Quelque part
en Seine-et-Marne
Quelque part en Seine-et-Marne, il y a une forêt. Il y a beaucoup de forêts en Seine-et-Marne, et aussi ailleurs. Parlons de celle-ci, elle vaut pour les autres. Une route traverse cette forêt, une route très fréquentée. En bordure de la route, encastré dans la forêt, il y a un élevage de faisans. Ces faisans, on les élève pour la chasse. On les voit de la route, ils picorent et volettent dans une espèce de volière couverte en grillage à poulailler, à hauteur d’homme à peu près afin qu’on puisse circuler là-dedans et distribuer aux faisans la nourriture. Quand les faisans sont mûrs, je veux dire quand ils sont dans la plénitude de leur taille et de leur beauté, beaux à vous faire battre des mains et pleurer de joie, on les lâche. Pas bien loin. Dans les bois tout autour. Ces bois, cette forêt magnifique ont été créés tout exprès pour le plaisir et l’agrément des chasseurs, ces êtres si poétiques, si amoureux des splendeurs de la nature. On pourrait très bien chasser le faisan dans un espace bétonné, ou bitumé, soigneusement clos, une espèce d’immense stand de tir, on pourrait très bien. Ce serait propre, confortable et sans danger. Mais ce ne serait pas sportif, ni poétique. Surtout, ce ne serait pas naturel. Le chasseur est un être essentiellement, comme je vous l’ai dit, épris de nature et d’authenticité. Si, pour tuer, il utilise un fusil perfectionné au lieu de ses dents et de ses ongles, c’est, croyez-le bien, une concession qu’il fait aux convenances, et cette concession lui coûte beaucoup. Le chasseur, donc, ne peut tuer le faisan que si celui-ci est environné de son cadre naturel de verdure et de futaies. Les bois, forêts, landes et prairies sont le champ d’action du chasseur, nul autre que lui ne doit s’y trouver, nul autre que lui, son chien et le gibier, naturellement. Le promeneur n’a rien à faire ici, la verte nature n’est pas son domaine, seul le tueur déguisé en homme des bois y est chez lui. Le promeneur pédestre a, pour exercer son sport ridicule, l’asphalte des trottoirs citadins. Cela est d’ailleurs parfaitement inscrit dans le Code : il existe un permis de chasse, soumis à la taxe et donc protégé par la loi. Il n’existe pas de permis de promenade. Les bois, plaines, halliers et guérets sont soigneusement jalonnés et divisés en actions de chasse, qui se louent extrêmement cher. Il n’existe pas d’actions de promenade. La chasse est une activité de loisirs qui anime diverses industries nationales, elle est donc créatrice d’emplois et stimulatrice du commerce, donc profitable à la prospérité générale. La promenade contemplative ne consomme que des baskets ou des pataugas, ce qui est ridicule et égoïste.
Les faisans, dès que leur plumage a acquis la plénitude de sa splendeur et leur queue son épanouissement maximum, c’est-à-dire lorsqu’ils sont devenus vraiment intéressants à massacrer, ce qu’on appelle de « belles pièces » qui vous font honneur sur la photo, les faisans, donc, sont lâchés dans les bois environnants. Car la seule raison d’être de ces bois est de servir de décor joli à la chasse et la seule raison d’être des faisans est de servir de gibier, joli aussi, les jolies couleurs du décor et celles du gibier se mettant mutuellement en valeur par le jeu de subtiles harmonies sensibles aux vrais connaisseurs. Bon.
Ces faisans, élevés dans ce poulailler dont je vous parlais tout à l’heure, connaissent l’homme et, même, l’aiment. L’homme est cet être vertical et bienveillant qui, deux fois par jour, depuis leur sortie de l’œuf, leur apporte le bon grain et l’onctueuse pâtée. Lâchés dans ces grands bois hostiles, les faisans ressentent tout d’abord un terrible sentiment d’abandon. Ils ont peur, ils ont faim, ils ne savent pas trop comment se débrouiller tout seuls. Heureusement, bientôt ils sentent la présence de l’homme, quelque part, pas très loin. L’être vertical et bienveillant est là, il va résoudre tous les problèmes, courons à lui. Ils y courent, ils y volent. L’être vertical et bienveillant est effectivement là, et aussi son chien, et aussi son fusil… Si le faisan réussit à se percher assez vite sur le canon du fusil, il est sauvé. En général, il n’y parvient pas.
Dans cette forêt de Seine-et-Marne, près de cet élevage, on voit une chose bien curieuse. On voit des faisans « libres », accourus de tous les secteurs de la forêt, se masser autour du grillage à poulailler et courir tout le long en piaulant, cherchant un trou pour y rentrer. On en voit arpentant les bas-côtés de la route et même la chaussée, quêtant un indice humain. On peut les ramasser à la main, ils ne demandent que ça. Ne vous faites pas prendre, c’est du braconnage, crime beaucoup plus sévèrement puni que le hold-up, de nos jours. Ne dites surtout pas au gendarme que vous vouliez seulement sauver un être vivant de la mort la plus con qui soit : celle de joujou pour brutes qui tuent pour faire joujou, vous vous retrouveriez interné d’office chez les dingues.
