L’habit de lumières

 

La beauté bouleversante de la corrida ! L’« habit de lumières » ! La « minute de vérité » ! Il faut avoir connu ça, qu’ils disent, pour avoir le droit d’en parler. Devant tant de splendeur, tant de grandeur, tant d’émotion, tout le reste devient gris et mesquin, la Mort (majuscule !) revêt toute sa sauvage fascination, etc., etc. Vous avez déjà lu et entendu bien des fois cette musique. Et défilent Montherlant, Hemingway, Garcia Lorca… Oserez-vous discuter ces Maîtres du Beau ?

Mais, bon dieu, rien de plus facile à fabriquer que cette « beauté »-là ! C’est la « beauté » d’une revue du Lido ou des Folies-Bergère ! La « beauté » du cirque. Collez sur un bonhomme un costume rutilant de strass et de paillettes, plantez-moi ce guignol en plein soleil au beau milieu d’un vaste rond de sable blanc, entourez-le d’acolytes à pied et à cheval, tous, hommes et chevaux, dégoulinants de galons, pompons, gourmettes, passementeries et autres fanfreluches aux vives couleurs, dressez-moi tout autour des flopées de draperies armoriées, plantez des oriflammes claquant au vent là où ça fait le plus d’effet, foutez-moi par là-dessus une fanfare de cuivres éclatants, et puis déroulez la pompe bien ordonnée d’un rituel aussi grandiosement fastueux que le sacre d’un roi, vous rendrez « beaux » – si vous aimez ce genre de beauté ! – un concours de mangeurs de boudin, une extraction dentaire, une distribution de coups de pied au cul, une exécution capitale !

Clinquant, pacotille, décor, carton-pâte, émotion préfabriquée, mise en condition du gogo… Théâtre. Mise en scène. Les manipulateurs de foules savent faire vibrer le beauf, il n’y faut que quelques trucs, très simples, toujours les mêmes. Les curés et les militaires, ces spécialistes de l’enthousiasme sur commande, ont eu des siècles pour perfectionner la méthode. L’épisode nazi fut un gigantesque opéra, un viol des masses permanent, du sublime à la tonne, du grandiose survolté. Il faut revoir les images des congrès de Nuremberg, les haies de projecteurs braqués à la verticale illuminant les nuages, les immenses bannières rouges à croix gammée tombant droit jusqu’à terre et bouillonnant en plis lourds sur le sol, les parades nocturnes, les torches, les chants… Ah, il leur en a donné, l’Adolf, de l’apothéose !

Jusqu’aux banderilles, ces horribles instruments de torture, qu’on orne de rubans de couleur et de je ne sais quelles cochonneries frisottées (tradition !) dignes d’un mirliton, dissimulant l’engin sadique sous l’accessoire de cotillon… Le jeune futur matador aux fesses bien moulées dans sa culotte à la con (tradition !) qui se dresse gracieusement sur la pointe des pieds pour enfoncer rituellement ses deux javelots enguirlandés dans la nuque offerte, et puis fait un non moins gracieux saut de côté pour éviter les cornes du « fauve », oh que je le hais !… Mais il risque sa peau, Monsieur !… Et alors ? Qu’en ai-je à foutre ? Le couvreur aussi risque sa peau, et tous les jours, mais il n’a pas de fanfare, lui, ni d’« habit de lumières », lui, ni de « Ole ! », et il n’assassine ni ne torture personne, lui… Et le taureau, rendu fou par la souffrance, ne comprenant rien à ce qui lui arrive, à ces douze centimètres d’acier affûté en forme d’hameçon soudain enfoncés dans sa chair, court et rue, et les banderilles, du coup – Oh, que c’est donc ingénieusement calculé ! Oh, raffinement dans la dégueulasserie ! – oscillent et s’agitent avec violence, et déchirent les muscles, et cisaillent les nerfs, à la grande joie du public qui voit joliment virevolter dans les airs les pimpants oripeaux aux riantes couleurs… Et le sang, le sang qui gicle et qui arrose « en pluie vermeille », comme chante le poète en s’accompagnant sur la lyre sonore. Ah, le sang, le sang ! Extase des extases, frisson suprême, qui fait sur les gradins de bois mouiller les culottes des mémères et ban-douiller les impuissants.

On leur ferait applaudir l’égorgement de leurs propres enfants, à ces sales cons, pour peu que le spectacle en vaille la peine… Et si, en même temps, une fanfare leur jouait « Carmen », bien sûr. « Carmen », minable musiquette de bastringue bricolée sur une anecdote d’un sordide fait divers, « opéra le plus joué dans le monde » – pardi, c’est le plus con ! –, « Carmen », que de mal tu auras fait, triste pute, en réinjectant dans les crânes épais qui n’y pensaient plus la fascination morbide de la corrida !

