Les veaux ont-ils une âme ?

 

Pourquoi manger du veau ? C’est fade, c’est sec, il faut noyer ça dans des océans de sauce, d’épices et d’art culinaire pour le rendre acceptable par le palais, ça ne nourrit pas, ça encombre l’estomac pendant des heures… Pourquoi donc s’acharner à manger du veau ?

Vous qui me connaissez, vous savez que la question que je viens de poser n’est pas la vraie question. Ma vraie question. Vous qui me connaissez dans les coins, vous ricanez, finauds. Vous savez que ma vraie question est : pourquoi arracher les veaux à leurs mères meuglant leur détresse pour les parquer dans une cage-gavoir où on les engraissera vaille que vaille en un temps record à coups de super-aliments, d’hormones, d’anabolisants, d’antibiotiques et de tous les engrais de forcerie, dans le noir total afin que la chair reste blanche – quel Brillat-Savarin de mes deux a décrété que le veau devait être blanc de neige ou ne pas être ? – avant l’abattoir industriel, pourquoi ?

Hé, ballot, si on laisse le veau à sa maman, il va lui pomper le lait, tout son lait, et qu’est-ce qui restera pour le biberon de nos blonds bébés, futurs rois de la Création ? Ça, mon vieux, je m’en fous. Si les femelles d’hommes ne sont pas capables de sécréter le lait nécessaire à leurs morveux, qu’elles les regardent crever. Ou qu’elles les gavent d’un de ces produits hautement synthétiques, cocktail de super-aliments protéinés, sucrés, hormonisés, anabolisés, antibiotisés et le reste qui réussissent si bien aux bébés veaux, aux bébés moutons, aux bébés cochons… Le résultat en sera une génération d’hommes athlétiques, musclés du bide et puissants du cerveau, guéris d’avance de toutes les maladies imaginables avant même de les avoir attrapées puisqu’ils auront préalablement été bourrés de tous les médicaments qui soignent ça, comme précisément les veaux… Mieux encore (on peut rêver) : que les hommes étendent donc aux hommes les hardiesses chimico-diététiques qu’ils déploient pour les animaux de boucherie. Qu’ils concoctent des tourteaux compacts, nourrissants et équilibrés, qui ne nécessiteront aucun meurtre, aucun sang répandu, aucune vache-mère meuglant de désespoir… Merde, la science appliquée est là pour ça, réveillons-la à coups de pied, secoue-toi le cul, vieille pute, il n’y a pas que la bombe à neutrons à découvrir, ni que le gaz foudroyant, ni que la crème à bronzer hyper-filtrante…

D’ailleurs, il faudra bien y venir, à la bouffe synthétique tirée du pétrole, de la terre glaise ou du mâchefer irradié : vingt milliards de morfaloux dans trente ans, comment croyez-vous que ça va se passer ? Bien fait pour vos gueules, pondeuses mystiques, pondeuses cupides à troisième enfant, pondeuses patriotes, pondeuses linottes oublieuses de pilule.

Bon. On ne tue plus les veaux. Alors ? Alors, ils deviennent bœufs, alors on les abat, alors on les mange. Rouges, fermes, saignants… C’est vrai. Qu’est-ce qu’on est goinfres ! Nos terribles mâchoires dévorent le monde. Par un bout. Le recrachent par l’autre. Changé en merde. L’homme, machine à changer le monde en merde. Eh là, eh là, tu oublies les œuvres de l’esprit. Tu oublies l’âme immortelle… C’est vrai. Excuse-moi. L’homme n’est pas une bête, lui. Il a le droit. Puisque c’est lui qui le dit. Mais puisqu’il a ce qu’il appelle une âme, machine à déceler, sinon à créer, le beau, le laid, le cruel, l’horrible, pourquoi fait-il comme s’il n’en avait pas ?

Et si on se l’invente, ta barbaque synthétique, si même on arrive à convaincre les gourmets, les bouchers et les éleveurs, si l’on cesse de tuer pour la bouffe, alors, tu sais quoi ? Eh bien, les bœufs, les vaches, les chevaux, les moutons, les cochons, les poulets, les canards, eh bien on cessera simplement de les élever, et il n’y en aura plus, ils auront disparu, espèces éteintes, une croix dessus. Ouais… Ça, c’est pas l’essentiel. L’essentiel, c’est qu’on ne tuerait plus, qu’on ne gaverait plus, qu’on ne torturerait plus. L’essentiel, pour moi. Les bons cons qui déplorent la disparition des baleines au nom de l’espèce ! Esthètes, va ! Collectionneurs ! Petits vieux ! Je déplore l’industrie de la chasse à la baleine au nom du harpon-obus perforant la baleine après une poursuite effroyable, lui explosant dans les viscères, arrachant déchiquetant écrabouillant, je déplore l’angoisse horrible et la souffrance et la mort, je souffre mes viscères éclatés et ma trouille et ma mort, je suis la baleine, comme je suis le veau, le bœuf, le cochon qu’on saigne tout vivant – le boudin, c’est si bon ! –, et vous êtes l’assassin, et vous êtes l’ennemi, et, pardonnez-moi, je vous hais.