On élève des faisans, on élève des cailles, on élève des lapins, on élève même des sangliers, pour que les chasseurs aient des joujoux vivants à tuer. C’est parce qu’on manque de faisans, de cailles, de lapins et de sangliers « naturels ». Les chasseurs les ont tous tués. Il faut donc en fabriquer. Normal. Mais…
Mais il existe des gibiers potentiels qui prolifèrent et nous envahissent sans profit pour personne. Vous ne voyez pas ? Ah, ah.
Ce sont les veaux, enfants de la vache. Je vous explique.
Il y a en ce moment, vous n’êtes pas sans savoir, un conflit du veau. Le veau est boudé, et même boycotté par le gourmet, parce que sa chair est insipide, bourrée de chimies, franchement dégueulasse. Pourquoi est-elle comme ça, la chair du veau ? Parce que le veau est élevé et engraissé en batterie, c’est-à-dire vit une courte vie horrible, mais ça vous vous en foutez, restons pratiques.
Le veau est le sous-produit de l’industrie du beurre. Ça vous épate ? Moi aussi, ça m’épatait, mais on m’a expliqué, c’était dans « Que choisir ? », une revue que je vous conseille vivement de lire, d’acheter et de soutenir, ces gens font, mine de rien, beaucoup plus de bon travail pour l’écologie que tous les journaux militants spécialisés (boy-scouts et tristasses à se flinguer [1]) et beaucoup plus pour la défense des animaux que toutes les S. P. A. moralisantes, et ce tout en défendant farouchement les consommateurs, ainsi que le veut leur raison d’être. J’ai donc appris dans « Que choisir ? » que l’un des signes de la prospérité croissante des masses populaires françaises et européennes est la formidable consommation de beurre, de plus en plus formidable. Ce beurre, l’eusses-tu cru, est fait à partir du lait de la vache. Une fois ôté le beurre, reste le lait écrémé. Il faut beaucoup de lait pour faire du beurre. Il reste beaucoup de lait écrémé quand on a ôté le beurre. Des millions de tonnes de lait écrémé. Les grands trusts laitiers, ayant fait, si j’ose dire, leur beurre avec le beurre, se retrouvent avec sur les bras cet océan de lait écrémé. Ils en vendent une partie tel quel. Ils font, avec une autre partie, des yaourts, des fromages « taille-fine », du lait écrémé en poudre. Goutte d’eau dans la mer. Il leur reste quelques millions de tonnes moins quelques tonnes. Qu’en faire ? À l’égout ? Laisser perdre une occasion de profit ? Jamais !
Une solution était à trouver. Elle le fut. Il suffisait de payer des cerveaux pour faire le boulot. Alors, voilà :
On réengraisse le lait dégraissé. Pas avec de la crème, bien sûr. Avec des huiles de tourteaux, des machins grossiers qu’on ne peut pas donner aux hommes, tout au moins pas en économie de libre concurrence : ils n’achèteraient pas. En économie de goulag, je ne dis pas… On a donc réenrichi notre lait maigre, c’est dégueulasse au goût mais ça nourrit. On complète par des fortifiants pas chers : vitamines industrielles, hormones, antibiotiques… Ça fait de l’aliment pour veaux. Des millions de milliasses de tonnes d’aliment pour veaux. Yippie !
Oui, mais, et les veaux ? Absorber cette montagne d’aliment pour veau, cela suppose une montagne de veaux… Ah. Oui, hein ?
Un coup de pied dans les cerveaux. Les cerveaux cervellent, et trouvent : il faut développer l’élevage des veaux, et donc la consommation de la viande de veau. Exécution. Développement formidable de la production industrielle du veau. Veau enlevé à la mère à peine sorti, bourré de super-aliment en élevage automatique, coincé devant son gavoir, rien à foutre que s’empiffrer, tout paysan devient éleveur, crédit pour s’équiper par banque du groupe laitier, aliments livrés à domicile, veau payé à l’abattoir, si malade vite vite le bourrer d’antibiotiques pour qu’il arrive vaguement vivant jusque sous le merlin du tueur sinon c’est une perte sèche, recettes de veau dans tous les magazines de dames, à la télé, partout… Vous connaissez la suite. Et voilà, le marasme du veau ! En attendant, le Français continue à bouffer de plus en plus gras, il fourre du beurre partout, même les Ritals abandonnent l’huile d’olive pour la graisse de lait de vache, alors le flot de lait écrémé monte, monte et va nous submerger. Que faire ?
Revenons aux faisans. Voilà ce qu’il faut faire : pareil. Élever des veaux, certes, mais pas pour la boucherie, c’est pas mangeable. Pour la chasse, par contre… Ça, oui, c’est un gibier ! C’est gros. Comme un cerf. Ça gambade. Ça ne peut pas faire de mal, ça n’a pas encore de cornes ! Pour le sport, on peut aussi les laisser grandir et mettre un couloir autour, suivant la formule réglementaire de la célèbre épreuve olympique dite « Tir d’une vache dans un couloir ».
Oui. J’aurais peut-être dû plutôt vous parler des Polonais, hein ? Je vais vous dire. Ils m’ont bien déçu, les Polonais. Je les savais culs-bénits, mais à ce point…
Ils refusent le christianisme variété marxiste, très bien, mais c’est parce qu’ils se cramponnent au christianisme variété kitsch. Querelles de chapelles, histoires de curés. Qu’ils se démerdent entre eux.
Je parierais que quand un chasseur crève d’un coup de fusil reçu en pleine gueule par accident, sa maman pleure. L’homme m’émerveillera toujours.