Car la corrida est en train de conquérir la France. D’abord sournoisement, puis de plus en plus arrogamment, elle s’impose, la saloperie, en même temps que pas mal d’autres imbécillités toutefois moins féroces fatalement liées au développement explosif du tourisme de masse. Réintroduite chez nous (elle avait pratiquement disparu) par le caprice de la très bornée, très bigote, très cucul-la-praline et très espagnole dame Eugénie de Montijo, épouse négligée – bien fait ! – du piteux Napoléon III, le célèbre empereur de carton-pâte, la corrida n’est actuellement autorisée, en principe, que « dans les municipalités où une tradition ininterrompue, gningningnin… » Elle s’en contenta longtemps et semblait devoir crever tout doucettement de sa belle mort, comme bien d’autres amusements folkloriques locaux. Mais voilà que surgissent les loisirs de masse. Des astucieux se sont avisés que, parmi les moyens propres à réveiller l’intérêt du congé payé tout venant qui s’emmerde si on ne le gave pas de distractions excitantes, payantes et pas fatigantes pour le corps ni pour les méninges, les sanglants jeux de l’arène, déjà bien propulsés par toute cette littérature « sang et lumière » qui les auréole d’un prétexte culturel, pouvaient devenir d’un rapport aussi juteux qu’en Espagne. La corrida, bien « médiatisée » – pour ça, si tu as le fric ou l’espérance du fric, aucun problème –, pouvais devenir une puissante pompe à drainer le fric de la poche du connard en bermuda à fleurs et aussi – et surtout ! – celui du « sponsor » et du publicitaire, car elle a lieu dans une arène, grand machin rond avec une balustrade tout autour, vous voyez ce que je veux dire. Suffisait que la télévision acceptât de jouer le jeu. Elle accepta, la salope.

Et je ne parle pas des paris, encore artisanaux et semi-clandestins. À quand le toro-loto ?

Coups de sang
titlepage.xhtml
CoupsDeSang_split_000.htm
CoupsDeSang_split_001.htm
CoupsDeSang_split_002.htm
CoupsDeSang_split_003.htm
CoupsDeSang_split_004.htm
CoupsDeSang_split_005.htm
CoupsDeSang_split_006.htm
CoupsDeSang_split_007.htm
CoupsDeSang_split_008.htm
CoupsDeSang_split_009.htm
CoupsDeSang_split_010.htm
CoupsDeSang_split_011.htm
CoupsDeSang_split_012.htm
CoupsDeSang_split_013.htm
CoupsDeSang_split_014.htm
CoupsDeSang_split_015.htm
CoupsDeSang_split_016.htm
CoupsDeSang_split_017.htm
CoupsDeSang_split_018.htm
CoupsDeSang_split_019.htm
CoupsDeSang_split_020.htm
CoupsDeSang_split_021.htm
CoupsDeSang_split_022.htm
CoupsDeSang_split_023.htm
CoupsDeSang_split_024.htm
CoupsDeSang_split_025.htm
CoupsDeSang_split_026.htm
CoupsDeSang_split_027.htm
CoupsDeSang_split_028.htm
CoupsDeSang_split_029.htm
CoupsDeSang_split_030.htm
CoupsDeSang_split_031.htm
CoupsDeSang_split_032.htm
CoupsDeSang_split_033.htm
CoupsDeSang_split_034.htm
CoupsDeSang_split_035.htm
CoupsDeSang_split_036.htm
CoupsDeSang_split_037.htm
CoupsDeSang_split_038.htm
CoupsDeSang_split_039.htm
CoupsDeSang_split_040.htm
CoupsDeSang_split_041.htm
CoupsDeSang_split_042.htm
CoupsDeSang_split_043.htm
CoupsDeSang_split_044.htm
CoupsDeSang_split_045.htm
CoupsDeSang_split_046.htm
CoupsDeSang_split_047.htm
CoupsDeSang_split_048.htm
CoupsDeSang_split_049.htm
CoupsDeSang_split_050.htm
CoupsDeSang_split_051.htm
CoupsDeSang_split_052.htm
CoupsDeSang_split_053.htm
CoupsDeSang_split_054.htm
CoupsDeSang_split_055.htm
CoupsDeSang_split_056.htm
CoupsDeSang_split_057.htm
CoupsDeSang_split_058.htm
CoupsDeSang_split_059.htm
CoupsDeSang_split_060.htm
CoupsDeSang_split_061.htm
CoupsDeSang_split_062.htm
CoupsDeSang_split_063.htm
CoupsDeSang_split_064.htm
CoupsDeSang_split_065.htm
CoupsDeSang_split_066.htm
CoupsDeSang_split_067.htm
CoupsDeSang_split_068.htm
CoupsDeSang_split_069.htm
CoupsDeSang_split_070.htm
CoupsDeSang_split_071.htm
CoupsDeSang_split_072.htm
CoupsDeSang_split_073.htm
CoupsDeSang_split_074.htm