus cadeaux technologiques. L’essentiel de ce qu’on appelait progrès était ailleurs : dans l’accession de tous à l’instruction, et surtout dans l’apprentissage de l’usage optimum de la raison, dans l’éveil de l’esprit critique et de la curiosité féconde.

Ce schéma lumineux et simpliste m’a longtemps tenu l’âme au chaud. Même le hideux nazisme et ses monstrueuses conséquences, même la confiscation des découvertes de la science par les assassins à bonne conscience (par exemple la bombe atomique) ne purent ruiner mes certitudes. Ce n’étaient pour moi que sursauts de la bête, spasmes d’agonie, ultimes épreuves. La raison n’en poursuivait pas moins sa marche impavide, le monde, peu à peu mais inexorablement, s’ouvrait à l’intelligence… J’avais l’optimisme plutôt tenace.

Staline après Hitler, Mao après Staline, Franco et quelques autres pendant tout ce temps, je finis tout de même par trouver que la prise du pouvoir par la raison raisonnante était bien lente à venir, qu’il semblait bien que c’était de plus en plus toujours la même chose et que, si progrès il y avait, il n’était pas d’une évidence aveuglante. Que même on faisait de moins en moins appel à l’intelligence, au doute préalable et à l’esprit critique, mais qu’on lançait des slogans imbéciles et bien rythmés que les masses hurlaient en chœur en courant joyeusement tuer et se faire tuer.

Si du moins, chez nous, pays qui se veut le phare de la civilisation, j’avais, ne serait-ce que dans le train-train du quotidien, trouvé des sujets d’espoir… Hélas ! Plus les temps se faisaient troubles, les lendemains incertains, plus devenaient conquérants les vieux consolationnismes des âges farouches où tout dans la nature était menace, terreur et incompréhension pour la misérable bête à peine humaine. Qu’ils se drapent de mystère et se targuent d’une « tradition » millénaire comme les astrologues, les voyants, les numérologues, les sorciers, mages, marabouts, gourous, « sages » et autres « inspirés »… ou qu’ils s’affublent d’une étincelante défroque pseudo-scientifique et baragouinent un discours bric-à-brac piqué dans la terminologie technique à la mode vulgarisée par la télé comme les radiesthésistes, les morphophysiologistes, les parapsychologues, les graphologues, les iridothérapeutes et beaucoup d’autres…, qu’ils « guérissent » par les bains de siège ou par l’imposition des mains, qu’ils vendent des « croix rayonnantes », des « pierres du bonheur » ou des gris-gris africains, ils prolifèrent comme mauvaise herbe, les charlatans ! Plus impudents, plus arrogants que jamais.

Les bras vous en tombent. Vous dites « irrationnel » ? Mais ils en sont fiers, mais ils le revendiquent ! « Cartésien » est devenu une injure ! Au pays de Descartes ! Alors que tout ce qui entoure l’homme moyen, toutes ces merveilles qu’il utilise sans y penser et qui devraient lui tirer des exclamations d’étonnement, depuis le docile moteur à explosion de sa voiture jusqu’à l’interrupteur de sa lampe de chevet et la télécommande de sa TV, alors que tout cela devrait lui démontrer l’efficacité du raisonnement « cartésien », il se réfugie, son besoin de merveilleux sous le bras, dans les vieilles cavernes obscures de la magie qui ose plus ou moins dire son nom. Car toutes ces prétendues « sciences » dans le vent ne sont que des déguisements de la plus crasseuse magie, elles procèdent du même refus de regarder les choses en face, du besoin qu’il y ait « autre chose » que le réel décevant, quelque chose sur quoi on puisse espérer agir, ne serait-ce qu’en « le forçant à lever un coin du voile de l’avenir », comme on dit dans les magazines pour dames.

Nous sommes tous ignares. Où est-il, le fameux idéal de l’« honnête homme » du XVIIIe ? Vingt pour cent de la population française est illettrée, paraît-il, mais la quasi-totalité, même si elle sait à peu près lire et écrire, ne vaut guère mieux. Ce qu’on appelait naguère « culture générale », et qui était censé, non point bourrer les têtes de dates et de noms pour « trivial pursuit », mais bien former le jugement, a pratiquement disparu. Vite, vite, le plus tôt possible spécialiser le futur professionnel. Et rien d’autre. On lui vendra du loisir sous cellophane, de la passion standard : football, tennis ou collection de timbres. La publicité le décervellera, lui désapprendra le sens critique, s’il en manifestait quelque velléité : « L’eau pure de vos cellules ! » « Truc lave plus blanc ! » « C’est facile et ça peut rapporter gros ! »… La raison, c’est comme le reste, si tu ne t’en sers pas, ça rouille.