Mais si on ne les tue pas, si on les lâche dans la – mets des guillemets, surtout – « nature », dans ce qu’il en reste, ils vont devenir quoi ? Ils vont devenir gibier. Les chasseurs vont se régaler la gâchette ! D’autant que tes grosses bêtes seront, automatiquement, des « nuisibles ». Elles ne vont pas se contenter de brouter sagement les maigres touffes non-appartenant à exploitants payant impôts, non vouées à la nourriture du genre humain, seule espèce sacrée de la Création, c’est son Dieu qui le dit, c’est-à-dire elle-même. Hé oui. Vous êtes bien le fumier suprême. L’ordure absolue. Ce que vous ne tuez pas pour vous nourrir – ou plutôt pour vos petites miteuses voluptés gastronomiques –, vous le massacrez pour le plaisir. Pour faire joujou. En rotant, après bien bouffé bien bu, pour la digestion. Grosses vaches ! (Pardon, les vaches.) Tas de merde qui vous croyez tas de merde pensants, parce qu’un tas de merde d’entre vous autres tas de merde vous l’a dit…

Pourquoi je suis en boule comme ça ? Parce que c’est en ce moment la grande bataille du veau. Du veau français. Du veau français bourré d’hormones et de toutes les saloperies interdites – interdites mon cul : tu sais ce que vaut une interdiction en France, pays de la démerde, du pourboire et de la magouille électorale –, du veau français que les Ritals – non, mais, quels sales cons, ceux-là ! – ne veulent plus donner à leurs enfants dans les petits pots, parce que ces enfants deviendraient des Ritals monstrueux, chose vexante. Voilà. Cette grande querelle du veau ne s’est déclenchée que parce que le veau trafiqué risque de, comme je viens de vous le dire, être nocif pour la petite santé de l’homme et de sa descendance. Alors, ça, c’est pas tolérable, ça. Voilà des années qu’on « élève » les veaux en batterie, qu’on les traite systématiquement en tubes à sécréter de l’escalope, que ces malheureux enfants – je parle des veaux, le veau AUSSI est un enfant – vivent une courte vie d’une horreur à vous dresser les cheveux sur la tête, ET ÇA N’A JAMAIS ÉMU PERSONNE. Pour qu’on s’intéresse au sort des veaux, il faut que cela comporte des conséquences fâcheuses pour la santé des mangeurs de veaux ! Et encore, ceci ne serait rien, le puissant lobby des éleveurs de veaux prétend que ce n’est pas vrai. Mais le vrai scandale, ce qui mobilise les médias et indigne l’opinion, c’est que cela est mauvais pour l’économie française ! Des catégories sociales sont lésées ! Là, oui, ça bouge. Enfoirés !

Je souhaite de tout mon cœur qu’un jour – si possible après ma mort – les multitudes affamées – affamées par nous – des Asies, des Afriques et des Amériques se ruent sur le vieux monde aux décadences subtilement sanglantes, sur le vieux monde aux gastronomies raffinées où la sauce cache le gavoir et l’abattoir, et, la viande de boucherie ayant disparu, parquent les Blancs dans des enceintes implacables, les forcent à se reproduire, leur fauchent l’enfant à la sortie du trou et l’engraissent « en batterie », et l’égorgent proprement – le sang servira pour la sauce – et l’accommodent selon les recettes tant délectables trouvées dans les beaux livres de cuisine illustrés en couleurs. Le bébé d’homme blanc ressemble beaucoup, d’un point de vue culinaire, au bébé bœuf, ou au bébé cochon : fade, sec, demande une sauce relevée.

Ce ne sera d’ailleurs même pas une consolation : les foules exotiques, pour pitoyables qu’elles soient, ne sont pas moins stupides, cruelles, indifférentes, sensuelles, en un mot pas moins cons, que nous. C’est juste un petit plaisir esthète que je me donne, comme ça. Ça ne console pas mais ça soulage.

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