L’expiation
J’ai entendu ça, ou peut-être l’ai-je lu, je ne sais plus, mais vous aussi, sûrement, vous êtes au courant.
Enfin, voilà. Dans je ne sais quel bled pourri d’Espagne – Ou du Portugal ? Non, plutôt d’Espagne – il y a la Journée de l’Âne.
Il s’agit de commémorer je ne sais quelle scélératesse commise il y a bien longtemps, une saloperie quelconque dont ces conneries de folklores sont pleins, le meurtre d’un petit enfant, peut-être bien, ou quelque sacrilège, façon hostie profanée, va savoir, enfin, bon, quelque chose de tout à fait spécialement abominable dont tout le village porte depuis la honte ineffaçable, gningningnin, vous voyez le genre… Alors, chaque année, pieusement, ils expient, ceux du village. Ah, oui, j’oubliais : il y avait un âne dans le coup. Ne me demandez pas quel avait été son rôle exact dans la vilaine affaire, et qu’importe ? Tout ce que ça peut faire de mal, un âne, c’est que l’assassin (ou le violeur, ou le cracheur au nez du Christ, ou quoi que ce pût être) lui monte dessus et le fasse galoper à coups de bâton. N’empêche, il y avait un âne. Alors, symboliquement, chaque année, ils tuent un âne. L’homme aime les symboles. Ils tuent un âne. Les enculés. Et vous savez comment ? Oui, vous le savez, et même mieux que moi, vous avez de la mémoire, vous, il faut bien que vous ayez quelque chose, vous ne vous contentez pas des grandes lignes et de l’indignation, vous pouvez réciter tous les détails, même les plus petits, avec les mots exacts du mec dans le poste, si vous vous trompez d’un mot votre fille vous reprend, celle qui a un appareil en fil de fer pour redresser les dents et devenir miss France. Hé oui, ils le tuent À COUPS DE BÂTON. Tout le village. Ils lui courent au cul, et hardi petit, les mômes pires que leurs vieux, c’est la fête, attention de pas prendre un coup de sabot, Josélito, c’est qu’elle te ferait du mal, la charogne ! Jusqu’à ce qu’il tombe, l’âne, et, une fois à terre, jusqu’à ce qu’il crève, mais avant il faut que les yeux lui giclent des trous, que les dents lui pètent dans la gueule, qu’il la sente bien passer, bien bien. Dame, il expie pour tout le monde. Pas question de lésiner. C’est sérieux, l’expiation.
Il paraît que déjà les Juifs faisaient ça, autrefois, mais avec un bouc. La connerie est éternelle, la saloperie aussi. Et moi, chaque fois que j’y pense, à l’âne, chaque fois, et c’est souvent, le grand tremblement me prend, la rage assassine, et aussi la peur. Je suis dans la fosse aux fous sanglants, c’est cette putain de planète, je suis tombé dedans, ils ont des bâtons, ils ont des couteaux, ils aiment cogner, trouer, percer, arracher, ils aiment le sang et la mort, ils trouvent toujours de bons prétextes… Il n’y a pas de lois, en Espagne ? Oui, bien sûr, il y en a, mais il faut faire la part des choses : la tradition, la coutume, la foi naïve de ces gens simples… Mon cul ! Des fous sadiques, oui.
Et peut-être bien que ça fait venir les touristes, dis donc ! Sûrement, même. En masse, tu peux parier. Les bistrots, les hôtels, les marchands de cacahouètes se frottent les mains. Le folklore, le touriste adore. Surtout quand c’est un peu répugnant, qu’il faut faire un effort pour se mettre à la portée de l’âme indigène, n’est-ce pas.
Dernière minute. On me dit que, à la suite des protestations de Brigitte Bardot, de Jean-Pierre Hutin et de quelques autres, on a obtenu que ce ne soit plus le plus vieil âne du village que les paysans épris d’expiation sacrifient, mais un étalon jeune et plein de feu, et aussi qu’on s’arrête de cogner juste avant qu’il n’en meure. Ensuite, un vétérinaire le soigne.
C’est toujours ça de pris. La vertu expiatoire n’est peut-être plus aussi efficace, mais la rentabilité ne peut qu’y gagner, la bonne conscience du touriste timoré (il y en a !) étant rassérénée par ce « sans mise à mort ».
Et puis, c’est une solution économique : le même âne peut resservir tous les ans.