Les charlatans des fausses sciences n’ont même pas à renouveler leur baratin. Il a toujours l’air tout neuf. Les gogos ignorent que l’imposture a été mainte et mainte fois dénoncée, et veulent l’ignorer. C’est ici une question de foi. Les imposteurs jouent sur le velours. La victime accourt et supplie qu’on la dépouille. Des scientifiques, des vrais, ceux-là, prennent périodiquement la peine de démontrer l’escroquerie. Mais ce ne sont que d’honnêtes hommes de laboratoire, pas des camelots. Ils ont autre chose à faire que de mettre au point un contre-baratin aussi séduisant que le baratin du charlatan. Le charlatan, lui, n’a que cela à faire : perfectionner sa technique pour duper les gogos et cueillir les poires. Il sait manipuler les foules, jongler avec les mots, mettre les rieurs de son côté. C’est un démagogue, un professionnel, faites-lui confiance ! Le détracteur est traité de « scientiste », de « totalitariste de la pensée », et même carrément de fasciste… Surtout, sa meilleure arme, c’est le gogo lui-même, qui désire le miracle, qui veut, de toutes ses forces, CROIRE.

L’horoscope, parce qu’il est « vendeur », a envahi la presse, surtout féminine, et les TV matinales. On y croit d’un œil, on en rigole un peu, au bureau, n’empêche, on se jette dessus, on est troublé, il comporte suffisamment de flou et d’allusif prudent pour que chacun y trouve quelque chose qui pourrait le concerner… Ce n’est pas bien méchant, dites-vous. Et que pensez-vous de ces entreprises de recrutement de personnel pour les grosses boîtes qui exigent des candidats l’indication de leur signe zodiacal de naissance et conseillent les chefs du personnel d’après ces « données » ? Et celles qui procèdent à une prétendue analyse graphologique ? Un employé n’a guère le loisir, lui, d’exiger que son éventuel futur patron lui présente son horoscope ou un échantillon de son écriture… Pourtant, c’est important pour l’avenir de la boîte, non ?

« Le charlatan, c’est l’autre. » Les devins, astrologues, guérisseurs et autres faiseurs de miracles sont les plus empressés à proclamer que la profession est encombrée par un ramassis de fumistes et d’escrocs qui lui font le plus grand tort. « Ce sont, disent-ils, ces brebis galeuses qui jettent le discrédit sur tout le parapsychique. » Ils ajoutent, cela va de soi : « Moi, je suis honnête et j’ai le don. » Ce qui a fait naître une nouvelle branche charlatanesque, celle des « Instituts » qui délivrent les brevets d’authenticité. De l’escroquerie au deuxième degré, c’est-à-dire, tout bonnement, du racket.

L’inquiétude est notre lot, et aussi le besoin de se rassurer, et aussi l’attrait pour le merveilleux. Le malheur, le chagrin, la peur, l’insatisfaction sont, hélas, plus souvent le cas que la félicité. Tout cela est le terrain d’exploitation des marchands d’illusion. Quelle que soit leur spécialité, ce sont des illuminés ou des charlatans, l’un n’empêchant pas l’autre.

Encore le pire de cette flambée de l’irrationnel n’est-il pas cette exploitation cynique du malheur, de l’angoisse, du mal à vivre, mais bien l’abêtissement des masses, la sclérose des esprits, la mise au rancart de la raison… Notre raison, sans doute, est bien imparfaite. Cependant, nous n’avons qu’elle. C’est la première fois qu’une telle faculté, celle de se poser des questions sur soi-même et sur le monde, existe sur la Terre, et peut-être dans l’Univers. Elle a montré que, pour imparfaite qu’elle soit, elle n’en est pas moins un brave et bon outil, à condition d’apprendre à s’en servir, à condition de VOULOIR s’en servir.

Le rationalisme est « dépassé », « étriqué », « desséchant », bref, ringard, ricanent ceux à qui on ne la fait pas et qui, du même pas, courent se mettre à genoux devant quelque idole millénaire ou porter leur bon fric à la voyante ou au « parapsychologue » à la mode.

Coups de sang
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