Bonheurs
Je peux, sans voir le temps passer, regarder, éperdu de bonheur, comment s’arrangent les poils sur le visage d’un chien. Je dis bien : visage. Ce tourbillonnement délicat autour des yeux, ces impeccables alignements évoluant en volutes subtiles qui épousent les caprices de l’ossature sous-jacente, et tout cela donnant cet insaisissable et irrésistible prodige : le beau. Pourquoi est-ce beau ? Beau en moi ? Pourquoi l’implacable harmonie du nécessaire produit-elle, de surcroît, cet « en plus », cet épanouissement en mon être contemplatif, qui est le beau, ce beau dont le manque me navrerait ?
Non, je ne vois pas là le doigt d’un dieu, mais je m’émerveille et me réjouis qu’il y ait en moi un quelque chose apte à sentir la beauté, à la créer, donc. Car la beauté n’existe qu’en nous, elle est une façon d’apprécier une harmonie que nous n’estimons telle que par un arbitraire où l’habitude tient le premier rôle… Peu importe le filtre, la notion du beau est en nous, et son besoin. Le monde n’est pas seulement une machine terriblement efficace, il est, pour nous, en nous, beau ou laid, donc source d’allégresse ou de déplaisir
L’œil d’un mouton, l’arrangement de l’écorce sur un tronc, l’immensité de la mer, l’architecture d’un nuage… Comment ne voir dans le mouton que côtelettes grillées, dans l’arbre que bois de chauffage, dans le nuage que prédictions météo ?
J’aime tant les formes « spontanées », « brutes », que je collectionnerais volontiers, si j’avais le tempérament collectionneur (mais collectionner, c’est momifier), cailloux, ferrailles rongées de rouille, bouts de bois roulés par la mer ou sculptés par l’intempérie…
Une pierre meulière, tiens, une de ces meulières dont jadis, on construisait les pavillons de banlieue, que c’est beau ! Tout objet fabriqué, même amoureusement façonné par la main de l’artisan, tout produit de l’art, me touche moins que le matériau brut. Je n’ose y porter l’outil. Quelle statue vaut qu’on attaque le bloc de marbre ? Je suis amoureux du marbre, la statue me l’abîme.